Extrait de mon journal: «Octobre 1993: J'ai 90 ans!!! On me fête chez mon fils Pierre et sa femme Louise, traiteur de la Bécasse. Mes enfants, mes petits-enfants, Gilberte et Michèle sont tous présents. Qu'ils sont beaux et jeunes! me semble-t-il. C'est pour moi, ce magnifique spectacle? J'en ai les larmes aux yeux. Et les cadeaux! Une enveloppe où chacun m'invite à des rencontres personnalisées qui vont s'échelonner sur toute mon année anniversaire: quelle trouvaille! Des sorties prévues pour un an d'avance!»
J'aime bien connaître les projets des uns et des autres. J'aime planifier ma journée, ma semaine... Serait-ce que je ne veux rien manquer? Non! Plutôt, je n'aime pas les surprises... Comme je suis plus lente dans mes mouvements, je préfère avoir plus de temps à moi pour paraître à mon mieux, être prévenue aussi pour empêcher mes réactions verbales un peu trop vives, que je regrette ensuite. En ce domaine, je n'ai rien perdu de ma promptitude! Alors, beaucoup d'invitations, bien situées sur mon calendrier, c'est vraiment ma chance!
Une nouvelle fête se prépare pour le début de décembre: Nicole donne une soirée costumée «à l'ancienne» chez elle! Telle mère, telle fille! Je ne manquerais pas ça pour tout l'or au monde: j'y arrive en jupe longue et étroite, chapeau en hermine à osprey (aigrette de plumes) et cheveux bouffants.
Quel plaisir nous avons tous à nous reconnaître! Et quels souvenirs aussi pour moi: l'«autrefois», ça aurait pu être mon bal de débutante en 1925...
Je suis arrière-grand-mère! Quatre petits enfants nouveaux sont nés: Éric, fils de Jacques Farmer et Patricia; Noémie et Cynthia, jumelles de Philippe Casgrain et Chantale; Alexandre, fils de Chantal Casgrain et Pierre. Suis-je plus vieille pour autant? Non, je ne me sens pas vieillie par la présence de ce petit monde bruyant. Plutôt, je trouve qu'ils prennent la place que j'occupais jusqu'à maintenant, que je ne suis pas préparée à céder d'ailleurs. Ces innocents ont tardé à venir et, première rendue, je me suis installée au centre des familles en «la place de reine» comme me le dit au téléphone ma fille Micheline. Alors, je proteste parfois...
En dépit de mon âge, je connais encore des expériences inattendues : je participe à une emission, Radio Ville-Marie, passé et mon présent. Et Colette, ma petite-fille, enregistre l'émission et m'offre la cassette. Pas mal! J'y parle du Train canadien qui relie symboliquement Québec à Paris en 1923: on envoie en France nos jeunes gens brillants (Jean Désy, Gérard Parizeau, Jean Lesage, les docteurs Legrand, Jean Bruchési et d'autres) pour faire connaître le Québec et ses richesses intellectuelles et matérielles, comme le sirop d'érable, l'électricité et la fourrure. Jeune femme, j'ai croisé ces personnes là-bas et... ici par la suite, dans mon cercle de relations.
À Noël 1995, une surprise m'attend. On m'a prise au mot! J'ai tant parlé des souvenirs qui jalonnent ma longue vie que Nicole et Raymond m'offrent une aide pour écrire mes mémoires et en faire une édition vivante. Avec l'enthousiasme que l'on me connaît et sans trop savoir dans quelle galère je m'embarque, j'accepte! Hélas! une chute dans mon appartement entraîne la fêlure de mon épaule droite. Incapable pendant plusieurs semaines de me débrouiller seule, je reçois l'assistance précieuse de mes voisines. Bientôt, j'espère, je surmonterai mon handicap et j'en finirai avec mon cadeau empoisonné!
Dans les moments importants de ma vie, je me tourne vers la religion. Jadis avec mon époux, je partageais la prière du soir et les retraites paroissiales annuelles. Aujourd'hui, je fréquente l'église St-Viateur, et je reste fidèle au calendrier liturgique d'autrefois.
Mais d'abord et surtout, je prie pour mes amis, mes enfants, mes petits-enfants aux prises à leur tour avec la vie. Il est une prière que j'adresse depuis des années au Tout-Puissant et qui résume les valeurs sur lesquelles j'ai fondé mes actions:
J'ai été choyée par la vie. Mes parents étaient à l'aise, mon milieu social était au centre de l'activité civile et intellectuelle. J'ai eu la chance de voyager, de comparer. Je suis passée sans égratignure par-dessus deux guerres. J'ai rencontre un époux exigeant, qui m'a permis de grandir. Lui aussi trouvait souvent que les choses n'étaient pas assez bien faites: il le disait et voulait les corriger. Nous étions prompts et déterminés tous les deux, mais nous avions à coeur de mener notre barque à bon port ensemble. Nous l'avons fait. Jean a reconnu ma force quand lui s'affaiblissait et il m'a remerciée de ne pas l'avoir utilisée trop souvent contre lui.
Mes enfants et mes petits-enfants font leur chemin dans un monde plus difficile et moins bien encadré que le mien. Je prie pour qu'ils s'en tirent, pas comme moi bien sûr, mais à leur façon et pour leur satisfaction et le bonheur de leurs proches. Leur réussite dépend un peu de moi, de mon passage avant eux.
Je visais peut-être la première place et ses honneurs - mais j'étais prête à travailler dur pour les obtenir. Aujourd'hui, je comprends les choses différemment: si je fais bien mon bout de chemin (pas nécessairement à la perfection), les autres autour de moi seront plus à l'aise, plus heureux. Mon souci de perfection ne m'empêchera plus de voir le bon travail de mon voisin et de l'en féliciter...
Je suis contente de ma vie. Je crois sincèrement que si je reste si longtemps parmi vous tous, c'est que vous m'entourez de votre affection et je vous le rends bien. Car «nul n'est une île».