Le changement de vie ne se résume pas au changement le décor. Même si on ne pleure pas tous les jours, ce grand chambardement bouscule, insécurise. Plusieurs de mes vieux amis sont morts. Ceux qui restent sortent peu. on se téléphone régulièrement, mais ça ne suffit pas pour combler le vide dû à l'absence. Ça ne suffit surtout pas à satisfaire mon désir d'entrer en relation avec mes semblables.
Dans cet imposant immeuble qu'est le Chambertin, je ne réussis que très lentement à tisser des liens. Je vois les résidents dans l'ascenseur; on se parle peu, on se regarde à peine. L'été vient, les gens changent de toilette, je n'arrive même plus à les reconnaître. «Ça suffit! me dis-je un jour, je dois prendre les choses en main.» Dans le hall l'entrée, je pose une annonce rédigée en ces termes: Dame aimerait rencontrer personne pour causer tranquillement tout en marchant.» Aucune réponse.
Puis, je rencontre la femme du propriétaire qui m'invite chez elle. On dit le chapelet ensemble. On goûte au sucre à la creme et on prend un bon café. Ma nouvelle amie et moi nous rejoignons tous les soirs jusqu'à ce que la naladie oblige mon accueillante voisine à partir du Chambertin.
Déterminée, je me rends alors chez les Ultramontais, un groupe d'aînés d'Outremont. J'apprends avec étonnement et plaisir que plusieurs membres viennent de Ste-Martine ou de St-Isidore, villes natales de mes parents Mallette et Beaulieu. Voilà qui facilite mon insertion dans leur cercle!
Avec une certaine appréhension, je m'inscris au Scrabble et au Club d'écriture où je rencontre des compagnes charmantes. Tout de suite, je remarque monsieur et madame McComber, les propriétaires de la maison de fourrures que tous les gens de ce siècle ont fréquentée. Ils sont l'âme du groupe et s'y consacrent avec beaucoup d'énergie. J'admire leur dévouement et leur souci de faire plaisir à chacun. Je me joins à certains voyages qu'ils organisent d'une façon magistrale et je tire grand plaisir à circuler encore dans la Belle Province.
Les conferences prévues par les Ultramontais m'attirent toujours. Je délaisse le bridge où il faut se concentrer uniquement sur son jeu de cartes... Encore aujourd'hui, là n'est pas mon intérêt...
Le contact humain m'importe plus que jamais. Je me rapproche de ma famille élargie et prends des nouvelles des enfants de mes frères et soeurs. Chaque été, entre 1985 et 1996, je rejoins aussi mon aînée Micheline toujours à Québec.
Avec ma soeur Gilberte, je pars en autobus ou en train. Micheline et son compagnon Guy Saucier nous accueillent et nous promenent à tous les endroits dont nous avons gardé un souvenir heureux : Pointe-aux-Persils, La Malbaie, Les Éboulements, Baie St-Paul.
À 86 ans, après avoir évité de justesse un grave accident d'auto, je choisis de ne pas renouveler mon permis de conduire. II faut dire ici que je n'ai que 76 ans sur ce permis: mon avocat de mari a légèrement falsifié ma date de naissance pour avoir une compagne plus jeune que lui et... la correction n'a jamais été faite. Je ne regretterai pas cette décision (enfin pas trop!): la vitesse et le nombre des automobilistes commencent à m'inquiéter sérieusement. La Oldsmobile est vendue à Pierre.
J'utilise maintenant l'autobus, avec plaisir d'ailleurs: je peux voir le paysage! Le taxi? Non! Je ne m'habitue pas au prix exigé pour le service rendu. Une nièce, Michèle, vient me chercher en voiture pour le marché hebdamadaire. Obligeante et serviable, Michèle me choisit aussi de bons livres à la bibliothèque d'Outremant où elle travaille.
L'année 1992 voit la lutte acharnée de mon petit-fils Daniel contre le cancer. Il perdra la guerre juste avant Pâques 1993, à 28 ans.
Extrait de mon journal: «Je n'oublierai jamais ses yeux clairs, son travail minutieux, ses élans verbaux et sa passion pour les choses anciennes. Il est souvent venu me voir mais jamais il ne m'a laissé voir son inquiétude pendant les trois années de sursis que lui a laissées sa maladie.
Au téléphone, le 10 mars, il m'a annoncé lui-même son entrée définitive à l'hôpital St-Luc et sa fin très prochaine, malgré le remède expérimental qu'il avait accepté de prendre. II avait cru être sauvé... Quand il a compris que non, "peut-être a-t-il donné sa vie pour que d'autres après lui souffrent moins et même un jour guérissent", comme le dit la prière qu'il m'a laissée.
Au salon funéraire, je me rappelle le témoignage d'affection que ses amis m'ont apporté: "C'est toi la grand-mère dont Daniel nous parlait si souvent?" C'était bien moi, mais lui n'y était plus. Il parlait de moi à des copains de 25-30 ans. Est-ce croyable? Ça m'a fait tellement chaud au coeur.»