Texte dactylographié de date incertaine en la possession de Nicole Farmer, fille de Jeanne Beaulieu Casgrain
Nos pères, malgre une rude vie, une vie faite de périls de toutes sortes, savaient rire et chanter. Ils ne perdaient aucune occasion de s'amuser et ils n'entendaient rien sacrifier des coutumes de France susceptibles de donner du charme à l'existence. Le théâtre a toujours été l'amusement favori de la bonne société.
Le premier spectacle, on le trouve à l'origine même de la colonie. Marc Lescarbot, le premier historien de la Nouvelle-France écrivit et fit représenter sur les flots de Port-Royal le 14 novembre 1606, une gaillardise en rimes au retour du sieur de Poutrincourt envoyé en Acadie par de Monts. À Québec, la 1ère représentation dramatique remonte à 1640, alors que le gouverneur de Montmagny dans une ordonnance, invite la population à célébrer l'anniversaire de naissance du Dauphin, plus tard Louis XIV. «Je n'aurais pas cru, dit-il, qu'on eût pu trouver un si gentil appareil et de si bons acteurs à Québec, et que nos sauvages en pussent retirer quelque utilité». II ajoute : «Nous fîmes poursuivre l'âme d’un infidèle par deux démons qui enfin la précipitèrent dans un enfer qui vomissait des flammes. Les hurlements de cette âme et de ces démons qui parlaient en langue algonquine donnèrent si avant dans le coeur de quelques-uns, qu'un Sauvage nous dit, à deux jours de là, qu’il avait été fort épouvanté, la nuit, par un songe très affreux. Je voyais un gouffre horrible d'où sortaient des flammes et des démons. Il me semblait qu'ils me voulaient perdre, ce qui me donna bien de la terreur».
Six ans plus tard, (1646) le Cid de Corneille est représenté dans une des Chambres du magasin des Cent-Associés, que les Jésuites occupaient en partie, C'est d'ailleurs leur journal qui nous rapporte ces détails. Le 4 décembre 1651, il y est fait mention d'Hérachius; le 16 avril, le Cid revient à l'affiche. Le 28 juillet 1658, «la ,jeunesse a joué un petit drame, en français, huron et algonquin, (je cite) dans notre jardin, à la vue de tout le peuple de Québec», pour honorer le gouverneur d'Argenson. En 1668, le Sage Visionnaire obtient un tel succès, qu'on reprend la pièce deux jours après. La même année, on joue la Passion de Notre-Seigneur en latin. Ce genre de divertissement dénote d'une façon pratique que le goût des lettres existait. Le Père récollet Germain Allard écrit sa surprise de trouver au Canada, d'aussi honnêtes gens. «Je ne connais pas de province du royaume où il ya a proportion et comrnunément plus de fond d'esprit, de pénétration, de politesse» . «Nulle part ailleurs on ne parle plus purement notre langue».
Mais voilà-t-il pas que Frontenac, après avoir monté au Château St-Louis, Mithridate et Nicodème, dont les rôles avaient été confiés à des gens de sa maison et de la société québécoise, voilà-t-il pas, dis-je, que Frontenac s'avisa de vouloir faire jouer Tartuffe? Or Tartuffe à Paris avait soulevé la cabale des dévots et notre clergé connaissait toutes les péripéties de cette dispute. Ayant lancé deux mandements contre les comédies et nommément contre Tartuffe, Mgr de St-Valier prit le parti d'agir vite et fermement. Sur la place publique, il rencontre notre gouverneur, il lui rappelle l'objet de ses lettres et le prie de retirer sa pièce, moyennant 100 pistoles. Pris par surprise, et voulant lui-même jouer la comédie, Frontenac accepta les cent pistoles de l’évêque : d’où vive réprimande de la cour et réprobation des courtisans. Tartuffe ne fut pas joué, ni aucune autre pièce dans la colonie, sous le régime français. C’est à des officiers anglais, en garnison à Montréal, que I’on doit les premières représentations du théâtre au lendemain même de la cession. Plusieurs de ces militaires connaissaient et parlaient parfaitement le français comme d’ailleurs les gouverneurs de l’époque: Murray, Carleton, Haldimand, Prévost, Craig. Le français au XVIIIè siècle était la langue de l’élite: n'allait-on pas jusqu'à dire que pour bien parler l'anglais, il fallait avoir étudié la langue française! En jouant les comédies de Molière, ces officiers maintenaient une tradition que Garrick, leur célèbre acteur, avait singulièrement fortifiée en Angleterre. Ils pensaient aussi se gagner des sympathies canadiennes-françaises. Nos officiers jouaient entre hommes. Le capitaine William, metteur en scène et acteur, aurait bien voulu obtenir le concours des canadiennes. Mais dans la chaire et dans les salons, on aurait considéré la chose comme un scandale. William ne pouvait non plus offrir de rôles aux anglaises. Elles ne pensaient pas autrement que les canadiennes. Et toutes avaient d'autres préoccupations, dont les moindres n'étaient certes pas les réceptions qu'accompagnaient ces fêtes de théâtre.
Joseph Quesnel (1749-1809) est le 1er de nos auteurs dramatiques. Capturé en haute mer par les anglais, il était venu à Quebec grâce au gouverneur Haldimand qui l'avait connu en France. Originaire de St-Malo, marin de carrière, grand voyageur, musicien, acteur et poète, on s'imagine le rôle qu'il pouvait jouer dans une ville où l'on vivait dans une atmosphère de suspicion et poursuivi sans cesse par le cauchemar de la guerre. Haldimand crut que la présence du barde pouvait délasser et calmer les esprits. De fait, il est aussitôt l'animateur par excellence des fêtes mondaines. Il compose un opéra, trois comédies, de la musique religieuse et de la musique profane et un traité d'art dramatique. En 1790, il crée à Québec le Théâtre du marché à foin et c'est là qu'en 1792, le prince Edouard, duc de Kent, père de la reine Victoria, allait applaudir le Médecin malgré lui. Le prince fit un don aux Messieurs canadiens – c’était le nom de la société –pour leur permettre de décorer leur salle qui en avait grand besoin... Ces mêmes jeunes gens, raconte M. de Gaspé, avaient soulevé l’enthousiasme de M. de Salaberry, à son retour de France. Dès la première scène entre Almavi et Figaro du Barbier de Séville, emporté par la surprise que lui causait le jeune premier, il s’était levé de son siège et s’était écrié de sa belle voix sonore: «Courage, Figaro, on ne fait pas mieux à Paris!»
Mais même si au dire des anglais, les nôtres avaient plus de talents que les amateurs de l’autre langue, le théâtre français n’a consisté pendant trois quarts de siècle qu’en une série de spectacles isolés, disséminés sur de longues périodes et présentés sans discrimination. La voix du clergé continuait de signaler les dangers de la scène. Mais à vrai dire, ce que le clergé redoutait c’était la désorientation du théâtre à une époque où la fidélité à la cause de l’église et du français était d’une si impérieuse nécessité. D’ailleurs la vie sociale d’autrefois s’accomodait d’un genre de distractions plus simples. Sans doute, fallait-il faire acte de présence aux fêtes auxquelles la diplomatie et les convenances commandaient d’assister. Mais c’est au sein de la famille que l’on se divertissait. Nos arrière-grands-pères savaient rire et chanter. Le carnaval donnait lieu à des réunions beaucoup plus nombreuses qu’aujourdhui; on se visitait, on banquetait, on veillait et parfois on dansait. Les spectacles auxquels nos gens étaient invités offraient de quoi contenter tous les goûts: on allait au cirque, on fréquentait le théâtre des Marionnettes; on s’amusait.. au jardin Guilbault, (sur le Côteau St-Louis), où il y avait de tout: des végétaux rares, des animaux aquatiques et terrestres; on passait à l’amphithéâtre où se donnèrent de l842 à 1865 des bals et des concerts (successivement sur le Côteau St-Louis, sur la rue Vitré, à la Côte des Neiges, et pour finir, coins Sherbrooke et St-Laurent). -
Si donc pendant trois quarts de siècle, les affaires théâtrales ne furent jamais brillantes, c’est moins en vérité parce que le clergé se montrait sévère à l’égard de la scène que parce que nos gens cherchaient leur plaisir en famille. Les dames, dont la présence était nécessaire pour la bonne tenue des spectacles, répugnaient à s’y montrer, au point qu’elles prenaient soin de cacher cet acte à leurs enfants ainsi qu’aux gens de leur maison. Aller au théâtre la nuit, c’était suivre l’exemple des galantes et des belles qui allaient au bal de la garnison. Et puis, personne ne se serait imaginé que I’honnêteté et le divertissement eussent pu faire bon ménage au théâtre, comme on I’entend aujourd’hui. Les théâtres levaient le rideau à 6 heures et le laissaient tomber à 9 heures. Nos audacieuses élégantes s’y rendaient à pied; elles se dispensaient des cabrouets, d’ailleurs fort rares; elles rentraient au foyer le plus discrètement possible. Mais nos rues peu ou mal gardées permettaient le libre mouvement des coupe-jarrets et des maroufles. Les premiers «policemen», engagés vers 1850 ne valaient pas grand'chose. On les recrutait faute de mieux à la prison, parmi les ivrognes et les batailleurs. On leur rendait la liberté à condition de s'engager. Mais ils n'étaient pas lents à déguerpir. Le voisinage des «saloons» à Québec n'était pas non plus très engageant, vu les tragiques incursions des «press gangs» charges de circonscrire pour les navires de guerre, les malheureux qu'ils rencontraient. Ces rondes ajoutaient aux inquiétudes que d'autres scènes faisaient naître, où se jouait la destinée même du pays - 1774 (révolution américaine, acte de Québec) 1791 (régime constitutionnel) 1812 (guerre canado-américaine) 1837 (rébellion civile)1840 (union) 1867 - Le répertoire, si restreint qu'il fut, nous permet de nous rendre compte des goûts du public. De 1800 à 1880, les suffrages allèrent à Molière avec L'Avare, M. de Pourceaugnac, Le Malade Imaginaire, Georges Dandin, Le Médecin malgré lui, le Mariage forcé; à Racine avec Les Plaideurs; à Beaumarchais avec Le Barbier de Séville; à Scribe, Philippe Destouches, à Florian, et enfin ô surprise, à Victor Hugo avec Hernani. Entre 1850 et 1880, des troupes françaises viennent comme celle de Marie-Aimée, chanteuse algérienne, faire de rapides séjours parmi nous, mais leur nombre est infime.
Le théâtre anglais subissait lui aussi les contraintes du temps; pour faire bonne figure en face des évènements tragiques, il confiait l'interprétation des spectacles à des amateurs venant d'Albany, de New-York ou de Londres. Spectacles de goût assez douteux, qui même à raison de deux ou trois par an, dans des salles contenant à peine deux à trois cents sièges, n'enrichissaient personne. Pourtant Dickens, plus tard le grand écrivain que l'on sait et Barnum du cirque firent leurs premières armes à Montréal et Québec. Et la publicité se faisait mirobolante! Et le public français était spécialement invité!! Voyez plutôt l'annonce dans le Spectateur à Montréal, en janvier 1817; elle donne une idée de la méthode publicitaire d'alors et aussi de l'opinion que pouvaient avoir les directeurs à l'égard du parterre dont il fallait protéger les honnêtes gens: (p.60 Houle - Théâtre) , «les Amateurs informent les Dames et Messieurs de la ville, qu'ils n'admettront que des personnes décentes et respectables: il y aura 5 ou 6 bancs de choix réservés pour les Dames et ceux qui les accompagnent. » - Ailleurs le même journal souligne le port du chapeau, l'habitude de fumer, le sans-gêne, les apostrophes épicées aux acteurs, bref les grossièretés du public canadien qu'il oppose à la correction du public anglais... Pourtant la politesse canadienne française avait frappé les premiers gouverneurs après la cession.
Ces remarques, si désobligeantes soient-elles, sont le témoignage évident que le théâtre n'était pas entré dans nos moeurs et que les gens de bonne éducation s'en abstenaient; elles révèlent l'antagonisme entre une élite et une société opprimée: elles sont des réactions maladroites - peut-on dire latines ? - qui nous desservaient terriblement.
Le premier théâtre de Montréal occupait la partie supérieure d’un grand entrepôt situé rue St-Sulpice; il avait été aménagé en 1804, par un M. Ormsby, acteur écossais, et végéta durant une couple d'années. Un 2ième théâtre, le Garrick, existait en 1806, dans la petite rue St-Jean-Baptiste; un 3ième, très en faveur dans les cercles militaires, fut fondé rue St-Paul. L’année 1808 vit l'ouverture du Montreal Theatre; pour assurer le confort des spectateurs et la bonne tenue générale, la direction informe le public que des poeles ont été placés dans les diverses parties de la salle et qu'il n’y aura pas de buvette attenant au théâtre. En 1825, le premier Théâtre Royal fut construit par une compagnie dont l’Honorable Molson était le principal actionnaire - d'où son nom de Théâtre Molson. II avait été construit en bois et en briques, au coût de $30,000. et sa façade était ornée d'une jolie colonnade de l'ordre dorique. Un des premiers artistes du temps, Edmund Kean, y rendit à la perfection les chefs-d'oeuvres de Shakespeare, et fut si bien admiré que ses concitoyens lui offrirent à son départ un banquet d'adieu. Son fils y vint jouer, quelques années plus tard, et la femme de ce dernier, la célèbre Helen Tree. MIle Emma Coté, à la tête d’une troupe choisie y débuta en Amérique et c’est là qu'Adrien, le célèbre prestidigitateur qui éblouit les curieux pendant des années, fit sa 1ère apparition en 1832.
– L’un après l'autre, les théâtres étaient détruits par le feu, et toujours sur leurs cendres s’en élevait un nouveau par les soins d’audacieux. Chaque inauguration donnait lieu à un spectable plus élaboré; ainsi le théâtre Hayes (1848) qui remplaça le Royal, vit défiler une troupe de pantomimes de 126 sujets, qui joua pendant tout un hiver; et des danseuses Viennoises au nombre de 60, accompagnées de 38 musiciens allemands. Le Mechanics Hall, Coin St-Pierre et St-Jacques, bâti en 1854, vit les débuts de la carrière d'Emma Lajeunesse, notre Albani: à la fois harpiste, pianiste et cantatrice, elle y remporta de véritables triomphes. Vers la même époque, les canadiens-français accouraient en foule (1852) pour applaudir au second théâtre Royal (1851-1874) une troupe d'acteurs français venus de la Nouvelle-Orléans. Le passage de Catherine Hayes, la prima dona irlandaise, le cygne d’Irlande comme on l'appelait, doit être mentionné comme celui d'Agnes Robertson qui eut ensuite un grand succès aux États-Unis. Chaque tournée apportait avec elle quelque chose de nouveau sinon de neuf dans son répertoire, que les amateurs locaux essayaient ensuite de rendre avec leurs propres ressources.
Pour obvier à la complication qu’apportaient les rôles féminins, on les transformait, on les supprimait, ou encole on les confiait à M. A.V.Brazeau. Imberbe, tout jeune et très joli, avant que la petite vérole ne le défigura, le populaire artiste réussissait les rôles d’ingénues avec un succès égal à celui qui couronna sa carrière dans les rôles comiques. Longtemps le public ignora que la demoiselle qui faisait battre son coeur était... un jeune homme, jusqu’au jour où un riche étranger s’amouracha de la charmante actrice, envoya des fleurs, des billets, des cadeaux, fit tant de folies enfin pour obtenir une entrevue qu’on fut forcé de se rendre à ses désirs... et de la désillusionner, ce dont Brazeau se chargea un soir au cours d’un souper fin que son amoureux lui paya dans un hôtel où toute la troupe prévenue s’était rendue et fort heureusement, car l’aventure faillit se terminer par une tragédie.
L’ère moderne des théâtres montréalais commence avec l’année 1874, par la construction de l’Académie de Musique, sur l’emplacement actuel de la Maison T. Eaton. Pendant 35 ans, jusqu’en 1910, I’Académie fut notre théâtre de choix. C’est là que les grands artistes de la langue française firent applaudir leur génie et admirer les chefs-d’oeuvre qu’eux seuls pouvaient rendre: Albani, Adelina Patti, Sarah Bernhardt, Mme Second-Weber, Jane Hading, Théo, Judic, Coquelin, Mounet-Sully et combien d'autres.
La carrière réelle du théâtre français au Canada a débuté avec la visite de Sarah Bernhardt (1844-l923), Sarah Barnum comme I'appelaient ses envieux, à cause de son goût exagéré de la réclame «le tapage, expliquait-elle, profitant toujours à une entreprise théâtrale». - La comédienne avait également d'amples ressources pour faire valoir son esthétique, ses connaissances littéraires, son amour du beau, sa foi dans les maîtres de la pensée française. N'était-elle pas l'ambassadrice du génie français ? Douée d'un merveilleux tempérament lyrique, elle était à 36 ans au premier rang de son art par le charme de sa voix, la pureté de sa diction, ses qualités de plastique et la puissance dramatique de ses créations. Bien avant son arrivée, son succès était assuré. N’allait-elle pas ranimer nos coeurs et nos énergies sous le rythme prestigieux des vers de Racine ? Sarah dans Chimène ou dans Phèdre, quel rêve! Hélas! les managers annocèrent pour le jeudi, 23 décembre 1880 et les jours suivants, Adrienne Lecouvreur, Froufroce; Hernani. Et Sarah allait jouer le jour de Noël! C’était contraire aux traditions d'alors, à l'esprit chrétien de la population. La déception fut grande partout. Le public canadien protestait qu'il avait été trompé. Sarah s'excusa en disant qu'elle n'avait pas été prévenue des goûts de son public et elle fit des remontrances à ses impressarios. Elle s'en consola aussitôt, grâce à la ridicule démonstration d'admirateurs, qui, après le spectacle, la nuit de Noël, dételèrent les chevaux, tirèrent son carosse jusqu'à son hôtel. «Des médecins, des avocats,des étudiants donnaient le coup d'épaule au char de triomphe». Louis Fréchette conduisait le cortège.
Sarah Bernhardt revint plusieurs fois au Canada avec un répertoire qui ne convenait pas toujours aux auditoires de Montréal et de Québec. Les journaux écrasaient la visiteuse de louanges. «Sarah est harmonieuse, pliante, électrique et chimérique»! Mais il y eut 1905! En 1905, Sarah avait à son programme la Sorcière de Sardou, blessante pour les catholiques. Mrg Bruchési condamna le répertoire de l'actrice, et après lui à Québec Mrg Bégin. Sarah se lança, paraît-il, dans des imprécations qui n'avaient rien de la noble Camille. Une démonstration hostile suivit l'interview aux journalistes, rapporte dans les journaux. Sarah fut huée en se rendant du château Frontenac à la gare, et la police prévenue intervint de justesse pour contrôler les manifestants. À Ottawa, Sir Wilfrid Laurier lui adressa des excuses, elle fut reçue par le gouverneur-général. Sarah jura qu'elle n'avait rien dit d'injurieux et partit, pour revenir plusieurs fois encore.
Mais si Sarah avait suivi d'autres conseils que ceux des mercantis qui l'entouraient, et fait comme un peu plus tard un Mounet-Sully, une Jane Hading, un Coquelin, le rayonnement de la pensée française en Amerique aurait dissipé bien des préjugés. Coquelin vint à Montréal avec Jane Hading en novembre 1888. Il y fut accueilli avec un enthousiasme moins tapageur que Sarah. On l'invita un peu partout, même chez les Jésuites à Montréal, où sa façon de dire, ne fût-ce qu'une fable de Lafontaine, devait être une révélation. À l'Académie de Musique, la troupe joua la Joie fait peur, les Précieuses Ridicules, Mlle de la Seiglière, le Maître de Forges, Les surprises du divorce – il y avait progrès. Coquelin qui revint plusieurs fois à Montréal, en 1889, en 1893, en 1894, ne cacha pas chaque fois le plaisir qu'il avait de jouer «devant des publics capables de comprendre son art comme ceux de Paris».
La venue de Jean Mounet-Sully en mai 1894, avec Jane Hading et Segoud-Weber, «ce génie enivré de Racine et de Hugo devait soulever des élans supraterrestres», car cet homme exceptionnel nous donna un programme non moins exceptionnel dans les pus belles traditions du théâtre français: Hamlet, Oedipe-Roi, Hernani, Ruy Blas, Andromaque... Tant et de si nobles émotions n'allaient pas être vaines ! Le beau langage et l'art de bien dire apparurent comme une expression plus parfaite de la pensée. Envisagés sous cet angle, des cours d'élocution s'imposèrent et avec l'assentiment de l'archevêqe et l'appui des ministres fédéraux et provinciaux l'École dramatique fut fondée par M. J.K. Perrault, président de la société St-Jean Baptiste (1898), pour les deux sexes.
L'oeuvre ne dura que trois ans , mais elle dépassa son but. Pour aider les orateurs novices, elle avait présenté une fois par semaine dans des Soirées dites de Famille, à cause de leur intimité, les chefs-d'oeuvre de la mère-patrie: Le Testament de César Girodot, le Voyage de M. Perrichon, le Gendre de M. Poirier, le Roman d'un jeune homme pauvre, la Joie fait peur, le Médecin malgré lui, un Chapeau de paille d'Italie, etc. Les acteurs ? c'étaient MM. Thibodeau-Rinfret, Édouard Montpetit, Arthur Vallée, Arthur Laramée, Ioda St-Jean, Paul Lacoste, Alban Germain, Mary Calder, et combien d'autres! devenus des personnages de marque! La route conduisant aux théâtres anglais où l'art était remplacé par l'immoralité n'était plus la seule, un nouveau public était né, un public canadien-français amateur de bon et sain théâtre. - En 1908, choisissant entre plusieurs initiatives récentes suscitées par les Soirées de France, l'Université reconnaissait d'utilité publique le Conservatoire Lasalle. À l’origine, école d’art dramatique en vue de la carrière théâtrale (son fondateur étant lui-même artiste professionnel engagé à Paris comme premier grand rôle pour le Théâtre des Nouveautés), elle élargit plus tard ses horizons sous les directives de M. Landreau et s'est offerte à tous comme un complément d’études, un élément culturel. Aussi les diplômés se retrouvaient-ils sur les scènes les plus variées: Antoinette et Germaine Giroux, Pierre Durand, Albert Duquesne, Paul Gury (Le Gouriadec), Camilien Houde, Léon Mercier Gouin... (Martha Allan étudia l’art dramatique en France et reçut de précieux conseils de Sarah Bernardt avant de fonder le M. T. R.)
C'est du début du siècle jusqu'à la première Grande Guerre que le théâtre a vécu ses plus belles heures. Les variétés, l'Ambigu, la Gaieté, les Soirées de Famille, le Bijou, l'Empire, le Français, les Nouveautés, le Parisien, l'Académie de Musique et d'autres. Un seul de ces théâtres put tenir le coup, le Théâtre National. Fondé par Julien Daoût en 1900, c'est entre les mains de Paul Cazeneuve, fils d'un professeur de français à Harvard, qu'il connut vraiement le succès. Il sut varier son affiche, donnant du mélo, du drame, de la comédie dramatique et du théâtre américain. Les pionniers de cette scène, les Filion, les Godeau, les Palmieri, les Hamel, les Daoût, ont parlé de cette époque avec tendresse, de cette époque où ils jouaient, sept jours par semaine avec chaque fois le même enthousiasme, les Deux Orphélines, les Trois Mousquetaires, Monte-Christo, la Mendiante de St-Sulpice et tant d'autres pièces où le malheur était le malheur; le vice, le vice; la vertu, la vertu; le châtiment, le châtiment; la récompense, la récompense. - Les acteurs jouaient sans autre formation que les exemples donnés par les troupes américaines du Théâtre Royal. Leur connaissance reposait sur des recettes, des oui-dire, des intuitions qui tenaient lieu de traditions. - Les hardiesses du régisseur en ignorant les conventions, celles du comédien en rompant avec les textes dont ils n'avaient d'ailleurs souci et celles de l'habilleur, qui prenait toutes les libertés avec le [costume], n’émouvaient guère les semarniers. Ils venaient au théâtre National pour pleurer à chaudes larmes ou pour rire de bon coeur. II lui fallait les deux à la fois, et pendant l'entr'acte, des friandises. Mais il y avait aussi un autre public, le «public averti». Comme l’on disait dans les cercles mondains, le public des Nouveautés à qui l’on servit de 1900 à 1906 les créations du théâtre libre, où s'exaltent les inquiétudes de l’homme-passion, les conflits de l’instinct et de l'idée, la servitude des êtres charnels. Des protestations s’élevèrent de la part des autorités religieuses et même civiles (L.O. David sénateur) et elles furent effectives; pas assez tôt cependant pour que cette morale laïque, réfractaire à toute suggestion d’ordre spirituel qui se dégageait des oeuvres portées à l’écran, celles de Dumas, Sacha Guitry, Paul Hervieu, Henry Becque (les Corbeaux) Octave Mirbeau {les Affaires sont les Affaires) Porto-Riche, Henry Bataille (la femme nue) Maurice Dornay, Bernstein (le Voleur), pas assez tôt, dis-je, pour que cette morale que l’on rend responsable en Europe de la grande démoralisation de l'avant-guerre 1914, n’ait aussi porté chez nous quelques fruits amers. ..
En marge de ces théâtres (de 1900 à 1914), on pouvait applaudir des cercles d’amateurs dans presque toutes les villes de la province. Au concours organisé par la Patrie en 1907, il y en eut 18 qui se disputèrent la palme. En tenant compte du chiffre de la population, la proportion était vraiment intéressante. Ces amateurs n’avaient qu’un but, servir, en réglant le problème de l’utilisation des loisirs. Leur répertoire ne dépassait pas les cadres du mélodrame que Walter McGown, ancien avocat, ancien zouave pontifical et inspecteur d’écoles arrangeait, masculinisait, blanchissait de façon à les rendre conforme aux moeurs du pays. Aucune mesure disciplinaire, aucune amende, aucun cachet. Et un jour ou l’autre, il fallait rentrer dans la vie régulière! Or, le croiriez-vous? Ce Walter McGown dont je viens de parler, se vit refuser le poste de chef de police à Montréal parce que les autorités municipales du temps ne pouvaient admettre la possibilité de nommer «un artiste» à un poste d’importance. Que d’amateurs durent changer leurs noms pour cacher leur vie d’homme de théâtre. Négligence au travail, perte de temps, discrédit pour la maison, disaient les chefs de bureau, les chefs d’atelier...
Le plus grand pas dans notre histoire vers un meilleur théâtre fut franchi à l’occasion d’un diner en l’honneur de Firmin Génier. M. Édouard Montpetit qui représentait l’Université de Montréal parla de l’urgence de créer dans la métropole une scène classique propre à révéler Corneille, Racine et Molière aux profanes. M. Génier, venu au Canada en mission de propagande (1924) déclara qu’il était prêt à aider de tout son coeur et sans qu’il en coûta un sou au gouvernement à la réalisation du rêve de M. Montpetit... Mais ce ne fut qu'un rêve! Quoiqu’il en soit, en s’unissant ainsi l’État et l’Université condamnaient sans appel le théâtre libre qu'on avait voulu implanter à Montréal. Il restait bien le mélodramme: mais la faculté d’absorption des grandes douleurs chez les gens du parterre avait des limites: les spectateurs finirent par ne plus vouloir s’attendrir; et se tournèrent vers le cinéma, le cinéma au multiple visage...
Entre les deux guerres, en plus des grandes tournées françaises de la Férandy, Sacha Guitry, Firmin Génier, Cécile Lorel, Gaby Morlay, George Collin, il y eut des entreprises qui tinrent quelques saisons comme le Chanteclerc qui devint le Stella (1928). L'Académie canadienne d'art dramatique fondée par Fred Barry, Albert Duquesne y donna des spectacles, ainsi que des matinées littéraires sous la direction d'Henri Letondal. Antoinette Giroux y dirigea une saison en 1934. D'autres tentatives de théâtre furent faites par M. Bourdon au National (1922), par M. Godeau à l'Arcade, par M. Gauvin au St-Denis, à l'Orphéum, à l'Impérial.
Ce sont des sociétés commes les Compagnons de St-Laurent et Radio-Canada qui ont ramené au sens de la mesure et à des conceptions d'ordre spirituel tant d'entrepreneurs de spectacles qui ont toujours misé sur les niaiseries sentirnentales. En présentant leurs programmes de théâtre classique, elles s'adressaient d'abord à la jeunesse étudiante pour la cultiver, l'éclairer, développer son goût artistique. Mais en même temps, «elles ont réussi à provoquer la curiosité de tout un public à qui ce théâtre était fermé, à lui faire comprendre par la magie du verbe qu'il y avait des êtres comme lui assoiffés de probité et aussi d'idéal, des êtres qui éprouvaient comme lui des tentations, des colères, des rancunes, des lassitudes, tant de passions qu'il faut savoir vaincre. On avait cru que certains spectacles, ceux du naturalisme, ceux du cinéma, ceux de la bouffonnerie folklorique avaient déformé le goût du public et l'avaient détourné à tout jamais du théâtre artistique. Nous avons la preuve du contraire. Le théâtre littéraire, le théâtre humanisant, le théâtre réaliste spiritualiste a plu - or savoir plaire c'est gagner sa cause. Ayons confiance.» (Un Théâtre Canadien, L. Houle.)
Et maintenant y a-il une littérature théâtrale canadienne? Si l'on demande à nos conservateurs de bibliothèques de nous éclairer à ce sujet, ils hausseront les épaules. Mais si par sport vous fouillez les vieilles revues, vous serez surpris de découvrir que parmi tous ceux qui se sont nourris aux sources grecques et latines, nombreux sont les travailleurs intellectuels qui ont succombé aux charmes de Melpomène. MIle Marie Claire Daveluy a ainsi catalogué cinq cents ouvrages dramatiques! En vérité, très peu de ces pièces furent données à la scène. Mais il faut ajouter que nos auteurs, même si l'on admet que parmi eux se trouvèrent des vocations - n'ont guère été favorisés au siècle dernier. Et plus près de nous, entre le mélo à la George Ohnet et l'amour libre des Nouveautés, il n'y avait guère de place pour une comédie à la Émile Augier, défenseur de la famille - Fréchette pouvait réussir à faire jouer Véronica, Louvigny de Montigny, les Boules de Neige et Rodolphe Girard, les Ailes Cassées, mais leurs noms à l'affiche étaient considérés comme autant de promesses. Ailleurs quand une oeuvre canadienne passait à la scène, c'était grâce à l'initiative d'amateurs qui mettaient à la tâche plus de coeur que de métier, plus de générosite que de calcul. C'était encore et surtout, grâce à des fêtes de charité, au gala des dames patronesses.
Même dans de telles conditions, si une critique désintéressée et une mise en scène intelligente s'étaient donné la main, quelle aide précieuse les auteurs y auraient trouvé! Voici au lendemain de la première de «Papineau» par Louis Fréchette, ce qu'écrivaient les journaux: La Patrie etc. (extrait dernière page) p. 114. Un autre journal se chargea de ce soin; parlant des longueurs de ce mélodramme, il affirme que le héros même y est de trop. Papineau retranché, dit-il, ce grand drame ne vaudrait que mieux! Aucune mesure, aucune méthode constructive, bref aucun métier.
Presque tous les personnages du théâtre d’avant la Grande Guerre que ce soient ceux de Peticlerc, de Marchand ou d’Ernest Choquette, portent à peu près la même livrée. Ces personnages sont aimables, mais ils manquent de séduction. Pas beaucoup de spontanéité. Peu d’élan. Pas beaucoup d’attirance. Leurs meilleures intentions de fugue s’étiolent et trop souvent crèvent avant le dénouement. Ils sont marqués de la discipline d’ordre moral que leurs auteurs se sont imposés. C’est le tableau de notre bourgeoisie d’alors: Chercheur de dote, père intransigeant, envieux, calomniateur auxquels des passages de l’lmitation ou quelque sermonnaire ont insufflé de la vie.
Après 1914, l’évolution est plus marquée. Les écrivains de l’heure, ceux dont les oeuvres dépassent le simple exercice littéraire, Madame Yvette Gouin, Marie-Claire Daveluy, Henri Letondal, Léopold Houle ont donné à la scène une quarantaine d’oeuvres. Leurs réserves accumulées d’étude des classiques et des modernes, d’un apprentissage de la scène et aussi des conseils de comédiens d’experience, professionnels comme amateurs ont été certes profitables à un mouvement en faveur d’un théâtre canadien. Ernest Pallascio Morin, Jean Desprez (Laurette Larocque Auger), Claude Henri Grignon, Henry Deyglun, Robert Choquette, Philippe Panneton ont vu leurs oeuvres portées à l’écran avec quelque succès. Notre théâtre canadien n’a pas l’envolée cornélienne, ni le grand style de la Maison de Ivlolière, ni des études de caractères très poussées. Mais il possède une certaine facilité de dialogue, quelque sens de l’émotion et certaines ressources au point de vue scénique. Dans l’ensemble, ces oeuvres valent plutôt à la lecture que sur le plateau. En les retouchant, comme on le fait dans le cas de pièces adaptées à la radio, elles obtiendraient sans doute la faveur du public. L'oeuvre dramatique est la résultante, harmonieuse de quatre forces parfaitement conjugées: l'auteur, le critique, le metteur en scène et l'acteur. Cette combinaison, possible de nos jours avec des sociétés telles que Radio-Canada et les Compagnons de St-Laurent, n'a vraiment sa valeur que par la pensée créatrice qui s'exercera sur l'observation, ayant à son service un solide métier et une écriture propre. - Or la première faiblesse de nos auteurs c'est de croire que leur oeuvre doit être sans lendemain. À cause de ce manque de foi, ils se contentent du provisoire de la pochade, de l'essai; ils s'en tiennent au bâclé, au cliché plutôt qu'à l’image, au livresque plutôt qu'à la vie. - L'oeuvre d'art ne peut exister sans une religion de l'idéal. Les maîtres de la pensée française n'ont jamais professé d'autre croyance, et plus près de nous voici comment Andre Gide exprimait cette même conviction qu'il fallait écrire non pour réussir mais pour durer «Je ne prétends gagner mon procès qu'en appel. Je n'écris que pour être relu.»
«La patrie, dans son orgueil et dans ses folles émotions de mère presse sur son sein le sublime enfant qui d'un seul coup de son aile de poète, vient de la placer dans le monde des lettres à côté de la nation la plus avancée de la terre... Son grand drame historique, «Papineau», vient de la placer au premier rang des auteurs du genre... La plus grande difficulté sera peut-être de savoir qui des deux fut le plus grand patriote, ou du héros ou de l'auteur... S'il était possible pour un homme de s'abimer sous le poids de sa propre gloire, M. Fréchette avait de quoi s'abimer.» (Extrait d'un journal de l'époque, appréciant l'oeuvre de Louis Fréchette).