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Le procès de Olivier Poitras

Olivier Poitras, accusé du crime d'incendiat

Dates du procès: 6 au 20 avril 1897
Verdict: non-coupable du crime d'avoir mis ou fait mettre le feu à son moulin;
coupable d'avoir obtenu de l'argent sous de faux prétextes.
Sentence: 15 mois de prison


  1. mardi 6 avril 1897, page 6

    CE MOULIN INCENDIE
    Olivier Poitras devant les petits jurés
    Un procès qui sera célèbre

    Tous nos lecteurs se rappellent cette cause, qui a fait assez de bruit lors de l'enquête préliminaire. M. Olivier Poitras, de l'Epiphanie, est accusé d'avoir obtenu, sous de faux prétextes, la somme de $6,000 de différentes compagnies d'assurances. L'accusé était propriétaire d'un moulin à farine au village de l'Epiphanie. Durant l'été et l'automne 1891, M. Poitras avait fait assurer ses propriétés dans trois ou quatre compagnies d'assurances. L'année suivante, vers le 16 mai 1892, le moulin fut incendié et le montant des assurances réclamé et payé. La Couronne prétend que l'accusé n'est pas étranger aux causes du feu et que par conséquent, il aurait agi de manière à frauder les compagnies d'assurances. MM. C. A. Cornellier et J. E. Faribault agissent pour la Couronne. MM. H. C. St-Pierre, René DeSalaberry et C. A. Wilson défendent l'accusé.

    Le jury assermenté dans cette cause se compose comme suit: MM. Bénoni Verdun, Narcisse David, Henri Fortin, Charles Gauthier, Alfred D. Florent, Charles Martel, R. Piquet, H. Boismenu, Samuel D. Hamilton, Charles Benoit, Amédée Champagne et Roch Grenier.

    Avant de procéder, M. Faribault fait motion pour que Alp. Parizeau, actuellement détenu à la prison de Joliette sur accusation de parjure, soit mené pour donner son témoignage dans cette cause. Accordé.

    M. DeSalaberry demande ensuite que les témoins se retirent. M. Faribault s'objecte à ce que M. Normandeau quitte la cour, disant qu'il n'avait pas intention de l'interroger comme témoin.

    L'avocat de la défense s'oppose à cette réclamation, et M. B. Normandeau dut se retirer. Le premier témoin entendu fut M. Charles D. Hanson, agent d'assurance de Montréal.

    Il identifie les signatures de Poitras sur différents papiers, applications pour faire assurer des bâtisses et du grain, etc.. et réclamations pour avoir l'argent des compagnies d'assurances après l'incendie. Le témoin raconte ce qui s'est passé lorsqu'il est allé à l'Epiphanie faire évaluer les dommages survenus aux biens de M. Poitras, à la suite du feu.

    M. J. J. Provost vint ensuite dans la boîte. Il est agent d'assurance de Joliette. Il est allé assurer les biens de l'accusé à la compagnie "La Citizen". Il n'eut aucune difficulté à vaincre M. Poitras, il était bien décidé à s'assurer. M. DeSalaberry interroge ensuite le témoin:
    - Aviez-vous parlé d'assurance à l'accusé avant la date où vous l'avez assuré?
    - Oui, longtemps avant.

    M. J. D. Fitzpatrick, architecte et ingénieur, vint ensuite produire un plan des lieux où le feu a eu lieu: il donne quelques explications à ce sujet.

    M. Thos. Pringle, ingénieur, déclare avoir été chargé par M. Hanson de visiter les lieux de l'incendie. Il a fait, en compagnie de M. Frappier, l'évaluation des dommages à la propriété de M. Poitras et a fait rapport à la compagnie d'assurance. Il a eu des informations d'un nommé Parizeau, qui lui a fourni une liste des choses perdues dans cette incendie. Le témoin ne croit pas que cette liste ait été préparée par celui qui lui a présenté.

    La cause se continue cet après-midi.

  2. mercredi 7 avril 1897, page 1

    COUR DU BANC DE LA REINE
    CE MOULIN INCENDIE
    Continuation du procès de Olivier Poitras
    Preuve de la Couronne

    Toute la séance d'hier après-midi en cours d'assises se passa à continuer la preuve dans l'affaire Poitras. Deux témoins seulement furent entendus.

    M. Pringle parut de nouveau à la boîte et fut interrogé encore longuement par l'avocat de la Couronne.

    Le second témoin fut M. Joseph Frappier de Ste-Julienne. L'avocat de la Couronne lui pose les questions suivantes ou à peu près.
    - Vous êtes propriétaire de moulin?
    - Oui.
    - Depuis combien d'années?
    - Depuis environ 14 ans.
    - Vous connaissez bien ce que c'est que ces moulins?
    - Oui.
    - Connaissez-vous l'accusé à la barre et le moulin qu'il exploitait avant 1892?
    - Je connais bien l'accusé; pour son moulin, je n'en ai pas une connaissance bien exacte.
    - Vous avez eu connaissance de l'incendie qui a consumé le moulin et les autres bâtisses du défendeur?
    - J'en ai entendu parler, mais je n'étais pas là.
    - Etes-vous allé à l'Epiphanie longtemps après le feu?
    - Dans l'automne qui a suivi.
    - Où vous êtes-vous retiré, alors?
    - Chez l'accusé.
    - N'êtes-vous pas allé, en compagnie de Poitras, voir les lieux du sinistre?
    - C'est possible, mais je ne me le rappelle pas.
    - Vous étiez venu à l'Epiphanie, à la demande de l'accusé pour lui servir d'expert dans l'estimation des dommages qu'il avait soufferts?
    - Oui.
    - Saviez-vous par vous-même combien il y avait de grains et pour quelle valeur de machineries dans le moulin au moment de l'incendie?
    - Non, je ne le savais pas.
    - Qui vous a renseigné à ce sujet?
    - C'est un nommé Parizeau.
    - Ce dernier est-il venu vous trouver de lui-même?
    - Je crois que c'est Poitras qui l'avait amené.
    - Etait-ce à votre demande ou bien de son chef qu'il se présenta à vous?
    - J'avais demandé à voir le meunier.
    - D'après ce que l'accusé vous a alors dit, étiez-vous d'opinion que Parizeau était le meunier?
    - Oui, il m'a semblé l'être.
    - Vous êtes-vous informé si c'était bien là le meunier du moulin?
    - Non; et Poitras ne m'a pas dit non plus qu'il l'était.
    - Mais quand il vous a amené Parizeau, que vous a-t-il donc dit?
    - Il ne m'a rien dit, c'est moi qui ai demandé à Parizeau si c'était lui qui connaissait ce qu'il y avait dans le moulin.
    - Avez-vous eu connaissance que Parizeau vous ait fourni à vous et au représentant des compagnies d'assurances, comme expert, une liste sur laquelle étaient marqués les effets perdus et leur valeur?
    - Non; je n'ai pas eu connaissance de cela. M. Parizeau a dit ce qu'il y avait et M. Pringle en prenait note.
    - Avez-vous fait des modifications aux prix qu'on voulait évaluer différernts articles?
    - Oui, par exemple, j'ai fait réduire de 25 cents pour cent livres la farine de blé.
    - Etes-vous allé chez l'accusé avec M. Pringle?
    - Non.
    - L'accusé de vous a-t-il pas demandé de faire une évaluation élevée?
    - Non, il ne m'a pas demandé ça.
    - Ne vous a-t-il pas manifesté cette intention de quelque manière?
    - Voilà ce qu'il m'a dit: "Travaille pour moi, et tout ce qui reste du moulin qui ne m'est pas serviable, tu l'auras."
    - Qu'avez-vous estimé de ce qu'on vous a dit être dans le moulin au moment du feu?
    - Du grain, de la farine, des machineries, une vis à moulanges et peut-être autre chose que je ne me rappelle pas.
    - N'avez-vous pas évalué des balances?
    - Oui, je me souviens.
    - L'accusé fut-il satisfait de l'estimation que vous avez faite des objets perdus?
    - Non, il ne la trouvait pas assez élevée.
    - Vous avez fait affaire avec l'accusé depuis ce jour-là?
    - Oui, j'ai acheté différents articles de lui, provenant du moulin.
    - Ces articles-ci, n'est-ce pas, que le grand connétable a en sa possession?
    - Oui, les mêmes.
    - Ces choses-là avaient-elles passées au feu?
    - Non, c'est impossible.
    - Vous avez estimé une balance, comme ayant brûlée, n'est-ce pas celle que voici?
    - Je ne saurais dire, mais celle-ci n'a certes pas été au feu.
    - L'accusé vous a-t-il offert à vendre une balance à flot?
    - Oui, et je n'en ai pas voulu.
    - N'avez-vous pas estimé aussi cette balance?
    - Je ne saurais dire.
    - On vous a offert des chassis aussi, n'est-ce pas?
    - Oui; quatre, je crois.
    - Vous avez évalué des chassis, dans votre estimation?
    - Oui; trois ou quatre.

    La cour s'ajourne.

  3. mercredi 7 avril 1897, page 6

    ...
    Continuation du procès Poitras

    ...

    On a continué ensuite l'interrogatoire dans l'affaire Poitras.

    M. Joseph Frappier, le dernier témoin entendu hier, fut appelé de nouveau dans la boîte. Après quelques questions de M. Faribault, il fut interrogé par la défense. Depuis l'ajournement de la cour vous a-t-on parlé de votre témoignage?
    - Non.
    - L'accusé vous avez choisi pour expert?
    - Oui, parce que je connaissais les moulins.
    - Les pics et autres objets en fer que vous avez acheté de l'accusé avaient-ils passé au feu?
    - C'est plus que je ne puis dire; il est fort possible. Pour ce qui est des pics, lorsque j'ai voulu me les faire livrer, on m'a demandé d'attendre, parce qu'ils étaient dans les ruines.
    - Combien de temps après le feu avez-vous acheté ces choses?
    - L'été suivant.

    M. Oscar Dorion est ensuite appelé.
    - Vous êtes agent d'assurance?
    - Je l'étais en 1890.
    - Vous connaissez l'accusé?
    - Oui.
    - Etes-vous allé pour l'assurer?
    - Oui, j'y suis allé deux ou trois fois et l'accusé a trouvé que je chargeais trop cher.

    M. Alphonse Pariseau, qu'on a fait venir de la prison de Joliette, où il est détenu, fut ensuite interrogé.

    M. St-Pierre s'oppose à son témoignage, disant que le témoin est actuellement à purger une condamnation pour parjure, et que par suite, il ne mérite pas d'être entendu. M. Cornellier proteste, et la cour décide en sa faveur; cependant on tiendra compte de ce que peuvent valoir les déclarations de Pariseau.
    - Vous connaissez l'accusé?
    - Oui, j'ai été à son emploi.
    - A l'époque du feu travaillez-vous pour Poitras?
    - Non, j'étais à Montréal.
    - Depuis combien de temps aviez-vous quitté l'Epiphanie?
    - Je ne peux pas dire.
    - Avez-vous vu M. Frappier lors de l'estimation des pertes de ce qu'il y avait dans le moulin?
    - Oui, je l'ai vu, à la maison de l'accusé, puis à l'hôtel St Roch.
    - Vous avez assisté à l'évaluation des dommages?
    - Oui, pour un moment.
    - Que vous a-t-on demandé alors?
    - La quantité de grain qu'il y avait dans le moulin.
    - L'accusé vous avait-il dit pourquoi il vous amenait aux estimateurs?
    - M. Poitras était venu me chercher pour dire ce qu'il y avait dans le moulin.
    - Connaissiez-vous ce qu'il y avait dans le moulin, au moment du feu?
    - Non. J'ai dit à peu près ce qu'il pouvait y avoir au temps où j'étais meunier.
    - Ne vous a-t-on pas demandé si c'était au moment du feu que ce grain était là?
    - Non, et je ne l'ai pas dit.
    - L'accusé ne vous avait-il pas demandé pour mettre le feu à son moulin?
    - Je ne me rappelle pas.

    A ce moment, M. Cornellier demande à la cour de donner des ordres pour que le diner des jurés fut préparé. M. St-Pierre trouve l'avocat de la Couronne bien sensible à l'égard des jurés et lui dit que ce n'est pas à lui de s'occuper de la chose.

    Après quelques mots aigre-doux échangés entre les avocats, on appelle un nouveau témoin.

    M. Frs. Tourangeau.

    Il a travaillé chez l'accusé en avril 1892, et a transporté du grain du moulin à la maison de ce dernier. Il était resté au moulin environ un minot de grain sur les planchers. Il n'a pas transporté autre chose que du grain. L'accusé lui a aussi offert de l'argent, s'il voulait mettre le feu; mais il a cru que c'était pour rire vu que l'accusé avait l'habitude de plaisanter, et qu'il parlait parfois même de cette manière d'une police d'assurance sur la vie de sa femme.

    La cour s'ajourne.

  4. jeudi 8 avril 1897, page 3

    LES PETITS CACHOTS DE L'ASSOMPTION
    Deux "Pinkerton" Canadiens
    Les pratiques révoltantes des constables Normandeau et Chaussé
    Sévèrement condamnées par le juge Wurtele
    Comment l'accusé Poitras a été traité par ces prétendus détectives
    Continuation du procès en Cour d'Assises

    Il s'est passé, hier après midi, en Cour du Banc de la Reine, un incident dont l'importance sera facilement comprise par tous les citoyens du district de l'Assomption. Les petits cachots des prétendus détectives Normandeau et Chaussé, de l'Assomption, ont été sévèrement condamnés par le juge Wurtele.

    Ces deux individus, qui ne sont que des constables, et qui se donnent sans droit aucun le titre de détectives, s'imaginent être des Pinkerton, et leur plaisir est d'enfermer ceux qu'ils arrêtent dans la petite oubliette qu'ils ont eux-mêmes construite, et de plus de leur mettre les fers aux pieds. Cette pratique aussi insensée que révoltante a indigné le juge Wurtele, et il ne s'est pas gêné de censurer sérieusement et en pleine cour les nommés Chaussé et Normandeau. La réprimande aurait dû être accompagnée d'un châtiment exemplaire, afin de montrer à ces individus que l'on ne se moque pas impunément de la justice.

    Le premier témoin entendu à la séance de la Cour du Banc de la Reine, hier après-midi, fut M. Camille Beaudouin, forgeron, de l'Epiphanie.

    Ce témoignage n'ajoute rien de bien important à la cause, et le témoin suivant, M. Alcide Bertrand, aussi de l'Epiphanie, parle dans le même sens.

    M. SULPICE CHAUSSE, constable, de l'Assomption est ensuite assermenté. Voici à peu près les questions principales qui lui furent posées:
    - Longtemps après l'incendie du moulin Poitras, vous avez fait des perquisitions, pour voir s'il y avait [deux lignes inversées sont mises dans le bon ordre] rien de suspect dans cette affaire?
    - Oui, et nous avons agi de la sorte à la demande des compagnies d'assurance.
    - N'est-il pas vrai que c'est vous et votre associé, Normandeau, qui avait monté toute cette affaire?
    - Oui, et c'était notre devoir de le faire.
    - Vous saviez, n'est-ce pas que vous seriez récompensé en faisant des arrestations à ce sujet?
    - Avait-il été question du montant d'argent que vous pourriez en retirer?
    - Oui, c'est possible.
    - Dites donc à la cour la somme que vous croyiez toucher?
    - Je ne le savais pas.
    - M. Normandeau ne vous avait-il pas précisé un certain montant?
    - Oui; peut-être mille piastres, mais je ne me rappelle pas le montant juste.
    - N'avez-vous pas offert de l'argent à un nommé Complaisance pour lui faire dire quelque chose qui put confirmer des doutes sur l'accusé?
    - Oui, je lui ai demandé de dire la vérité, et je lui promettais de le récompener.
    - Quelle somme lui aviez-vous offerte; ne lui avez-vous pas parlé d'une somme de cinquante piastres?
    - Oui, c'est cela.

    Le témoin raconte alors les circonstances de l'arrestation de l'accusé, et son incarcération dans le petit cachot du constable Normandeau.

    Il déclare que le prisonnier a eu les fers aux pieds, etc. L'interrogatoire terminé, le président du tribunal, s'adressant au témoin, dit qu'il est tout à fait indigné de la manière dont on a traité l'accusé pendant qu'il était sous les soins des agents de sûreté de l'Assomption. "Remarquez bien, lui dit-il, que vous n'avez, vous et votre associé Normandeau, nullement le droit d'agir comme détectives, et que vous n'êtes que de simples constables chargés d'exécuter les mandats émis par un juge de paix."

    "Ce n'est que dans des cas extraordinaires, et seulement lorsque l'accusé se montre des plus rebelle, que des constables peuvent être justifiables de tenir les fers aux pieds à un sujet de Sa Majesté."

    M. Cornellier cherche ensuite, mais en vain, à adoucir la réprimande de l'hon. juge par quelques mots d'explication. Il dut en venir à la conclusion, qu'à l'avenir, on devrait immédiatement conduire les prévenus à la prison de Joliette.

    M. JOS. JOURDAIN, MEUNIER.- Le témoin déclare qu'il a connu l'accusé au cours du mois d'octobre 1891. Il s'était rendu à l'Epiphanie dans le but de s'entendre avec Poitras pour exploiter son moulin. Ce ne fut que quelque temps plus tard que le marché fut conclu. En février, 1892, le meunier Jourdain, prit possession du moulin dans lequel il vécut avec sa famille.

    A plusieurs reprises l'accusé lui parla d'un incendie probable. Un jour, en présence de Jos. Complaisance et autres, il offrit la somme de $100 à qui vouidrait incendier le moulin. Sur ce, Jos. Complaisance lui dit: "Donnez-moi l'argent, et je me charge de l'affaire." Poitras partit alors en riant. L'accusé lui aurait, parait-il, dit quelque temps auparavant, qu'il serait facile de mettre le feu à l'aide du bois sec qui se trouvait dans le haut du moulin. Il s'agissait de mettre ce bois en éclats, de l'arroser d'huile à lampe, puis d'y mettre le feu après l'avoir placé sous la moulange à blé. Des conversations de cette nature revinrent à plusieurs reprises sur le tapis, et en conséquence Jourdain jugea plus prudent d'aller avec sa famille habiter une petite maison non éloignée du moulin. A ce moment on avait déjà fait enlever tout le grain et la farine qui s'y trouvait, en ayant soin d'en laisser une petite quantité de chaque sorte, pour pouvoir en cas d'incendie dire aux compagnies d'assurance qu'il y avait de tous ces grains sur lesquels étaient émises des polices.

    Lors du départ de l'accusé et de son épouse pour un voyage de quelques jours, ce dernier aurait dit à son meunier: "Tâche de faire disparaître toute la boutique avant mon retour."

    La cour d'ajourne ensuite. Le même témoin devra reparaître à la boîte pour être interrogé par la défense à la prochaine séance.

  5. jeudi 8 avril 1897, page 6

    COUR DU BANC DE LA REINE
    La continuation du procès Poitras
    On continue à interroger Jourdain

    ...

    Il y avait foule ce matin en cour et on remarquait sur des sièges spéciaux l'hon. juge Jetté, Madame R. Lemieux et deux demoiselles Noël, de New-York.

    On a continué de procéder dans l'affaire Poitras. Joseph Jourdain fut de nouveau interrogé par l'avocat de la Couronne, puis il eut ensuite à répondre à la transquestion de M. St-Pierre.

    Après avoir fait la lecture de la déposition du témoin, à l'enquête préliminaire, l'avocat de la défense l'interroge:
    - Quand vous êtes entré au service de l'accusé, ce dernier savait-il que vous aviez déjà été condamné pour vol?
    - Non, je ne lui en avais pas parlé.
    - Vous saviez que l'accusé est sourd et qu'il lui est difficile de converser et de faire des amis?
    - Oui, c'est assez difficile.
    - Ainsi, il était difficile que Poitras qui vous connaissait à peine, et qui ne connaissait pas beaucoup plus votre compagnon, se soit suffisamment fié à vous autres pour vous faire des déclarations de la nature de celle que vous avez énoncée?
    - Oui, et pour moi, j'ai pensé qu'il voulait plaisanter, et je n'ai attaché aucune importance à ces choses.
    - Vous n'êtes pas allé déclarer à des officiers de la justice ces faits suspects que vous connaissiez?
    - Non, je n'ai pas cru que c'était nécessaire.
    - La balance à fléaux était-elle dans le moulin quelques jours avant le feu?
    - Non, elle avait été enlevée.
    - Seriez-vous surpris si on vous montrait les débris de cette balance qui a brûlé?
    - Oui, je le serais.
    - On vous la montrera.

    La balance fut produite.
    - Lorsque vous avez déménagé, ne saviez-vous pas que le feu serait mis?
    - Je ne le savais pas, mais je m'en doutais.
    - N'est-ce pas vous qui avez mis le feu?
    - Non, certainement non.
    - Vous demeurez à la ville et vous devez de l'argent à votre propriétaire?
    - Oui, quelques mois de loyer.
    - N'avez-vous pas dit à votre propriétaire que vous paieriez, si ce procès avait lieu?
    - Oui, j'ai signé un billet dans ce sens.
    -Le nommé Complaisance n'a-t-il pas fait les mêmes arrangements avec son propriétaire, vous connaissez ce monsieur, n'est-ce pas?
    - Oui, mais je ne sais pas ce qu'il a dit et fait avec son propriétaire.
    - N'avez-vous jamais été condamné, et pourquoi?
    - Pour un cheval.
    - Mais comment, pour un cheval; qu'est-ce que cela signifie?
    - J'ai été condamné à six mois de prison pour avoir volé un cheval.
    - M. Chaussé, l'un des détectives attitrés de l'Assomption, est venu vous parler au sujet de ce procès?
    - Oui.
    - Etiez-vous seul à ce moment?
    - J'étais avec le père Complaisance.
    - Que vous a-t-on alors demandé?
    - On m'a fait parlé au sujet de l'incendie.
    - N'avez-vous pas été accusé d'avoir pris part à une bagarre à Ste-Anne des Plaines, où un officier de police a été tué?
    - Oui.
    - N'était-ce pas vous qui aviez le fusil qui a tué cet homme, en cette circonstance?
    - Non, je n'ai jamais pris un fusil dans mes mains de ma vie.
    - Avez-vous cherché à vous déguiser les yeux à cette occasion?
    - Non, mais j'avais le chapeau sur les yeux.
    - N'avez-vous jamais été arrêté sous autre accusation?
    - Je ne me rappelle pas.
    - N'avez-vous pas loué un moulin à Lavaltrie?
    - Oui.
    - Et n'êtes-vous pas parti d'une manière suspecte, sans payer votre locateur?
    - Non, je suis parti le soir après mon ouvrage terminé.
    - Mais vous n'êtes pas revenu et [ligne erronée]
    - Je n'ai jamais reçu de compte.
    - Vous en recevrez si vous trouvez cela nécessaire, mais admettez que vous avez trompé vos créanciers?
    - Je ne les ai pas payé.

    La cour s'ajourne

  6. vendredi 9 avril 1897, page 1

    COUR DU BANC DE LA REINE
    Continuation de l'affaire Poitras
    Plusieurs témoins entendus hier après-midi

    A la séance de la Cour du Banc de la Reine, hier après-midi, l'interrogatoire du témoin Jourdain fut d'abord terminé. Il ajouta rien de bien intéressant à ce qu'il a déjà dit aux deux séances précédentes.

    GUILLAUME ALARIE, V. M., de [deux lignes inversées sont mises dans le bon ordre] l'Epiphanie, fut ensuite assermenté. Il demeure à l'Epiphanie depuis 1889; il avait l'agence de la compa[deux lignes inversées sont mises dans le bon ordre]gnie d'assurance "La Liverpool." Huit ou neuf mois avant l'incendie de son moulin, l'accusé est allé chez lui pour lui demander d'assurer ses biens au montant d'environ $3,000. Poitras lui aurait alors dit qu'il avait déjà obtenu des polices d'autres compagnies d'assurance, mais qu'il en voulait encore une, pour compléter, à peu près, la valeur de ce qu'il avait en main, et qui pouvait être sujet à incendie.

    EDOUARD LYNCH, menuisier, l'Epiphanie. - Le témoin raconte que son frère fut acquéreur du terrain attenant au moulin incendié. Il parle d'un certain pommier qui aurait été transplanté, du temps de Poitras, et que lui-même aurait fait disparaître en l'arrachant l'année dernière. Il a trouvé autour des racines de ce pommier des restes de mortier, de paille et des morceaux de meule de moulin.

    M. St-Pierre lui demanda si dans ce pommier il n'aurait pas trouvé la science du bien et du mal. (Rires.)

    JOSEPH COMPLAISANCE, FILS. Il est journalier à Montréal. En 1891, il demeurait à l'Epiphanie, à deux milles environ du moulin. Il n'a pas eu connaissance de l'incendie; il ne le sut que le lendemain. Souvent il a travaillé pour l'accusé. Il a transporté du grain du moulin à la maison de Poitras, avant le mois de mai. Un jour qu'il était en compagnie de son père, Jourdain et d'un nommé Complaisance, l'accusé leur aurait offert $100 pour faire brûler le moulin. Il n'a pas cru sérieuse la proposition de Poitras. Il n'en a parlé à personne, avant que M. Normandeau ne soit allé chez lui.

    En transquestion le témoin déclare qu'on ne lui a jamais offert d'argent pour son témoignage, qu'il avait déjà été arrêté pour boisson et déménagement illégal. Il dit qu'il vivait avec une autre femme que la sienne et qu'il n'a fait sa première communion qu'au moment de son mariage.

    ZOTIQUE PICOTTE, père, journalier, Etats-Unis. - Il demeurait à l'Epiphanie à l'époque du feu. La veille de l'incendie il est allé au moulin et l'a trouvé plus vide qu'à l'ordinaire.

    ZOTIQUE PICOTTE, fils, corrobore le témoignage de son père.

    AMBROISE CUSSON, charretier, l'Epiphanie. - Le soir de l'incendie, le premier, il fut arrivé sur les lieux du sinistre. Il fit le tour du moulin et quelques minutes plus tard il vit arriver l'accusé qui criait: "Des seaux, des seaux, mes amis!" Ensuite le témoin n'a revu Poitras quà la fin du feu. Le lendemain, l'accusé le rencontrant lui dit: "Ne dis rien, garde tout en toi-même."

    ELISE COTE, épouse de Joseph Jourdain. - Elle demeurait dans la petite maison non loin du moulin, son mari étant allé à Verchères, le soir du feu. Elle a vu, durant la veillée, quelqu'un avec un fanal dans le moulin. Elle s'est ensuite couchée, puis quelque temps après la lueur de l'incendie la réveilla. Elle est allé à sa fenêtre d'où elle a vu brûler le moulin et la remise. Le lendemain l'accusé est allé chez elle et lui a dit, en réponse à ce qu'elle lui demandait, s'il n'avait pas de peine de voir son moulin brûlé: "Ne parle pas de cela; ne dit rien; je me promène; je fais le triste.

    En transquestion, la dame se montre indocile, et elle répond toujours en colère.

    ADELARD HURTEAU, journalier, Sorel. - Il a été au service du nommé Frappier qui a déjà comparu. Il a lui-même transporté ce que M. Frappier avait acheté de l'accusé. Il ne dit rien de nouveau.

    GEDEON ST-ANDRE, menuisier, St-Ligouri. - Il a été au service de l'accusé; c'est M. Jourdain qui l'a remplacé. Il demeurait alors dans une partie du moulin. Le témoin dit ce qu'il y avait à ce temps dans le moulin. A l'époque du feu il demeurait à l'Epiphanie. L'accusé lui aurait demandé quelque temps après s'il travaillerait en sa faveur, au cas où il le choisirait pour estimateur des pertes.

    En transquestion, M. St-André dit qu'il est parti un peu en désaccord avec l'accusé, lorsqu'il a quitté son service, et qu'il prenait parfois quelques verres.

    La cour s'ajourne.

  7. lundi 12 avril 1897, page 5

    COUR DU BANC DE LA REINE
    L'AFFAIRE POITRAS
    Plusieurs témoins entendus samedi

    Voici à peu près les témoignages qui ont été entendus vendredi après-midi et samedi en Cour Criminelle.

    M. WILFRID LAUCAS, commis de douane à Montréal. - En 1891 il agissait pour la compagnie d'assurance "La Royale." Vers le mois de septembre il est allé chez l'accusé et lui a délivré une police d'assurance pour une somme de $3,500. Poitras aurait insisté pour avoir un montant plus considérable, par exemple, $4,000; mais la compagnie s'y refusa.

    Madame Zotique Picotte et Amable Miron corroborent des témoignages déjà rapportés et n'ajoutent rien de nouveau à la cause.

    M. JOSEPH FOREST, cultivateur, de l'Epiphanie. - Le témoin raconte qu'il se rappelle l'incendie du moulin. Ce soir-là, comme il était sur les dix heures occupé à préparer une charge pour pouvoir, le lendemain, partir plus à bonne heure pour la ville; il vit d'abord dans la direction du moulin une lumière semblable à celle d'un fanal. Son ouvrage terminé, il est entré chez lui, et puis environ vingt minutes plus tard, il sortait et aperçut le feu consumant la remise. Il courut avertir l'accusé. En arrivant à la maison, il frappa à la porte à coups redoublés. Poitras, en costume de nuit, parut alors sur le seuil, et M. Forest le tira quelque peu pour lui montrer le feu. "Qui peut m'en vouloir assez, s'écria alors l'accusé, pour avoir mis le feu à mon moulin." Ce disant il partit du côté du moulin. Le témoin courut ensuite avertir des voisins et, étant revenu, il n'a plus revu l'accusé.

    En transquestion, il dit que Poitras voyant l'incendie partit à courir du côté du feu, en se lamentant. Comme il y avait beaucoup de monde sur les lieux du sinistre, le témoin ajoute qu'il aurait bien pu ne pas remarquer l'accusé.

    DELPHIS BEAUCHAMP, marchand de l'Epiphanie.- L'un des premiers il fut sur le théâtre de l'incendie. Il venait d'arriver quand l'accusé parut. Poitras s'élança pour entrer dans le moulin, mais la flamme et la fumée le repoussèrent en ouvrant la porte. Après une vingtaine de minutes, l'accusé partit en disant: "J'ai $200 qui brûle dans le moulin." Le témoin a compris qu'il s'agissait d'une somme d'argent.

    En transquestion, il dit que Poitras semblait bien chagrin.

    M. Hansol, témoin déjà entendu, produisit à ce moment l'état des pertes payées par les assurances.

    En transquestion, il ajoute que les compagnies poursuivent, dans une action encore pendante, l'accusé en recouvrement des sommes qu'elles lui ont payées et que leurs avocats sont ?? MM. Faribault et Cornellier.

    M. JOSEPH COMPLAISANCE, père.- Il habite maintenant Montréal. En 1892 il demeurait à l'Epiphanie et allait souvent au moulin fumer la pipe. En janvier il s'y est, un jour, rencontré avec l'accusé, le meunier Jourdain et une couple d'autres. Poitras leur a offert $100 pour mettre le feu à son moulin, et leur a dit comment s'y prendre. Le père Complaisance aurait alors répondu: "Donne-moi l'argent d'abord et je m'en charge." L'accusé, en une autre occasion, renouvela son offre. Le témoin a eu connaissance de ce que le grain a été transporté du moulin à la maison. L'accusé aurait dit à ses hommes d'en laisser quelques terrinées afin de pouvoir dire en cas d'incendie qu'il y avait du grain dans le moulin. Quand le grain fut charroyé Poitras a dit en sa présence: Il va maintenant bruler bien vide," puis s'adressant à son meunier Jourdain, l'accusé lui a répété: "Il serait plus prudent pour toi d'enlever ton ménage."

    En transquestion:
    - Vous êtes bien pauvre, n'est-ce pas?
    - Oui, et ce n'est pas un crime.
    - Vous êtes soutenu ici, à Montréal, par la St-Vincent de Paul?
    - Oui, on me donne à manger.
    - Quel âge avez-vous?
    - Soixante-neuf ans.
    - Et votre fille?
    - Trente ans.
    - Votre fils a été sous les soins de la St-Vincent?
    - Oui, durant deux mois.
    - Faites vous votre religion?
    - Je vais à l'église quand cela me plait.
    - Ne vous êtes-vous jamais vanté de ne croire en rien?
    - Oui, je peux avoir dit cela.
    - Vous connaissez bien l'accusé?
    - Oui, beaucoup.
    - Quand il vous a fait des offres pour mettre le feu, l'avez-vous cru sérieux?
    - Non, j'ai pensé qu'il badinait.
    - Quand avez-vous parlé de ces choses la première fois?
    - A l'enquête préliminaire.
    - N'est-on pas allé chez vous pour vous offrir de l'argent, afin de vous faire dire quelque chose?
    - On est venu chez moi. MM. Normandeau, Chaussé et Faribault sont venus, mais il ne m'ont pas offert d'argent. Je ne leur ai pas dit un mot.
    - N'avez-vous jamais été arrêté?
    - Non, jamais.
    - N'avez-vous jamais été accusé de vous être approprié des vaches et des moutons que vous aviez loués?

    Le témoin dit que s'il faut parler de vaches il valait mieux aller aux abattoirs.

    M. St-Pierre se déclara satisfait de cette réponse.

    Le père Complaisance nia ensuite avoir jamais promis de payer les quelques mois de loyer qu'il doit à son locateur avec l'argent qu'il retirerait de ce procès.

    M. EDWARDS, gérant de la compagnie d'assurance "La Guardian," vint après donner quelques explications en rapport aux polices.

    Mademoiselle M. L. Poitras, M.Lavoie et autre furent interrogés à la séance de samedi matin. Leurs témoignages ne contiennent rien que nos lecteurs ne connaissent déjà. La couronne terminera sa preuve par un dernier témoin qui sera entendu à la prochaine séance.

  8. lundi 12 avril 1897, page 6

    ...
    ...
    Continuation du procès Poitras

    ... Ensuite on continua de procéder à l'audition des témoins dans l'affaire Poitras.

    M. le notaire J. B. Léonard, de l'Epiphanie, fut le dernier témoin produit par la couronne, son témoignage a fait voir à la cour les diverses transactions en rapport avec le moulin et le terrain sur lequel il était construit.

    La Couronne ayant déclaré sa preuve close, M. Réné de Salaberry exposa avec éloquence le mode de défense qu'il entend suivre dans cette cause; ensuite on appela M. Elz. Lachapelle, journalier de l'Assomption.

    Le témoin dit qu'il travaille lui-même dans un moulin à farine, et il produit un morceau de bois qui aurait prit feu par suite du frottement occasionné par le mouvement d'une moulange.

    M. Rodolphe Grégoire, meunier.

    Il dit qu'une fois dans son moulin, l'axe d'une moulange avait tellement chauffé qu'il en aurait pu résulter un incendie s'il ne s'en était aperçu à temps.

    La cour s'ajourne: le même témoin sera de nouveau entendu à la prochaine séance.

  9. mardi 13 avril 1897, page 1

    COUR DU BANC DE LA REINE
    L'AFFAIRE POITRAS
    L'audition des témoins de la défense

    A l'ouverture de la cour hier après-midi, l'accusé Poitras, pour cause de maladie, a obtenu du tribunal, par le ministère de son avocat, M. R. DeSalaberry, la permission de ne pas se présenter à la séance de l'après-midi. La cour continua ensuite à procéder à l'audition des témoins de la défense. Après la transquestion du témoin Grégoire, M. Nap. Magnan, de l'Epiphanie, fut entendu.

    Il a déjà été propriétaire de moulin et il raconte qu'un jour son moulin prit feu. D'après lui, le feu peut couver assez longtemps dans une boîte de moulange, avant d'éclater et l'odeur du bois qui brûle, se trouvant renfermé, peut bien tarder à se répandre dans le moulin. Il n'a jamais vu les ceintrages des moulanges du moulin de Poitras, mais ce serait, dit-il, exception si ces derniers n'étaient pas en bois.

    En transquestion, il dit que lorsqu'une moulange est en mauvais ordre et manque de grain, le frottement occasionne alors l'incendie. Il croit que le moulin de l'accusé n'était pas autrement que les autres et que les mêmes causes peuvent produire les mêmes effets.

    M. Louis Poitras, cultivateur, l'Epiphanie, déclare, en réponse aux question de l'avocat de la défense, que l'accusé avait depuis qu'il en était propriétaire, fait à son moulin, pour trois ou quatre mille piastres de réparation. Ce qui portait à $8,000 la valeur de la propriété, qui avait d'abord été acquise moyennant $4,000. Il connaissait parfaitement le moulin comme étant une ancienne propriété de son père.

    Il explique que la boîte à moulange était de fonte, avec coins de bois pour dresser la roue sur l'essieu, le ceintrage était aussi de bois. Au temps où son père exploitait le moulin, le feu s'était un jour déclaré dans le ceintrage d'une moulange. Cette fois, lorsqu'il s'en est aperçu, la flamme sortait du collet de la moulange. Le feu, ajouta-t-il, peut fort bien séjourner deux à trois heures dans la boîte de la moulange avant d'éclater.

    Le témoin dit ensuite qu'il connaît les Complaisance, père et fils.

    Ici la défense veut dévoiler à la cour la réputation de ces témoins déjà entendus pour la couronne; mais de vives objections sont soulevées par M. Faribault. Finalement le témoin déclare qu'il ne croirait pas les Complaisance sous serment.

    En transquestion, la Couronne fait dire au témoin que jamais les Complaisance ne se sont rendus coupables de faux, de vols, de de meurtres, etc., en sa présence, et que le motif de l'affirmation plus haut mentionnée venait de ce qu'il n'avait jamais vu ces gens-là à l'Eglise.

    M. Joseph Frappier, qui a déjà comparu pour la Couronne, est de nouveau appelé par la défense. Il dit que les compagnies d'assurance ont un tarif spécial pour les moulins, et que ces sortes de risques sont considérés comme dangereux et hasardeux. Il dit que le feu s'est déjà déclaré deux fois dans son moulin et qu'il en a attribué les causes aux frottements de l'essieu.

    Interrogé par la Couronne, il dit que le feu ne peut prendre quand l'essieu est bien graissé, et de plus qu'il est bien rare que la vitesse d'un moulin à farine soit assez grande pour occasionner l'incendie, à moins que les moulanges viennent à manquer de grain. En ré-examen, il dit que le feu peu séjourner longtemps dans une boîte à moulange avant d'éclater.

    M. Louis Poitras, hôtelier, l'Epiphanie, déclare à la défense avoir eu connaissance d'une offre faite à l'accusé pour son moulin. Il dit que le moulin était assez achalandé. Il a déjà vu, mais la Couronne lui fait dire que c'était une couple d'années avant le feu, de 4 à 500 minots de grains dans le moulin.

    M. J. B. Beaucoup, cultivateur de Mascouche. Le témoin déclare qu'il a déjà offert à l'accusé une terre et $2,000 en échange pour son moulin et tout ce qui s'y rattachait. Poitras lui demandait environ $4,000 de retour.

    Il ne connaissait rien dans les moulins, mais il croyait faire un bon marché. Il dit qu'il a fait cette offre à l'accusé, environ sept ou huit mois avant le feu.

    A 5 heures la séance s'ajourne.

  10. mardi 13 avril 1897, page 6

    COUR DU BANC DE LA REINE
    (suite de la première page)

    La cour a continué à entendre ce matin les témoins de la défense dans l'affaire Poitras.

    M. J. B. Beauchamp, qui avait été rappelé par l'avocat de la couronne, ne peut être entendu pour cause d'indisposition. Le premier témoin fut:

    M. LUDGER PAUZE, de l'Epiphanie.- Le témoin déclare qu'il allait souvent au moulin; il y était allé le jour même du feu. Il n'y a rien remarqué d'extraordinaire; il croit que rien n'avait été dérangé dans le moulin. Il ne peut rien dire de la réputation de Jourdain ni des Complaisance. En transquestion, il dit qu'il n'a pas vu ce jour là, au moulin, autre personne que l'accusé.

    M. FRANÇOIS LAMARCHE, rentier, de Mascouche.- Il était une pratique du moulin Poitras. Il était allé au moulin à la veille du feu, pour faire moudre quinze à vingt minots de grain. Je n'ai rien observé du contenu du moulin. Ce jour là il avait fait un marché avec l'accusé pour faire moudre une cinquantaine de minots.

    En transquestion le témoin déclare ne pas être entré au moulin.

    M. ANTOINE ROBINET, cultivateur de St-Roch.- Il est allé acheter du grain au moulin le jour du feu. Il a remarqué un joli tas de grain, il y avait aussi, de la fleur, du blé, etc.

    Il connait la réputation générale des Complaisance; il ne les croirait pas sous serment.

    En transquestion le témoin déclare qu'il ne croirait pas sous serment les personnes déjà nommées parce que, d'après lui, elles ne faisaient pas de religion et n'allaient pas à l'église. Il n'a pas vu les Complaisance commettre aucun crime en sa présence. Il ne se souvient pas d'avoir vu, le jour où il est allé au moulin, un nommé Elz. Boileau. Il a rencontré ce monsieur l'hiver dernier et ils ont parlé ensemble du procès. M. Robinet aurait demandé à M. Boileau s'il l'avait vu le jour du feu au moulin. Aux interrogations de M. Faribault, le témoin dit qu'il n'avait jamais été arrêté sous aucune accusation.

    M. ELMOUR BLANCHARD, de l'Epiphanie.- Le témoin allait souvent au moulin, et quelques jours avant le feu, il était monté dans le haut et il avait remarqué de la fleur et du grain en quantité suffisante.

    En transquestion il dit qu'il ne pouvait y avoir plus de quelques mois avant l'incendie, qu'il était allé au moulin.

    M. TREFFLE RICHARD, propriétaire de moulins à l'Epiphanie.- Le témoin explique comment il se fait que le feu puisse se déclarer dans un moulin à farine et cela assez fréquemment. M. Richard avait été chargé par l'accusé de prendre connaissance du rapport fait par les estimateurs et de voir s'il était juste. Il a trouvé qu'on n'avait pas donné une valeur assez considérable à l'installation des machineries, ce qui a donné lieu à quelques reproches de la part de Poitras à son expert, qui avait signé le rapport avant qu'il fut revisé.

    En transquestion il dit que dans les moulins le feu ne saurait prendre lorsque les moulanges sont bien en ordre, et qu'on ne les fait pas marcher sans grain.

  11. mercredi 14 avril 1897, page 3

    COUR DU BANC DE LA REINE
    L'AFFAIRE POITRAS
    Se continue en cour criminelle
    Témoignage de l'accusé lui-même
    Il jure qu'il n'a ni mis ou fait mettre le feu
    La défense interroge aussi sa femme

    La foule qui s'était rendue à la cour hier après-midi était très considérable et nombre d'auditeurs ont dû demeurer debout, tout le temps de la séance.

    Le premier témoin interrogé fut:

    M. CHS HANSON, qui a déjà été entendu pour la couronne. Il déclare que les risques sur les moulins à farine sont hasardés, et qu'en conséquence les primes sont beaucoup plus élevées que pour toute autre bâtisse.

    MM. Louis Gourre, Anthime Hétu et Olivier Martel sont entendus.

    Leurs témoignages n'ajoutent rien à la cause.

    Madame OLIVIER POITRAS, l'épouse de l'accusé, entre ensuite dans la boîte. Ayant prêté serment, elle déclare qu'elle se rappelle ce qui s'est passé, chez elle, le soir du feu et elle s'exprime comme suit: "Sur les sept heures du soir, ayant préparé ma table, je suis allée au moulin chercher mon mari, pour souper. Il était occupé à balayer. Je l'ai entendu quelque peu, puis quand son ouvrage fut terminé, il est sorti du moulin, avec moi, et il a fermé la porte à clef, en ma présence. Ensemble, nous sommes allés prendre notre repas: ce fut une affaire d'une quinzaine de minutes. Ensuite, mon mari est allé à la grange faire son "train." Il n'a pas été plus longtemps qu'à l'ordinaire, tout au plus vingt minutes. Il revint alors à la maison, et presqu'aussitôt il s'est couché pour ne se relever qu'au moment où je lui ai signifié qu'on frappait à la porte. On venait avertir que le feu était au moulin. Pour moi, je me suis mis au lit environ trois quart d'heure après lui. Quand j'ai entendu frapper avec force, je l'éveillai et lui fit comprendre que quelqu'un était à la porte. Sans s'habiller, il est alors allé ouvrir, puis n'est revenu à la maison qu'environ une heure plus tard. Voyant qu'il ne revenait pas, je me suis moi-même levée pour voir ce qui en était, et j'ai aperçu le moulin et la remise en flammes."

    Mme Poitras, répondant aux interrogations de l'avocat de la défense, raconte ensuite que le meunier Jourdain demeurait depuis environ trois semaines hors du moulin, dans une petite maison qui appartenait à l'accusé. Jourdain avait été remercié de ses services pour cause de paresse. Quand son mari est entré, durant le feu, après avoir été environ une heure dehors, il pleurait et se lamentait. Il est monté dans une chambre de l'étage supérieur et de là considérait le feu.

    Elle déclare ensuite que les mots: "Dis rien, parle pas," que quelques témoins de la couronne ont fait valoir comme étant de nature à compromettre l'accusé, après le feu, n'étaient que des expressions qu'il répète à tout propos. Elle n'est jamais allée avec lui faire aucun voyage aux Etats-Unis ou dans l'Ontario, pour changer de l'argent vrai pour une plus grande somme d'argent falsifié. En transquestion, le témoin dit qu'il pouvait être onze heures lorsqu'on est venu réveillé l'accusé. Elle n'a pas vu de quel côté s'est dirigé son mari, lorsqu'il est sorti. L'incendie a duré presque toute la nuit, le feu lui a paru très ardent. Elle ne s'est pas rendu sur les lieux du sinistre parce qu'elle avait un enfant malade et qu'elle ne pouvait pas le quitter.

    Elle ne sait pas lequel des deux, du moulin ou de la remise qui a brûlé le premier. Elle ne peut dire la quantité de grains qu'il y avait dans le moulin lors du feu. Elle nie avoir jamais dit au témoin Forest qu'il valait mieux dire dans son témoignage que le moulin avait brûlé avant la remise. Elle lui aurait dit qu'elle croyait que le feu s'était d'abord déclaré au moulin, sans l'engager à dire comme elle. Le témoin déclare qu'elle ne savait pas si c'était dans l'intérêt de la cause que le moulin fut brûlé le premier.

    Vu l'infirmité du témoin qui n'entend absolument rien, son épouse fut chargée de lui faire comprendre les interrogations qui lui furent faites.

    Questions posées par la défense:
    - Le moulin a-t-il fonctionné le jour du feu?
    - Oui, et c'est moi-même qui l'ai fait marcher.
    - Jusqu'à quelle heure le moulin a-t-il marché?
    - Jusque sur le soir.
    - A quelle heure êtes-vous parti du moulin pour aller souper?
    - Il faisait brun.
    - Après le repas qu'avez-vous fait?
    - J'ai soigné mon cheval et ma vache.
    - Combien cela vous a-t-il pris de temps?
    - Bien peu de temps, j'étais fatigué et j'avais hâte d'avoir fini.
    - Ensuite, qu'avez-vous fait?
    - Je suis revenu à la maison , me suis déshabillé et couché.
    - Vous êtes-vous relevé avant qu'on soit venu vous crier: "Au feu"?
    - Non, pas avant ce moment-là.
    - N'avez-vous pas rencontré le nommé Cusson au feu et le lendemain?
    - Oui, je l'ai vu.
    - Lui avez-vous dit de ne rien dire, de ne pas parler?
    - Je ne me rappelle pas de lui avoir rien dit de cela.
    - Aviez-vous aucune raison de demander à Cusson de ne rien dire au sujet du feu?
    - Je ne vois pas pourquoi je l'aurais fait.
    - Avez-vous vu la femme de Jourdain quelques jours avant le feu?
    - Oui, je l'ai vue.
    - Ne lui avez-vous pas dit: "Ne parle de rien?"
    - Non, lorsque je l'ai vue venir à la maison, je lui ai dit de s'en aller, qu'elle n'avait pas d'affaire chez moi.
    - "Est-ce vous qui avez mis le feu à votre moulin, ou qui l'avez fait mettre?"
    - Non, certainement ce n'est pas moi qui l'ai mis, ni qui l'ai fait mettre.

    J'aurais été bien fou de le faire, quand pour avoir quatre à cinq mille des assurances, j'en aurais refusé une dizaine de mille pour vendre mon moulin à un nommé Desrosiers ou pour l'échanger avec I. B. Beauchamp. Je jure, et je sais ce que c'est qu'un serment, je jure que je n'ai pas mis le feu et que je ne l'ai pas fait mettre.
    - N'avez-vous jamais parlé aux Complaisance ou à Jourdain de mettre le feu à votre moulin?
    - Je ne me rappelle pas, je puis peut-être avoir parlé ainsi en riant, mais je ne me rappelle pas du tout.
    - N'avez-vous jamais offert $100 à celui d'entre eux qui voudrait incendier votre moulin?
    - Je ne me souviens pas d'avoir jamais offert un centin, à qui que ce soit, dans ce sens.
    - Quand et dans quelle circonstance, Jourdain est-il déménagé du moulin à la petite maison?
    - Comme je ne voulais plus l'employer, je lui ai dit de s'en aller. Les chemins étant impraticables, c'était vers la fin d'avril, je lui ai permis, en attendant, de se retirer dans ma petite maison et voilà pourquoi, ce dernier y a transporté ses meubles.
    - La balance à fléaux a-t-elle passé au feu, de même que les piques?
    - Oui, la balance et les piques ont été trouvés dans les ruines.
    - Les sas et la balance qu'on a produits en cour, comment se fait-il qu'ils n'ont pas brûlé?
    - Les sas ne faisant pas l'affaire, je les avais remplacés par d'autres et je gardais ceux-ci à ma maison. Pour la balance à plate-forme elle avait été transportée à mon hangar pour peser des patates.
    - Et ce pommier qu'il y avait auprès du moulin pourquoi avait-il été transplanté?
    - Le pommier se trouvait dans un endroit où le soleil ne pouvait l'atteindre et il ne produisait aucun fruit. On m'avait dit qu'en le transplantant, après avoir mis de la pierre sous les racines, il pourrait rapporter des pommes en abondance. C'est pourquoi je l'ai placé, une dizaine de pieds plus loin, et j'ai mis des pierres au pied.
    - Vous a-t-on sollicité pour vous faire assurer?
    - Oui, ma femme a longtemps prié et mon beau-frère est venu un jour avec un agent d'assurance, c'était le premier que je voyais. Je n'ai pas voulu consentir et l'assureur dut repasser trois fois.
    - Le jour du feu y avait-il du grain dans le moulin et quelle quantité?
    - Oui, il y avait du grain dans le haut du moulin et d'après moi il y avait environ quatre à cinq cents minots.

    Il indentifia sa signature sur une réclamation, par lui faite, à la compagnie d'assurance, "La Citizen", puis la cour s'est ensuite ajournée.

    L'accusé sera de nouveau interrogé à la prochaine séance.

  12. mercredi 14 avril 1897, page 6

    ...

    ...

    L'argumentation ayant duré jusqu'à 11.30 hrs, la transquestion de Poitras dura jusqu'à la fin de la séance. Les choses que l'accusé a déclaré à la Couronne ne sont autres que celles déjà publiées dans notre dernier rapport.

  13. jeudi 15 avril 1897, page 4

    COUR DU BANC DE LA REINE
    Continuation de l'affaire Poitras
    FIN DE LA PREUVE
    Plaidoiries samedi matin

    Le premier témoin entendu à la séance de la Cour du Banc de la Reine, ce matin, dans l'affaire Poitras, fut:

    M. H. G. GEAR, évaluateur au service des compagnies d'assurance.- Le témoin déclare qu'il lui semble impossible que trois à quatre cents minots de grain puissent brûler en quelques heures seulement. Après le feu, il restera des vestiges de grain.

    En transquestion- Si le grain était à un étage supérieur il aurait peut-être pu être consumé, mais il restera toujours quelque chose qui indiquera qu'il y avait du grain dans la bâtisse.

    M. C. GELINAS, inspecteur d'assurance, corrobore le témoignage précédent.

    M. WILLIAM LYNCH, l'Epiphanie.- Le témoin déclare que quelque temps avant le feu l'accusé avait offert à son frère de lui vendre son moulin.

    En transquestion, il ajoute que Poitras leur avait voulu vendre son moulin à l'occasion d'un procès au sujet d'un cours d'eau qui alimentait et le moulin de l'accusé et celui de M. Lynch.

    CHAS. Hanson, représentant des assurances.- Il est allé à l'Epiphanie, une couple de jours après le feu, et après avoir bien examiné les lieux, il n'a pas vu de vestiges de grain.

    En transquestion, il déclare qu'il était allé s'enquérir s'il y avait eu incendie criminel, et il n'a pas jugé à propos d'empêcher le paiement des polices.

    LE NOTAIRE LEONARD vint alors donner communication d'un acte de vente de la propriété du moulin incendié. Il retire la déclaration qu'il a faite au sujet de la crédibilité de l'accusé, sous serment.

    J. MARIEN,- D'après la réputation générale de l'accusé, il ne le croirait pas sous serment, mais il croirait Complaisance.

    En transquestion il dit avoir eu des difficultés avec Poitras.

    M. DELPHIS BEAUCHAMP.- Il croirait bien l'accusé sous serment, d'après ce qu'il connait de lui.

    M. ONESIME PAYETTE, cultivateur de St-Paul l'Ermite; M. J. E. Duhamel, notaire, de l'Assomption, corroborent le témoignage de M. Beauchamp, et la défense déclare n'avoir plus d'autre témoin à faire entendre.

    Les plaidoyers des avocats de la couronne et de la défense au jury se feront à la prochaine séance, qui aura lieu samedi matin à dix heures.

    M. H. C. St-Pierre devra parler environ trois heures durant.

  14. lundi 19 avril 1897, page 6

    COUR DU BANC DE LA REINE
    CE MOULIN INCENDIE
    L'affaire Poitras n'est psa encore terminée
    A cause de l'absence d'un sténographe
    Eloquents plaidoyers de MM. St Pierre et de Salaberry

    Les deux séances de la cour criminelle, samedi dernier, furent entièrement consacrées aux plaidoyers des avocats dans l'affaire Poitras.

    M. H. C. St-Pierre, avec son éloquence accoutumée, fit le premier, ressortir dans un discours de trois heures, tous les éléments de la preuve favorables à son client. L'orateur débuta par un éloge de son jeune confrère, M. Réné de Salaberry, à qui revient en partie, l'honneur d'avoir préparé cette cause avec tout le tact d'un avocat d'expérience. M. St-Pierre parla un moment de l'avocat actuel de la couronne qui est lui-même l'avocat des compagnies d'assurance. Il fit une sortie vigoureuse contre les deux individus qui s'intitulent détectives privés de l'Assomption, et qui ont intérêt à faire le plus grand nombre d'arrestations possibles. Le savant avocat continue en pesant la valeur des preuves fournies par les témoins, et celles apportées par la couronne. Il termine enfin son magistral plaidoyer par une péroraison qui fit verser des larmes à la plupart de ses auditeurs.

    Pour donner à nos lecteurs la manière de procéder adoptée par la défense dans cette cause, nous ne saurions mieux faire que de publier l'allocution de M. Réné de Salaberry au jury, avant le commencement de la preuve de la défense.

    Devant m'en tenir au simple exposé de la défense, je m'efforcerai, messieurs d'être aussi court et aussi précis que possible et je me contenterai de mettre sous vos yeux, les grandes lignes de la défense en cette cause.

    L'accusation qui pèse sur la tête de l'accusé, repose sur deux chefs principaux. D'abord M. Poitras, la justice de notre pays, représentée par mon savant ami M. Faribault, vous accuse d'avoir obtenu de deux compagnies d'assurances, la somme de $725.00, en réclamant en premier lieu, certains objets qui de fait n'ont pas été incendiés, et en second lieu des quantités de grain qui n'ont jamais existées dans votre moulin. Mais la couronne sentant le besoin d'étager sa preuve, qu'elle-même trouvait faible, ajoute: Quand même ces objets eussent été incendiés, quand même les quantités de grain que l'accusé a mentionnées, eussent réellement existé dans le moulin, M. Poitras, vous seriez encore coupable et cet argent vous l'avez volé, car c'est vous dont la main criminelle a allumé la torche incendiaire.

    A ceci la défense répond: La plupart des objets mentionnés ont de fait été incendiés; tant qu'aux autres, ils ont si peu de valeur qu'il serait ridicule de croire qu'un homme, à moins d'être insensé, eut enlevé, au risque d'être découvert, des objets d'une valeur nulle, quelques jours avant l'incendie. Quant aux quantités de grain, la défense prouvera que la veille de l'incendie ces quantités existaient réellement dans le moulin. Enfin la publicité du prétendu déménagement est une preuve de la bonne foi et de l'innocence de l'accusé.

    Je passe, sans plus de commentaires, au second chef de preuve de la couronne. D'abord la défense, par une théorie bien appuyée, vous démontrera que l'incendie est purement accidentel. En second lieu, nous prouverons que l'accusé a fermé son moulin à 7 heures et demie du soir, en présence d'un témoin, est retourné chez lui et n'en est plus sorti qu'au moment où on est venu lui annoncer le malheur qui le frappait. A cette nouvelle il éclate en sanglots et s'écrie: "Qui m'en veut assez pour mettre le feu à mon moulin." Enfin, la défense vous montrera que l'accusé n'avait pas d'intérêt à commettre pareil crime, ayant refusé, pour son moulin des offres qui s'élèvent à un montant plus élevé que celui des assurances. Enfin la cconduite de l'accusé dans la nuit funeste de l'incendie, et le mauvais caractère des principaux témoins de la Couronne, complètent l'argument de la défense. Eh bien! messieurs, quand nous aurons établi cette preuve devant vous, quand la voix éloquente de mon savant maître, M. St-Pierre, s'élèvera encore une fois, sous les voûtes de cette cour, pour la défense d'un innocent et qu'il viendra réclamer de votre conscience l'acquittement de l'accusé à la barre, ce sera pour vous, messieurs, un devoir bien doux et bien facile à remplir. Donc, messieurs, fort de l'innocence du vieillard infirme et malade que je suis chargé de défendre aujourd'hui devant vous de toute la force de mon droit, permettez-moi, messieurs, malgré le réquisitoire que vous avez entendu au commencement de cette cause et le réquisitoire probablement plus voilent que vous entendrez de la part de la Couronne à la fin de ce procès, laissez-moi croire que répondant à l'appel de votre conscience, vous rendrez un citoyen honnête à la société et un père à son épouse et à ses quatre petits enfants.

    ___________

    Monsieur St-Pierre employa la séance entière de l'avant-midi samedi.

    Reférant à la quantité de grain réclamé des assurances, le savant avocat dit:

    La Compagnie d'Assurance la Citoyenne est la seule où Poitras a fait assurer le "stock," ou contenu de son moulin, c'est-à-dire les meubles, les outils et le grain.

    Remarquez bien, dit-il, que dans sa demande d'assurance, il évaluait à $600 le montant des meubles et à $300 le montant du grain moulu ou non moulu. Quel montant d'assurance lui a-t-on accordé? Trois cents dollars pour le tout. Donc dans l'esprit de Poitras, cette somme de trois cents dollars représentait dans la même proportion à savoir, celle d'un tiers pour le grain et de deux tiers pour les meubles et les outils, $100 pour le grain et deux cents dollars pour les outils. Quelle a été le montant de sa réclamation contre la Citoyenne pour les meubles et les outils? Cent onze dollars et quatre-vingt cents -disons une somme ronde- cent douze dollars. Remarquez bien que quel que fut le montant fixé par les estimateurs sur cet item que cette estimation fut de $725 ou de $1000. Poitras ne pouvait réclamer, dans tous les cas que $300, montant de son assurance. Or, nous voyons par sa réclamation qu'il y avait pour $112 de meubles et d'outils dans le moulin, la balance qui devait former les trois cents piastres et représenter le grain moulu ou non moulu ne formait donc qu'une somme de $188. Disons $175, si vous voulez ou même $10 pour le grain. Est-ce qu'on y regarde de si près lorsqu'on fait une réclamation auprès des asssurances après un sinistre? N'est-il pas universellement reconnu que les assurances ne paient jamais les pertes dans leur pleine valeur: avec elles il faut plaider, il faut combattre et on se compte très heureux lorsqu'on peut toucher les deux tiers de ce qu'on réclame. Rappelez-vous bien aussi que les témoins qui ont prétendu que du grain avait été enlevé nous parlent de ce fait comme ayant eu lieu quinze jours ou trois semaines avant la date du feu. C'était à l'époque du déménagement de Jourdain, et ce dernier nous dit qu'il a lui-même aidé à transporter ce grain. Or, dans quinze jours ou trois semaines de temps, en supposant que cette version fut vraie (chose que je n'admets certainement pas) il pouvait fort bien entrer pour $150 de grain dans le moulin. C'est la saison bésogneuse et le moulin a une capacité, disent les demandes d'assurances, de soixante-quatorze minots par jour.

    Mais, messieurs, ajouta le savant avocat, croyez-vous à cette histoire de ces trois ou quatre témoins suspects? Sans doute, il y a eu du grain transporté dans sa batterie, près de sa maison. Il nous l'a dit lui-même, il en avait besoin pour ses animaux, mais il est faux que tout le grain ait été transporté. On nous dit: Le grain ne brûle que lentement. Oui, lorsqu'il est en tas à terre, mais pas lorsqu'il est au deuxième ou troisième étage sous une fournaise ardente, c'est différent. On ajoute: "On n'a pas retrouvé du grain après le feu?" Qui vous dit cela? des témoins qui viennent parler cinq années après le sinistre. Ont-ils regardé dans le canal, au fond de l'eau? Non, alors que savent-ils? N'oubliez pas, messieurs, que les assurances ont gagné plus de douze cents dollars sur lui en le forçant de régler à l'amiable. Vraiment, ces compagnies ont bien mauvaise grâce à nous parler d'exagérations dans la réclamation du grain, lorsqu'elles ont forcé ce pauvre réclamant à accepter un règlement qui représentant un profit clair de plus de $1,200 pour elles.

    Vers deux heures et demie, M. Faribault commença à adresser le jury pour la Couronne. Il commenta la preuve de la défense, puis il fit voir aux jurés que si le témoignage de l'accusé est vrai et admis comme tel, il faut croire que trois ou quatre témoins de la Couronne se sont rendus coupables de parjure.

    L'avocat de la Couronne, fut interrompu par la défense, qui prétendit que des paroles citées par M. Faribault comme venant des témoins, n'avaient jamais été prononcées. L'honorable président du tribunal fit alors appelé le sténographe, mais après d'inutiles recherches, il fut forcé d'ajourner la cour à mardi matin, vu que le cas ne pouvait être réglé que par la production des notes sténographiques. Le sténographe en faute fut déclaré coupable de mépris de cour, et la séance fut aussitôt levée.

  15. mardi 20 avril 1897, page 6

    COUR DU BANC DE LA REINE
    L'AFFAIRE POITRAS
    Un verdict cet après-midi
    ...

    ...Ensuite M. Faribault continua à adresser le jury. Il insiste sur le feu que dans cette cause il ne s'agit pas du crime d'incendie, mais bien de l'obtention d'argent sous de faux prétextes.

    M. St-Pierre, avec la permission du tribunal, releva ensuite certaines choses, auxquelles avait fait allusion l'avocat de la défense; par exemple, il fit relire le témoignage de M. Rocher. Il dit que M. Faribault avait tort de venir dire aux jurés qu'il y avait eu changement de venue dans cette cause, du tribunal de Joliette à celui de Montréal pour la raison que Poitras était trop connu dans son district. La vraie cause, c'est qu'il y avait motif de justice. Le savant avocat continua à réfuter ce qui ne lui semblait pas correct dans les affirmations du procureur de la couronne, puis l'honorable juge Wurtele résuma ensuite la preuve aux jurés et parla environ une heure. Les jurés se retirèrent ensuite, puis la cour est ajournée jusqu'à trois heures.

  16. mercredi 21 avril 1897, page 5

    COUR DU BANC DE LA REINE
    L'AFFAIRE POITRAS TERMINEE
    Il n'a pas mis le feu à son moulin
    Tel est le verdict du jury
    On le trouve coupable d'obtention d'argent sous de faux prétextes
    ...

    Il y avait affluence à la cour, hier après-midi. On était venu en foule dans le but d'assister au dénouement du dernier et peut-être du plus intéressant procès que la cour eut à juger durant ce terme. Il était plus de trois heures et demie, quand le jury rendit son verdict dans la fameuse affaire Poitras. L'accusé fut déclaré coupable d'obtention d'argent sous de faux prétextes, à cause des représentations qu'il a faites aux compagnies d'assurance pour se faire indemniser de la perte du grain qui aurait été enlevé avant le feu.

    Le jury recommanda cependant le prisonnier à la clémence de la cour et ajouta qu'il ne le trouvait pas coupable du crime d'incendie.

    La sentence sera rendue jeudi matin...

  17. jeudi 22 avril 1897, page 6

    COUR DU BANC DE LA REINE
    Le juge Wurtele prononce des sentences
    Olivier Poitras condamné à 15 mois de prison sans travaux forcés

    Son Honneur le juge Wurtele a rendu ce matin en cours d'assises les sentences suivantes:

    Olivier Poitras, coupable d'obtention d'argent sous de faux prétextes, fut condamné à quinze mois de prison sans travaux forcés...

  18. mercredi 2 juin 1897, page 6

    COUR DU BANC DE LA REINE
    ...
    Encore l'affaire de Olivier Poitras

    ...

    A l'ouverture de la séance, ce matin, M. H. C. St-Pierre demanda si un bref de nolli prosequi avait été émané en faveur de son client, Olivier Poitras. Comme nos lecteurs se le rappellent, au dernier terme de la cour criminelle, Poitras fut trouvé coupable d'obtention d'argent sous de faux prétextes. Le jury avait alors rendu un verdict spécial par lequel il exonérait le prisonnier de l'accusation d'incendiaire et de parjure qui était portée contre lui.M. St-Pierre avait alors demandé aux avocats de la Couronne de s'entendre a vec le procureur-général pour qu'un bref de nolli prosequi fut demandé. Comme la chose n'a pas été faite jusqu'à présent, M. Desmarais a promis de se mettre en communication avec M. Faribault qui agissait dans ce procès comme avocat de la Couronne, puis ensuite d'en appeler au procureur-général s'il y a lieu.

  19. lundi 7 juin 1897, page 6

    COUR DU BANC DE LA REINE
    Un "nolle prosequi" dans l'affaire Poitras

    Ce matin, à l'ouverture de la séance, M. O. Desmarais déclara à la cour qu'il avait communiqué avec le procureur-général, au sujet des deux accusations encore pendantes sur la tête d'Olivier Poitras, déjà condamné pour obtention d'argent sous de faux prétextes, et que le "nolle prosequi" devait être entré tel que demandé par M. St-Pierre...



Jacques Beaulieu
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