Au début des années 1950 souffle sur la société québécoise un grand vent de changement. Les enfants, influencés par les nouvelles moeurs, se conduisent de manière plus libre et plus insouciante que nous ne nous y attendions. Jean et moi avons des idées bien arrêtées sur l'éducation, idées transmises depuis des générations: l'obéissance aux aînés, la discipline, les habitudes d'économie et le respect de son prochain.
À l'occasion de notre voyage en Angleterre, Micheline, qui a maintenant 19 ans peut garder ses frères et soeur. Pas besoin de la gardienne adulte habituelle. La jeune fille est responsable et la vie à l'île Bizard n'est pas si compliquée à organiser.
À notre retour, elle nous raconte : «Ça s'est passé très bien merci. C'était toujours moi qui préparais le dîner. J'appelais les autres et ils ne venaient pas. Alors, je mangeais et quand j'avais fini mon repas, je lavais ma vaisselle et je leur écrivais un mot: "Vous pouvez vous servir, c'est prêt." Et puis je m'en allais.»
Quelle liberté! Nous sommes sous le choc, nous n'en revenons pas. Les enfant ont pour ainsi dire pris la clé des champs et leur comportement ne sera plus jamais le même. Mais leur père n'accepte pas le changement et il fait bien sentir sa désapprobation.
Micheline décide, après avoir obtenu son diplôme de Mariannopolis, de s'éloigner de l'autorité parentale. À vingt-deux ans, elle quitte la maison pour étudier la puériculture à Quebec où ce cours, nouveau, se donne en deux ans. Cela causera tout un drame; un départ de ce genre en 1956 n'est alors pas chose courante.
Je suis bouleversée, désemparée même. Tous ces changements marquent la dislocation de la famille unie dont j'avais toujours rêvé. C'en est trop. Je décide d'aller en retraite fermée à St-Benoît-du-Lac.
Afin d'obtenir les conseils d'un guide spirituel, je me vois obligée de faire part de mes inquiétudes par écrit. La réponse ne tarde pas à venir. Il est fini le temps où les parents contrôlaient tous les aspects de la vie des enfants. Ceux-ci doivent avoir un peu de liberté; autrement ils pourraient bien briser tout lien avec leur famille. Mieux vaut oublier le modèle autoritaire et passer au dialogue. Mais cette nouvelle attitude nécessite beaucoup de maîtrise de soi...
Je retiens aussi que, contrairement à ce que j'ai toujours pensé, les enfants ne sont pas là pour les parents; ce sont plutôt les parents qui doivent être là pour les enfants.
Malgré certains conflits, l'éducation des enfants n'est pas un échec. Les filles sont détentrices d'un baccalauréat. Micheline aura bientôt la charge d'un jardin d'enfants à Québec où elle s'est installée définitivement. Nicole devient enseignante chez les Dames du Sacré-Coeur. Elle quittera le foyer à vingt-trois pour se marier.
Pierre a hérité du tempérament de son père: perfectionniste, sûr de lui, mais prudent. Après ses études d'ingénieur, il rencontre en Europe, Louise Pigeon, une jeune Québécoise qui pratique son métier d'infirmière à l'hôpital Ste-Justine de Montréal. Quand il nous la présente, je m'écrie : «Enfin, une grande fille pour mon fils!» Ils se marient en 1968 et deviennent parents de trois garsçons délurés qui n'ont pas la langue dans leur poche.
Bernard deviendra avocat. Âme généreuse, il est toujours prêt à aider les autres. Il épouse Mireille Lacroix en 1962. Elle est une secrétaire compétente et une maîtresse de maison accomplie. Ils auront deux filles.
Mais tout d'abord, les préparatifs du mariage de Nicole monopolisent l'énergie générale. Son fiancé, Raymond Farmer, termine ses études de médecine à l'Université de Montréal. IIs se connaissent depuis deux ans. Au milieu de la jeunesse qui fréquente les «sauteries» familiales et universitaires, Nicole a découvert l'amour solide de Raymond; c'est avec lui qu'elle s'engage dans la voie du mariage en septembre 1958, Donc, voyage à Burlington pour le trousseau, cartes d'invitation, listes de cadeaux aux magasins, essayages, courses en tous genres: maman Jeanne s'inquiète et s'énerve.
Arrive le grand jour: je revois ma Nicole, toute prête, qui arpente sa chambre en égrenant son chapelet, jusqu'au moment de partir pour l'église St-Léon de Westmount, au bras de son père.
La réception a lieu à la maison, parée de ses atours de fête, Les invités défilent devant la table d'honneur pour offrir leurs voeux. Quelle émotion! Comme ils semblent confiants l'un dans l'autre! C'est le second départ.
En juillet, l'année suivante naîtra Jacques, notre premier petit-fils, dont l'aïeul Louis-Émery Beaulieu sera le parrain, pour bien peu de temps hélas!