Ce document, propriété de
Madame Jannice Saint-Pierre Westfall,
arrière-petite-fille d'Henri Césaire Saint-Pierre,
a été transcrit par Jacques Beaulieu,
arrière-petit-fils du même personnage.
Document sans titre
Concitoyens,
Tous les ans, l'amitié et la reconnaissance,
(la reconnaisance qu'on a si bien défini la mémoire
du coeur) vous amènent pensifs et recueillis autour
de ces tombes muettes pour y déposer des fleurs et
des couronnes avec le tribut pieux de votre souvenir
et de vos prières pour ceux qui ne sont plus.
Parmi nous se trouvent des parents, des frères,
des enfants dont la douleur à demi assoupie se
réveille et retrouve aujourd'hui toute son amertume
et toute sa désolation en pensant à ceux qu'ils ont
tant aimés et qui maintenant dorment en silence de
ce sommeil dont on ne se réveille jamais.
Ici se trouvent en même temps des citoyens qui
viennent témoigner de leur reconnaissance pour ceux
qui après avoir été des serviteurs fidèles sont
tombés dans l'accomplissement du devoir.
Bien des mois, bien des années peut-être
se sont écoulés
depuis le jour témoin des derniers battements
de leur coeur, mais leur âme immortelle qui est
montée là -haut doit contempler avec émotion et
bonheur le spectacle de tant de personnes qui leur
furent chères, réunies en ce moment autour de leurs
tombes pour leur dire encore une fois qu'elles ne
sont pas oubliées.
Il n'y a que peu de jours j'étais ici, dans ce
champ des morts, pour parler à d'anciens compagnons
d'arme, de nos camarades qui ne sont plus. Ancien
soldat de l'armée de la République voisine, en
évoquant les souvenirs du passé mon coeur débordait
d'émotion; mais permettez-moi de vous le dire,
j'éprouve en face de ces preux qui dorment à nos
pieds un sentiment non moins intense, une émotion
non moins vive. "Car, vous aussi, nobles héros dont
nous honorons la mémoire, vous avez été des soldats.
Mes camarades et moi nous avions juré de défendre
une grande cause et dans l'accomplissement de cette
tâche des milliers des nôtres sont tombés. - Vous,
vous vous êtes engagés à faire votre devoir en
protégeant la vie et la propriété de vos concitoyens
et comme des soldats vous vous êtes précipités en
avant sans songer au danger, vous avez combattu sans
crainte comme sans ostentation et sans forfenterie, et
vous êtes tombés, humbles victimes du devoir au poste
qui vous avait été assigné."
Ah, n'aie-je pas raison de le dire, n'ont-ils pas
été de braves et valeureux soldats? Quel est le preux
sur les champs de bataille qui plus qu'eux fait preuve
de courage et de dévouement? Quel est celui d'entr'eux
qui a fait face sans hésiter à des dangers plus
imminents, Ã une mort plus certaine et plus
horrible?
Messieurs, il existe dans le monde des gens
d'élites chez qui la bravoure et l'héroïsme semblent
être des qualités tellement inhérentes à leur nature
que le danger paraît être leur élément, et que pour
eux un acte de bravoure et de dévouement semble être
une chose toute naturelle.
Je me permettrai de citer deux exemples pris au
hasard. Au combat de St Eustache, en 1837, Chénier
s'entoure d'une centaine de paysans pour arrêter
la marche d'une armée de trois mille hommes commandée
par un vétéran de Waterloo. Les cent hommes de Chénier
ne sont pas même tous armés. Ils s'adressent à leur
chef et lui demandent des fusils.
"Attendez le commencement du combat, leur répond
Chénier, ceux d'entre vous qui sont sans armes
prendront les fusils de ceux qui auront été tués."
Paroles héroïques dignes des chevaliers les plus
vantés de l'antiquité. Aussi est-ce sans étonnement
que l'on voit ce brave des braves mourir à son poste,
à la tête de ses compagnons, les armes à la main.
Pensez-vous qu'en faisant une telle recommandation
à ses camarades Chénier s'imaginait dire des paroles
que recueillerait l'histoire? Non Messieurs. Pour lui
mourir à son poste dans l'accomplissement de ce qu'il
croyait être son devoir était chose toute naturelle
et jugeant des autres par ses propres impressions il
croyait donner là un ordre auquel ses compagnons
devaient s'attendre.
Laissez-moi vous citer un exemple plus récent:
Il y a quelques années se trouvait préposé à la
régie du Pénitencier de St Vincent de Paul, un autre
vieux brave, le Préfet Laviolette. Une insurrection
éclata parmi les détenus. Les révoltés s'emparent de
lui et se servant de son corps comme d'un bouclier
ils le poussent en avant au moment où ils vont
s'échapper par une brèche pratiquée dans un mur.
Ils avaient compté sans la bravoure du vieux préfet.
Les gardes craignant de tuer leur chef en tirant sur
les révoltés restaient là immobiles sans oser se
servir de leurs armes: "Tirez" leur cria le préfet,
et commes elles hésitaient encore, "Mais tirez donc",
leur cria-t-il une deuxième fois. Cinq coups de
carabine partent en même temps et cinq balles
labourent la poitrine du vieux héros. Le préfet
Laviolette tombait baigné dans son sang, mais le
pénitencier était sauvé.
Vous le savez, le Préfet Laviolette a survécu
pendant quelques années à ses blessures. Il est mort
il y a quelques mois seulement; mais allez-vous
enquérir auprès de ceux qui ont vécu dans son
intimité s'il s'est jamais imaginé en ordonnant Ã
ses gardes de faire feu sur lui avoir fait là l'acte
d'un héros. Tous vous répondront qu'il n'y a jamais
songé, il entendait faire son devoir et rien
d'avantage, et comme il croyait que son devoir
était de se faire tuer, il avait tout simplement
ordonné sa mort, commandé qu'on le fusillat.
Ce que je viens de dire en parlant des actes
héroïques de ces deux braves dont les noms resteront
légendaires, je puis avec assurance le répéter en
l'attribuant à nos sapeurs pompiers. Dans la poitrine
de chacun d'eux bat le coeur d'un héros.
Que de fois n'avons-nous pas été témoins de leur
bravure et de leur dévouement. Ne vous est-il pas
arrivé quelquefois d'être éveillé au milieu d'une
nuit sombre par les battements lugubres du tocsin?
"L'esprit de minuit passe et pendant l'effroi
"Douze fois se balance au battant du beffroi
"Le bruit ébranle l'air, roule et longtemps encore
"Gronde comme enfermé dans la cloche sonore
"Le silence retombe avec l'ombre - Écoutez
"Qui pousse ces clameurs? Qui jette ces clartés?
Il semble qu'un glas de mort vient de répandre
partout la consternation et la terreur. Regardez,
voyez-vous là -bas cette lueur sinistre? C'est le feu.
Dans un clin d'oeil de lourds tourbillons d'une fumée
noirâtre s'élèvent dans l'air et roulent en tournoyant
au-dessus d'un vaste édifice. Écoutez, entendez-vous
ces roues qui brûlent le pavé et cette cloche aux
tintements précipités? Ce sont nos pompiers.
"Unda, Unda, accurite cives."
Mais ils ne font que partir et
l'incendie se réflète là -bas au loin.
En attendant leur arrivée, les occupants de
l'édifice, les voisins, les passants, tous se sont
mis à l'oeuvre; mais que peuvent leurs faibles
efforts contre le géant destructeur. Avec quelle
anxiété on attend nos braves sapeurs pompiers.
Les minutes semblent des siècles. Vont-ils bientôt
arriver? A-t-on bien donné l'alarme?
Est-ce qu'on ne les entend pas venir? Avez-vous
quelque fois entendu des récits de guerre? Un faible
bataillon est là décimé par les balles de toute une
division. Il faut combattre et résister cependant
de crainte de compromettre la sûreté du reste de
l'armée qui n'est pas encore prête à commencer le
combat. On attend des renforts. Mais qu'ils sont
lents à venir. On se sent écrasé prêt à céder. C'est
une de ces attentes mortelles qui à Waterloo faisait
échapper de la poitrine de Wellington cette parole
qui résumait tout ce qu'il y a d'intensité dans une
dernière espérance, tout ce qu'il y a d'ardeur dans
un appel suprême à la Divinité. "Blücher ou la nuit."
Braves citoyens ne perdez pas courage, le secours
arrive. Votre Blücher, votre espoir à vous, c'est
notre brave chef Benoît, c'est Beekingham, c'est Naud,
c'est Dubois, St-Pierre, chacun accompagné de son
groupe de héros.
Regardez là -bas, ils viennent ventre à terre. Les
dévidoirs plus légers que les autres engins de
sauvetage arrivent les premiers. Les pompes à vapeur
traînées par les vigoureux percherons les suivent de
près. Puis viennent les longues échelles de sauvetage.
Une foule immense entoure l'édifice. Les sergents de
ville font cordon pour retenir la masse du peuple.
On entend les vitres échauffées par l'action du feu
craquer et voler en éclats. Les flammes trouvant une
nouvelle issue s'échappent de tous côtés. Une chaleur
intense désèche tout et brûle le visage de ceux qui
s'approchent. Entendez-vous les coups de hache Ã
l'intérieur, c'est le corps des sauveteurs qui est
à l'oeuvre, car il faut pénétrer partout de peur de
laisser là un être humain. Tout à coup on aperçoit un
pompier qui s'échappe au milieu des flammes partant
dans ses bras uen femme évanouie. En respirant l'air
frais du dehors elle reprend ses sens. Sa première
pensée est pour ses enfants couchés là -haut au dernier
étage de l'édifice. "Où sont mes enfants? Mon Dieu!
Sauvez mes enfants." Un cri d'horreur se fait entendre
dans la foule. Il y a des enfants là -haut, dit-on, qui
va les sauver? Comme un général sur un champ de
bataille, le chef est là pâle, mais froid et résolu.
Dans moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, les
ordres sont donnés. De puissants jets d'eau sont
dirigées par les fenêtres dans la chambre où sont
les enfants. Toute la partie inférieure de la bâtisse
est en feu. Impossible de pénétrer par là , mais dans
un clin d'oeil l'énorme fourgon de sauvetage est mis
en position et l'échelle commence à monter. Dans cette
immense foule toutes les bouches sont muettes et les
coeurs serrés battent avec violence. L'échelle monte,
mais si lentement, si lentement, les secondes semblent
des siècles. Enfin elle est parvenue jusqu'à la
fenêtre par où l'on doit pénétrer. Un sapeur pompier
s'élance à l'assaut au milieu des flammes et de la
fumée. Que de coeurs sont là palpitants d'angoisse!
Que de prières ferventes se font secrètement pour lui!
Réussira-t-il jamais à pénétrer jusqu'à l'appartement
où sont ces enfants? L'échelle est entourée de flammes,
une pluie de feu l'inonde. Courage, braves pompiers!
Toute cette foule aux bouches béantes a les yeux fixés
sur lui. Au milieu de l'épaisse fumée il disparaît un
instant pour reparaître le moment d'après montant,
montant toujours. Le voilà enfin vis-à -vis la fenêtre;
il s'y élance malgré le feu et la lourde fumée noirâtre
qui s'en échappe. L'anxiété de la foule est à son
comble. Les coeurs en ce moment battent à se rompre.
Pendant ce temps deux autres pompiers sont montés
dans l'échelle pour faire la chaîne. Notre héros
reparaît enfin, partant dans ses bras un enfant Ã
demi asphyxié qu'il passe à ses compagnons dans
l'échelle, un instant après il en apporte un deuxième,
puis un troisième, et toute la
famille est enfin sauvée.
Au moment où il met le pied sur l'échelle pour
descendre un cri d'enthousiasme délirant et d'indicible
reconnaissance s'échappe de dix mille poitrines. Tout
le monde veut saluer, embrasser ce héros, au moins
lui presser la main. L'embrasser! lui presser la main!
Regardez-le donc, sa figure et ses mains brûlées.
Ses poumons ont respiré un atmosphère de feu. Il peut
à peine se tenir debout. Il chancèle. On appelle une
ambulance et pendant des mois peut-être expira-t-il
dans d'horribles souffrances les instincts généreux de
sa nature d'élite qui a fait de lui un preux, un héros.
Vous allez peut-être croire que fier de sa noble
action, il va s'en vanter. Détrompez-vous, il n'en
soufflera pas un mot et dès qu'il sera revenu à la
santé il recommencera de nouveau sans plus d'hésitation
que la première fois.
Telle est l'histoire de ceux qui échappent à la mort.
Il y en a une plus triste, c'est celle de ceux qui
ont sacrifié leur vie. Laissez-moi vous rappeler
les noms de quelques uns d'entr'eux:
Le 17 septembre 1867 le feu se déclare dans l'un des
immenses entrepôts remplis de marchandises qui bordent
la rue McGill et la rue St Paul. Pour combattre
l'élément destructeur il faut pénétrer par en arrière
dans une ruelle. Le pompier Sharpe reçoit l'ordre de
s'y porter et de combattre l'ennemi de ce côté.
Tout-à -coup la muraille élevée qui forme l'arrière
de la bâtisse s'écroule et le brave Sharpe est enterré
sous les ruines. On s'empresse de déblayer ces ruines
pour lui porter secours, mais on ne retrouve que son
cadavre. Le 21 mars 1868, à l'incendie de la bâtisse
Rolland, sur la rue St Paul, le pompier Scott est sur
le toit de la bâtisse. Tout est en flamme à l'intérieur.
Tout-Ã -coup le toit s'effondre et le malheureux Scott
est précipité dans l'effroyable brasier. Honneur à lui!
Honneur à ce brave!
Le 18 septembre 1873 le soir, le tocsin se fait
entendre. La Compagnie à laquelle appartient Patrick
Kelly s'élance à la rescousse. Les chevaux sont
conduits ventre à terre. Tout-à -coup un obstacle qui
se trouve sur la route fait renverser la voiture.
Kelly est lancé à vingt pas de la voiture, il tombe
pour ne se relever jamais. Honneur à lui! Le 29 avril
1877, date sinistre qui restera gravée bien longtemps
dans la mémoire des citoyens de Montréal, six de nos
pompiers perdent la vie dans l'effroyable conflagration
de la rue St Urbain, ce sont Wm. Furguson, John
Livingston, Richard Choule, Michael Barry, Thomas
Higgins et Wm. Perry. Honneur à ces braves! Le 10
juillet 1881 Joseph Towers tombe à son tour écrasé lui
aussi par un mur brûlant. Honneur à lui! Le 2 août
1884 John Cloran est tué comme Patrick Kelly en
répondant à l'appel du devoir. Le 10 mars 1886 Frederic
Haynes est tué dans un second incendie de la maison
Rolland sur la rue St Paul. Le 8 mai 1890 F. McCullock
est blessé mortellement et meurt quelques jours après;
le 27 septembre 1890, c'est le tour de Aumond. Le 30
juin 1891 John Cairn reçoit une blessure mortelle
dont il meurt quelques jours après. Le 11 juillet
1892 Gilbert Garand est tué en se rendant au feu.
Le 22 avril 1893 Georges Dagenais perd la vie au feu
de la bâtisse occupée par Mongenais et Boivin, rue
St Paul. Le 11 mai 1893 John O'Rourke est tué au feu
de la rue Lemoine. Le 4 septembre 1894 Wm. St George
est tué en se rendant au feu. J'oubliais Dufour mort
brûlé vivant au feu du Couvent de Ville Marie.
Honneur à tous ces braves, à tous ces héros!
Pour ceux là la tâche est maintenant finie
et au pied des deux monuments que la reconnaissance
leur a élevée, ils dorment en paix. Quelque soient
leurs noms, quelle qu'ait été leur origine ou leur
croyance, tous étaient des enfants de notre commune
patrie, tous étaient soit par l'origine ou par
adoption, des enfants du Canada. Unissons-les tous
sans distinction dans notre admiration et notre
reconnaissance; que leurs actions héroïques servent
de leçon et d'exemple à la génération qui grandit.
Leur devise était "Fais ce que dois, arrive que
pourra". Que cette noble devise devienne aussi la
nôtre et celle de nos enfants.
Vous mères affligées qui pleurez ici un époux
dévoué ou un enfant chéri - Vous pauvres enfants
laissés orphelins. Vous pères qui regrettez un enfant
qui faisait l'orgueil de votre vie. Consolez-vous.
Mourir est la loi suprême qui domine l'humanité.
Consolez-vous en pensant que celui que vous pleurez
et qui repose ici a mérité en mourant la reconnaissance
de ses concitoyens et songez que lorsque parmi les
nôtres on parlera de ceux qui ont illustré notre pays
par leur bravoure et la fidélité au devoir, les noms
de ceux qui reposent ici seront parmi les premiers sur
leurs lèvres.
Montréal est fière de ses enfants morts au champ
d'honneur.
Et pour vous, humbles et nobles victimes du devoir
accompli, le voeu qu'en ce moment me dicte mon coeur
est que vos noms soient toujours et partout vénérés
et que dans ce champ silencieux des morts où elles
ont été confiées à la terre, vos cendres reposent
en paix.
Dormez en paix, nobles victimes, dormez en paix.
L'Association des Pompiers de Montréal
a acheté en 1895 la concession 244 de la section R du Cimetière Notre-Dame-des-Neiges
pour y inhumer ses pompiers.
On trouve sur ce terrain un monument à la mémoire des pompiers. Ce monument était déjà érigé le 24 juin 1895 lors du discours. Le journal La Minerve du 25 juin 1895 a décrit l'évènement et est disponible ICI
- Le premier pompier inhumé dans ce terrain fut James Barry, décédé le 29 avril 1877 selon le texte qui précède s'il est le même individu que le Michael Barry qui y est mentionné; ce, le 1er octobre 1895.
- Le second fut Ferdinand Beausoleil, non mentionné dans le texte d'Henri Césaire Saint-Pierre, enterré là le 6 octobre 1895.
- Le troisième fut Patrick Kelly, décédé le 18 septembre 1873 selon le texte qui précède, enterré là le 13 octobre 1895.
- Le quatrième fut Guillaume St-Georges, qui est certes le Wm. St George mentionné, décédé le 4 septembre 1894, et enterré là le 23 octobre 1895.
- Le cinquième et dernier enterré cette année là est Georges Dagenais, décédé le 22 avril 1893 selon le texte précédent, et enterré là le 24 octobre 1895.
Copie d'un
document dactylographié à double interligne,
de neuf pages format légal
Quelques corrections de syntaxe et d'orthographe
Jacques Beaulieu
30 avril 2005
jacqbeau@canardscanins.ca
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