En 1935, avant la guerre, Jean quitte la Commission scolaire, ses heures irrégulières et ses tensions internes continuelles pour le secrétariat du Trust Général du Canada, dans l'espoir de pouvoir enfin pratiquer le droit. Or, au Trust, il pratique surtout la finance...
Deux évènements attirent sur lui l'attention du Barreau : À l'Université de Montréal, il devient professeur titulaire de la Chaire de droit aérien, cours qu'il a lui-même structuré. II obtient aussi le titre de C.R., Conseiller en droit du Roy.
En 1945, mon père, devenu l'homme de confiance du Premier ministre Maurice Duplessis, l'invite à se joindre aux avocats de sa nouvelle firme en pleine ascension : Beaulieu, Gouin, Bourdon et Beaulieu, dans l'édifice Aldred de la Place d'Armes. Enfin! Et il accepte!
En 1947, mon père est appelé à défendre à Londres, la cause des Papeteries Rolland. Comme sa santé est moins bonne, il offre à son gendre de le remplacer. Quelle chance! L'anglais de Jean est impeccable et les subtilités légales des procédures de dernière instance sont revues minutieusement. Jean part confiant.
Nous nous écrivons tous les jours... Mais si Jean maîtrise la langue, il réussit beaucoup moins bien dans l'art de la calligraphie. Son écriture représente un obstacle de taille à la compréhension de ses messages de réconfort!
La plaidoirie sera couronnée de succès et on complimente même Jean sur son excellente formation juridique!
Comme mon frère, Paul Beaulieu, est alors ambassadeur du Canada à Paris, il invite Jean à traverser la Manche et lui réserve un accueil chaleureux parmi ses compatriotes en poste en France.
À Montréal, dans la maison de Westmount, je décide de souligner dignement l'évènement : après tout, ce n'est pas souvent qu'un avocat du Québec, francophone de surcroît, gagne à Londres une cause de cette importance! Je convie à une fête mémorable des invités de marque - dont le juge Létourneau, Me Perreault, Léon Mercier-Gouin - des amis et des professeurs d'université qui viennent féliciter le héros du jour.
En déménageant dans la nouvelle grande maison, Jean, en accord avec moi, offre à sa mère veuve de venir habiter avec la famille. Pendant presque huit ans, elle aura un appartement comprenant salon, chambre et salle de bains sous notre toit et partagera nos repas.
En échange, grand-maman s'occupera des enfants en l'absence de leurs parents. Sauf que... je me sens souvent reléguée au second plan, car madame Casgrain, plutôt extravertie, a toujours quelque chose à raconter. Elle donne trop volontiers son opinion en éducation et puis, elle a un certain parti-pris pour son fils Jean. Mais quelles attentions délicates elle accorde à son petit-fils Bernard, le benjamin!
Toujours désireuse d'entrer en contact avec les gens qui m'entourent, j'explore le voisinage. Le milieu est anglophone, les gens charmants, polis mais réservés. Chacun reste sur son quant-à-soi. Je n'attribue pas cette attitude à un préjugé défavorable à l'égard des francophones mais plutôt à l'importance que les «Anglais» accordent à la vie en famille qui retient toute leur attention. Il ne reste de place que pour la courtoisie élémentaire entre voisins.
Je réussis à percer la réserve de certains, lors des visites à domicile que j'effectue pour la Fédération des oeuvres de charité canadiennes-françaises. Mais je dois y mettre les formes: je téléphone d'abord pour prendre rendez-vous avec la maîtresse de maison. Au jour et à l'heure fixés,je suis reçue très aimablement et je repars avec une contribution généreuse versée par une personne que je ne reverrai qu'un an plus tard.
Comme parents d'enfants qui fréquentent les écoles publiques St-Paul et St-Léon, tenues par des religieux, Jean et moi nous faisons de nouvelles relations dont certaines deviennent des amis, comme les Papachristidis, les Leduc, les Rinfret et les Loranger.
Voila pourquoi les fêtes familiales et les premières communions alternent avec les réceptions plus formelles. Il est vrai que maintenant l'aide à la maison est plus facile à obtenir: l'immigration de l'après-guerre amène beaucoup de jeunes femmes à faire du service domestique pour obtenir plus rapidement leur carte de citoyenneté. Je fais même passer une entrevue à une baronne polonaise. Quelle tristesse!
II reste que ces années très actives me demandent beaucoup d'organisation. En tant que maîtresse de maison, j'élabore et conserve dans un cahier spécial les beaux menus des réceptions réussies. Je fais le repassage des grandes nappes brodées à même la table de ping-pong, pour obtenir un bel ouvrage. Je couds rideaux et tentures pour toutes les fenêtres de la maison et suis les encans de tapis orientaux qui me fascinent.
Je donne de ces grandes réunions où cocktails et petits fours permettent aux invités de circuler; des parties d'huîtres plus intimes où règne la bonne humeur; des soupers à grand déploiement où tout mouvement est réglé d'avance. Je fonde aussi, avec Jean, un petit club d'amateurs de danses carrées canadiennes. Les couples se réunissent au sous-sol et nous engageons même un professeur pour nous initier. Par la suite, c'est Jean qui se débrouille pour comprendre et enseigner les figures!!! lui qui n'a jamais eu le sens du rythme!
Je ne me demande pas comment et pourquoi j'entreprends tous ces travaux d'Hercule: une corde sensible, celle de la vie mondaine, vibre en moi, comme jadis. D'ailleurs, nos amis d'en face, Phryxos Papachristidis, armateur grec et son épouse Mariette nous retournent la politesse par leurs invitations fastueuses chez eux ou sur leur bateau.
Sur une note plus sérieuse, je participe aussi à des activités qui nourrissent l'esprit. Je fréquente d'abord la Société d'études et de conférences qui réunit ses membres une fois par mois au Ritz ou au Windsor, pour entendre un conférencier européen ou canadien-français.
Un jour, au sortir d'une conférence dont j'avais admiré la
qualité de la présentation, je vais trouver le conférencier,
Marcel Brisebois, un ecclésiastique fort sérieux et lui
déclare, ravie:
- «On dort tellement bien quand on vous a entendu!»
On imagine sans peine le regard interdit dont le pauvre
homme m'a gratifiée. Ce que voyant, je m'empresse
d'ajouter:
- «Je suis désolée, ce n'est pas du tout ce que je voulais
exprimer. Je veux dire qu'il y a une espèce de paix qui
s'installe en nous après vous avoir écouté.»
Nous avons finalement bien ri de ma maladresse. Je constate que lorsqu'on ne prend pas le temps de réfléchir avant de parler, nos paroles peuvent trahir notre pensée.
À la Société d'études se greffent des groupes informels constitués de dames qui désirent approfondir des sujets d'ordre culturel. Quand j'arrive à Westmount, un de ces groupes est justement en voie de formation et je m'empresse de m'y joindre. Le Cercle Roche rassemble dix ou douze personnes, dont mesdames Loranger, Hébert, O'Leary et Roche avec qui j'entretiendrai des relations amicales tout au long de ma vie.
On se rencontre tous les mois chez une des membres du groupe. Chacune choisit un ouvrage sur lequel elle prépare un commentaire qu'elle présente aux autres membres. Tous les auteurs et tous les genres littéraires sont permis. On en discute ensuite ensemble. Puis, le thé est servi pendant lequel l'hôtesse fait montre d'un autre talent émérite qu'on encourage aussi!
En 1944, Mme Casgrain nous suggère de nous lancer dans l'immobilier, comme elle. Voila une autre façon d'apprendre, de rencontrer des gens! Nous achetons donc notre premier immeuble, à Verdun : trois étages, six logements. Bien entendu, on est encore à l'époque où une femme mariée ne peut signer elle-même un bail avec un locataire. Jean s'occupe donc de ces détails et me laisse le travail sur le terrain.
Dans les années 1940, les gens des milieux modestes n'ont généralement pas de compte en banque. Tous les mois, Mme la propriétaire doit aller recueillir en argent comptant le montant des loyers : 20 $ pour un appartement de 4 1/2 pièces !
Aucune loi ne régit encore formellement les relations locataires-propriétaires. Je dois discuter, écouter les doléances, conclure des ententes. C'est un contact que j'aime beaucoup.
Avec l'un des locataires, c'est souvent le même scénario:
- «Ben madame Casgrain, j'ai encore trouve des souris en
bas.»
Je ne me laisse pas démonter:
- «Mais mon bon monsieur, vous n'avez pas mis de
trappes? J'en ai acheté, vous devez vous en servir.»
Et la réponse vient, invariable:
- «J'les ai installées. Les souris ne doivent pas aimer la
sorte de fromage que je leur mets.»
On achète ensuite une plus grosse propriété sur l'avenue des Pins et je continue mon travail d'administrateur. J'ai pour locataires des gens spéciaux : Raymond Beaugrand-Champagne, qui deviendra réalisateur à Radio-Canada; Éloi de Grandmont, romancier; Juliette de Lavoye, peintre et miniaturiste; Denyse Pelletier, comédienne et Goodridge Roberts, peintre.
Les artistes, surtout en début de carrière, ont peu de considération pour les questions bassement matérielles. Pour payer quelques mois de loyer en souffrance, je me vois offrir une toile signée Roberts ainsi que deux miniatures et un portrait au fusain de Juliette de Lavoye. Souvent aussi, j'ai un choc en découvrant l'audacieuse décoration intérieure de mes locataires!
Quand en 1964, nous vendons l'ancienne belle maison de l'avenue des Pins transformée en immeuble à revenus, Jean y a encore une fois apporté sa marque personnelle: des cinq logements initiaux, son ingéniosité en a fait dix, pleins de charme et de détails inédits!
Notre troisième et dernier immeuble, acheté après le décès de mes parents, est de taille: quarante logements, rue Coronet, au pied de l'Oratoire St-Joseph. Si les locataires sont encore sympathiques, les concierges par contre sont revendicateurs et de mauvaise foi. Les problèmes se multiplient, la Régie des loyers s'en mêle, Pierre et Bernard doivent intervenir. Jean s'impatiente et se fatigue plus vite: il a déjà subi un pontage coronarien. On finit par vendre en 1978. Le vent a changé: les contacts cordiaux sont coupés entre locataires et propriétaires. On ne peut plus se parler posément et contourner les difficultés ensemble. Dommage!
Célébrer le 50e anniversaire de la Fondation de la bourse Rhodes exige qu'on fasse les choses en grand. Les anciens boursiers, dispersés dans toutes les parties du monde anglo-saxon, sont invités à Oxford pour les festivités. Jean hésite à quitter les enfants, mais il cède sous la pression de Louis Fortier, son ami et compagnon d'études, ancien boursier lui aussi.
En débarquant à Londres à l'été 1953, c'est la surprise. Je me souviens d'une ville grise, terne, aux édifices couverts de suie. Maintenant Londres est neuve, éclatante et d'une blancheur qui fait ressortir les enjolivements des façades, les sculptures des corniches.
La capitale ne s'est pas parée ainsi pour les boursiers, bien entendu, mais pour la cérémonie du couronnement d'Élisabeth II, reine de Grande-Bretagne, d'Écosse et d'Irlande du Nord.
Mais ce faste ne peut faire oublier la pauvreté de la nourriture, le pain gris et la vie chère. Hors du parcours du défilé, les déchets encombrent les trottoirs, les «pubs» sont remplis de femmes et d'hommes sirotant leur bière pendant que les enfants jouent dans la rue. On est bien loin du quartier de l'Abbaye de Westminster que j'avais surtout fréquenté en 1923.
Le train et l'autobus nous conduisent, ainsi que nos amis Fortier, à nos quartiers à Oxford. À Trinity College, je ne partage pas la chambre de Jean. J'hérite plutôt d'une chambre d'étudiant, meublée d'un dur et étroit lit de fer. Quant à Jean, il est logé en célibataire dans le bâtiment voisin, dans la chambre même qu'il occupait en 1929. À son grand étonnement, tout, dans les moindres détails, est reste comme à son départ. Et, chose presque inconcevable mais combien touchante, il retrouve aussi son «scout», son domestique. Le vieil homme, maintenant âgé de 80 ans et perclus de rhumatismes, se dit très heureux de reprendre son service en pareilles clrconstances.
Sous deux immenses tentes, dressées sur la pelouse, se rassemblent les voyageurs: 400 boursiers et 274 épouses ont répondu à l'invitation.
Le lendemain, je déjeune avec Madame Walker, d'Australie et Madame Hollet, des Bermudes. Ces dames sont profondement émues de se retrouver dans la mère-patrie après tant d'années: elles éprouvent envers l'Angleterre les sentiments de dépendance, de respect et d'admiration de la fille envers son père. Cette affirmation me laisse songeuse. La mère-patrie... Pour nous, Canadiens-Français abandonnés par la France et cédés par elle à l'Angleterre, quelle est donc la mère-patrie?
Pour célébrer la messe commémorative, on se rend à Christ Church à pied: impossible de trouver cette rare commodité qu'est un taxi. C'est un boursier venu d'Ontario qui préside le service. Le reste de la journée est consacré à explorer à fond les environs, en quête de souvenirs anciens.
Plus tard, un déjeuner est organisé à Trinity College. À cette occasion, le «scout» de Jean m'invite à aller admirer l'argenterie des grands jours. Rien de plus touchant que de le voir sortir les pièces du XIIIe siècle de leur armoire: des objets ayant appartenu pour la plupart aux églises catholiques. Et lentement, presque tendrement, il se met à les polir avec la paume de sa main. « Jamais avec un chiffon, déclare-t-il, même le plus soyeux. Et voyez, aucune égratignure!» Tous ces soins attentifs sont prodigués par une paume géante qui fait au moins quatre fois la mienne. Le visage du vieillard est illuminé. De ces tâches simples accomplies avec amour, il tire une fierté qui fait de lui le plus heureux des hommes. Mais quels originaux, ces Anglais, tout de même!
Puis on marche d'un collège à l'autre, on visite la ville universitaire: du paysage anglais avec sa verdure abondante et ses vieilles pierres se dégage une impression de stabilité qui procure un réconfort autant physique que moral. Serait-ce la source de la cordialité et de la discrétion britanniques?
Au dîner du jubilé, les 900 personnes présentes (boursiers, épouses, invités d'honneur) ne forment plus qu'une grande famille: les organisateurs ont atteint leur but! Le repas froid se passe dans une gaieté de bon aloi et chacun se sent dans les meilleures dispositions à l'égard de Cecil Rhodes et de sa Fondation.
Du discours officiel, je retiens deux éléments: aucune université ne peut ni ne doit essayer de manufacturer des chefs, de quelque ordre que ce soit; le don princier de trois années d'études gratuites fait à des jeunes gens choisis pour leur caractère et la qualité de leur intelligence, doit leur permettre de devenir des maîtres de la pensée, des défenseurs de la civilisation.
Le conférencier ajoute que les boursiers, futurs dirigeants, sont les bienvenus, pourvu qu'aucun ne décide de prendre le volant le jour de son arrivée a Oxford: la conduite automobile en Angleterre ayant les particularités que l'on sait. Je goûte énormement ce trait d'humour bien britannique.
Pour Jean, ce voyage que nous avons partagé avec nos amis est à marquer d'une pierre blanche: il s'en souviendra toujours. Il est enchanté d'entendre parler des valeurs immuables qui ont formé son esprit et de retrouver inchangés les lieux de ses exploits sportifs autant qu'intellectuels.
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