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AVENTURES MILITAIRES
Comment M. Saint-Pierre devint boulanger à Andersonville Tout le monde sait que notre célèbre criminaliste a pris du service dans l'armée du nord, durant la guerre de sécession. Mais il n'y a guère que ceux qui vivent dans son entourage immédiat qui ont eu l'occasion de l'entendre causer de ses aventures durant sa vie militaire. L'hiver dernier, les jeunes gens qui pour le plus grand nombre composent le cercle Ville-Marie, désireux de l'entendre raconter les diverses phases de sa vie militaire le firent prier par leur président de leur donner une conférence sur le sujet. M. Saint-Pierre se rendit de bonne grâce à leur demande et au jour indiqué, malgré qu'il n'eut pas eu le temps de rien écrire, il raconta le commencement de sa vie militaire et ses premières aventures après qu'il eut été fait prisonnier. Ce récit ut si palpitant d'intérêt qu'on pria M. Saint-Pierre de vouloir bien continuer à une séance prochaine. C'est ce que M. Saint-Pierre a fait mercredi dernier. Cette fois cependant, au lieu de raconter ses aventures de mémoire et sans préparation, comme il avait fait la première fois, M. Saint-Pierre avait pris la peine d'écrire cette partie de ses exploits guerriers et a lu son travail à l'auditoire. Tout le monde a trouvé un charme si puissant dans ce nouveau récit que le président, se faisant écho de tout le cercle a immédiatement prié M. Saint-Pierre de donner de nouvelles conférences dès qu'il le pourra sur le même sujet. C'est cette conférence de mercredi dernier dont nous commençons la publication aujourd'hui. Nous sommes convaincus que nos lecteurs nous seront gré de leur donner ce récit.
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La conférence de M. H. C. Saint-Pierre au Cercle Ville-Marie COMMENT IL DEVINT BOULANGER Mesdames et Messieurs, Dans le cours du récit que je vous ai fait lors de ma dernière conférence, j'ai promis de vous raconter la série d'avantures par lesquelles je suis devenu tour à tour, soldat, artiste dessinateur, marchand de "pork and beans", charpentier de vaisseau, boulanger, charron et finalement distillateur de whiskey sans licence. J'ai tenu parole, du moins en partie et vous savez maintenant dans quelles circonstances après avoir commencé mon cours de droit à Kingston, dans la province d'Ontario, j'abandonnai mes études, malgré les prières et les instances de ma pauvre mère, pour me faire soldat. Je vous ai raconté comment après avoir été blessé j'avais été fait prisonnier au combat de Mine-Run, près de Chanceville en Virginie, le 29 novembre 1863. Je vous ai dit que j'avais été conduit avec un groupe assez considérable d'autres prisonniers à Gordonville d'abord, puis de là à Richmond. Je vous ai dit que mes compagnons et moi, nous avions été envoyés dans un camp fortifié situé sur une île qui se trouve en face de la ville, dans la rivière James, et qui porte le nom de Belle-Isle ou Belle-Island. Je vous ai raconté dans quelles circonstances j'avais dessiné au crayon le portrait du capitaine Boissieux, le commandant sudiste qui avait la garde de ce camp. Je vous ai raconté mon évasion dans un petit bateau plat au plus fort d'un orage affreux et comment j'avais été repris au milieu des torpilles vis-à -vis de batteries construites de chaque côté de la rive, en bas de la ville. Je vous ai dit comment j'avais réussi au moyen de fallacieuses promesses que je fis au capitaine de lui construire un esquif, à capter de nouveau sa confiance et à obtenir une deuxième fois la permission de sortir du camp durant le jour, sauf à y rentrer tous les soirs à six heures. Je vous ai expliqué pour quelle raison le principal sergent des gardes sudistes nous avait surnommés mon camarade Tardif et moi Humbug No 1 et Humbug No 2. Je vous ai raconté que dans l'espace de temps qui s'était écoulé entre la date de ma disgrâce à la suite de mon évasion et ma réhabilitation auprès du capitaine, j'étais devenu marchand de "pork and beans". Je vous ai expliqué par quelles artifices j'avais réussi à convaincre le capitaine Boissieux que mon camarade et moi, nous pouvions lui construire un esquif avec des planches de sycomore, espèce de bois qui croit dans le sud et qui n'est à peu près aussi souple et aussi flexible que le peuplier. Je vous ai raconté qu'un dimanche matin, pendant que nous étions en dehors du camp, le capitaine Boissieux nous avait annoncé que le 48eme régiment de Pensylvanie dont le terme d'engagement était expiré, allait être échangé le lendemain et que permission nous était donnée de nous joindre aux Pensylvaniens au moment où ils sortiraient du camp, afin de compléter les cadres du régiment et de remplacer ceux d'entre eux qui étaient morts durant la période de leur emprisonnement. Je vous ai dit que nous avions été conduits avec le régiment de la Pensylvanie dans un ancien entrepôt de tabac connu sous le nom de Parmenton Building presqu'en face de la célèbre prison "The Libby" occupée par nos officiers prisonniers, et que le lendemain, on avait découvert que le régiment comptait 18 hommes de trop. J'en étais arrivé à cet incident lorsque l'heure me força d'interrompre ma narration. Je reprends donc à ce point le fil de mon histoire. Dans les armées européennes, les soldats font leur cuisine par trois ou quatre ensemble, et mangent par groupe. Aux Etats-Unis, c'est différent. Chaque soldat porte sa batterie de cuisine et son couvert. Ces ustensiles consistent en un pot de fer blanc, dans lequel le soldat fait mijoter sa soupe ou bouillir son café, dans une assiette de même métal qui lui sert à faire cuire sa viande, et un couteau, une fourchette et une cuillière. On peut, au besoin, se passer du couteau, de la fourchette et de la cuillière, mais le pot et l'assiette de fer blanc sont des ustensiles absolument indispensables, surtout si on vous sert des vivres crues, telles que des haricots ou de la farine de maïs, par exemple. Voilà pour la cuisine. Une autre partie du fourniment également indispensable au soldat, c'est sa couverte. Il ne la quitte jamais. Quelquefois dans la bataille, par un jour de grande chaleur, un régiment déposera ses sacs dans les waggons, mais alors vous verrez les soldats rouler leur couverte, en attacher les deux bouts ensemble, et la placer sur l'épaule en bandoulière. C'est un objet qui lui est absolument nécessaire comme sa batterie de cuisine. Or voici ce qui nous était arrivé à mon compagnon et à moi. Je vous ai dit qu'à Belle-Island nous sortions du camp le matin vers 8 heures et que nous y rentrions le soir pour n'en ressortir de nouveau que le lendemain. Naturellement durant notre absence, le jour, tout notre équipement demeurait dans la tente que nous occupions avec une dizaine d'autres camarades. Or le dimanche de notre départ du camp nous n'avions été prévenus de l'échange partielle du 43eme régiment de la Pensylvanie que vers dix heures de l'avant-midi et lorsque nous étions déjà en dehors du camp. Retourner en dedans des fortifications pour aller chercher nos effets, c'était courir le risque de ne pouvoir sortir de nouveau ce jour-là , car nous savions que depuis mon évasion surtout, le sergent ne nous était guère sympathique et du reste, qu'avions-nous besoin de notre équipement: le lendemain, nous en étions sûrs, nous serions à bord d'un vaisseau de notre flotte où tout ce dont nous pourrions avoir besoin nous serait fourni. Mais l'échange avait eu lieu et nous avions été laissés de côté. Que faire? Inutile de songer à ravoir nos effets: on nous aurait ri au nez. Nous passâmes huit ou dix jours dans l'entrepôt où nous étions, et tant que nous fûmes là , tout alla assez bien, car les rations qu'on nous servait étaient cuites; c'était tout simplement un morceau de pain de maïs; pour chacun de nous, ce fut plus tard surtout que la perte de nos effets nous devint cruelle. Mais n'anticipons pas sur les évènements à venir. Par une froide matinée de la fin de février, vers quatre heures nous fûmes éveillés par nos gardes, qui nous donnèrent l'ordre de descendre (nous étions au deuxième étage de la bâtisse Parmenton) et de sortir de notre prison. On nous fit traverser la ville qui à cette heure matinale était déserte et silencieuse, et on nous conduisit à une gare de chemin de fer. Là nous rencontrâmes un détachement de quinze cents à deux mille prisonniers dont nous allions être les compagnons de voyage. On nous dirigeait sur Andersonville, en Georgie. Ces prisonniers venaient de différents endroits, mais le plus grand nombre étaient des prisonniers de Belle-Island. Les wagons que nous allions occuper étaient des wagons destinés au bagage et pour transporter le plus grand nombre de prisonniers à la fois, voici de quelle manière nous fûmes parqués. Les premiers entrés dans le wagon reçurent l'ordre de s'asseoir sur le plancher, de ma nière à former une rangée occupant tout le fond du wagon. La deuxième rangée fut placée entre les jambes des premiers, la troisième entre les jambes de la seconde et ainsi de suite jusqu'à ce que le wagon fut rempli. Ces wagons étaient fermés à chaque bout. Des deux portes s'ouvrant par les côtés, l'une était également fermée, l'autre à demi-ouverte était gardée par deux sentinelles armées de carabines chargées. Il nous était défendu de nous lever excepté l'un à la fois et sur permission spéciale seulement. Une fois installés dans le wagon on nous servit un morceau de pain de maïs un peu plus gros que notre ration ordinaire. Ces préliminaires terminées, la locomotive siffla et nous partîmes. Il serait trop long de vous décrire les horreurs de ce voyage qui dura trois jours. Les chemins de fer dans le sud avaient été laissés sans réparation depuis le commencement de la guerre, et crainte d'accidents, notre train n'avançait qu'avec une lenteur désespérante. Nous passâmes à travers Raleigh, la capitale de la Caroline du Nord, Columbia, la capitale de la Caroline du Sud, Augusta et Macon, deux villes importantes de la Georgie sans rien voir, et nous arrivâmes au petit village d'Andersonville dans le sud de la Georgie vers 11 heures au soir du troisième jour. La prison qui nous était destinée se trouvait à près d'un mille du village. Un détachement de l'un des régiments georgiens chargés de la garde de la prison s'était rendu pour nous escorter. Ces soldats étaient accompagnés d'une centaine de noirs qui tenaient à la main des torches allumées faites avec des éclisses de pin résineux. Ces soldats dont les carabines étincelaient au loin, ces noirs bordant la route avec leurs torches allumées dont les reflets éclairaient le paysage et imprimaient partout sur le feuillage des arbres, sur les maisons du village, sur les assistants une teinte roussâtre, ces prisonniers en haillons engourdis par une longue immobilité et marchant clopin clopant et avec peine comme des gueux en s'appuyant sur des bâtons, tout cela formait un tableau étrange et fantastique qui frappait l'imagination et faisait naître dans l'esprit une espèce de terreur involontaire. Ainsi escortés, nous nous rendîmes jusqu'auprès d'un vaste enclos d'où s'échappait une épaisse fumée que nous avions aperçue de loin, en marchant. C'était la prison d'Andersonville. Là , un officier à cheval entouré d'une douzaine de sergents nous attendait. Quand je dis "un officier" je veux qu'on me comprenne. En entendant prononcer ce mot "d'officier" vous vous êtes sans doute imaginé que le Monsieur auquel je fais allusion était un beau jeune homme portant un uniforme galonné et monté sur un coursier fringant. Détrompez-vous. Le capitaine Whirz dont je vais vous parler (car c'est lui que nous venions d'apercevoir) ne répondait en aucune manière à l'idée qu'on se fait généralement d'un militaire. C'était un homme de taille moyenne, mais mince et fluet et le dos très voûté. Son costume consistait en une chemise de coton carreauté blanc et rouge et d'un pantalon gris sans aucun ornement. Sa tête était recouverte d'un chapeau mou à large bords qui lui tombait sur les épaules. Il portait une ceinture de cuir jaune d'où pendaient deux étuis de même couleur contenant des pistolets. Il était monté sur une vieille baridelle maigre qui paraisait pour le moins aussi disgracieuse que son maître. Pour le peindre en deux mots imaginez vous un cow-boy bossu qui ne sait pas aller à cheval. Il nous paru très excité et de très mauvaise humeur jurant et tempêtant contre tout le monde. Des sergents prirent nos noms par écrit. Ça dura une heure de temps; et quand ce travail fut terminé, ordre fut donné de nous conduire à l'intérieur de la prison. (A Continuer)
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La conférence de M. H. C. Saint-Pierre au Cercle Ville-Marie COMMENT IL DEVINT BOULANGER (Suite) C'est là la fameuse prison dans laquelle à compter du 1er mars jusqu'au commencement de septembre 16,000 hommes ont trouvé la mort. 16,000 hommes en six mois de temps, c'est-à -dire une moyenne de 2,667 par mois, ou de 89 par jour. Je vous parle de ceux qui sont morts, mesdames et messieurs. Cinq mois après mon arrivée, c'est-à -dire au mois d'août, cette prison d'Andersonville, contenait environ 40,000 prisonniers. Si sur ce nombre vous faites l'addition de ceux qui ont contracté des maladies dont ils sont morts peu de temps après leur libération, ou de ceux qui sont restés impotents ou invalides pour le reste de leur vie, et je ne crois pas exagérer en fixant le nombre de ces personnes à vingt mille, vous pourrez vous faire une idée de ce qu'était cet épouvantable enfer. La prison d'Andersonville était un immense enclos de pieux couvrant une superficie de quinze arpents carrés de terrain. J'ai dit des pieux, j'aurais dû dire des troncs d'arbres. C'était des arbres de trente pieds de longueur équaris sur deux faces et plantés les uns à côté des autres à une profondeur de quinze pieds, de sorte que ces arbres plongeaient 15 pieds au-dessous du sol et projetaient quinze pieds au-dessus. Ils formaient une muraille continue qui entourait un immense parallèlogramme s'allongeant sur deux collines de sable en face l'une de l'autre et séparée au milieu par un petit cours d'eau qui le traversait de l'est à l'ouest. De chaque côté du parallèlogramme aux endroits où traversait le cours d'eau, on avait ménagé entre les arbres d'étroites ouvertures en forme de meurtrières pour laisser passer l'eau. Du côté ouest, deux grands vestibules étaient accodés à la muraille en bois. Pour pénétrer dans l'enclos, il fallait d'abord ouvrir une immense et lourde porte de chêne à deux battants puis une seconde, laquelle faisait partie de l'enceinte proprement dite. Tout le long de l'enceinte, à des intervalles de trente pieds en trente pieds, on avait construit de petites guérites supportées sur des poteaux, de manière à ce que le soldat qui y était placé pouvait dominer tout le camp d'un seul coup d'oeil. A l'intérieur, à une distance d'une vingtaine de pieds, on avait cloué sur des petits piquets d'environ trois pieds de hauteur une tringle en bois qui suivait la muraille tout autour du camp: c'était là la terrible limite appelée "the dead line." Le malencontreux prisonnier qui, soit par ignorance ou par inadvertance, s'aventurait de poser la main seulement sur cette barre de bois, était sûr de recevoir une balle qui l'étendait sans vie sur le sol. Cet enclos ou "stockade," comme on l'appelait, avait été construit au milieu d'une forêt de pin résineux. On avait coupé tous les arbres qui se trouvaient à l'intérieur de l'enclos pour construire la muraille de bois; et à part quelques souches qu'on avait oublié de faire brûler (ce pin résineux brûle jusque dans la racine), et quelques copeaux qui jonchaient la terre par-ci par là , tout l'intérieur n'offrait que deux pentes de terrain complètement dénudées. C'est là que vers minuit, à la fin de février 1863 [1864], je fus conduit avec mes compagnons. A cette date, il y avait déjà dans le stockade une dizaine de mille prisonniers dont le plus grand nombre se trouvait sur la colline du côté nord. Comme on nous avait fait entrer par la porte qui donnait sur le côté sud et que n'avions guère de choix à faire quant à la partie du local qui pourrait le mieux nous convenir, dès que la grosse porte de chêne fut refermée sur mes camarades et moi, nous avançament de quelques pas à l'intérieur et nous nous étendimes sur le sol nu pour dormir. Dans le cours du voyage de Richmond à Andersonville, accomplis dans les conditionss que je vous ai décrites, c'est-à -dire, entassés les uns sur les autres, et manquant d'air, il nous aurait été difficile de fermer l'oeil et de prendre beaucoup de repos. Maintenant que nous avions tout l'espace nécessaire, nous nous étendîmes tout à notre aise, et au bout de quelques instants nous dormions d'un profond sommeil. Le lendemain matin je fus éveillé de bonne heure par mes camarades qui me dirent qu'il fallait répondre à l'appel, le "roll call." Les sergents sudistes étaient partout dans le camp, appelant les noms des prisonniers. On fit mettre les nouveaux arrivés en ligne, et on nous divisa par compagnie de 90 hommes. Chaque compagnie fut ensuite subdivisée par escouade de trente hommes. Cette division était faite pour faciliter la distribution des rations. Vers dix heures un wagon trainé par des mulets pénétra à l'intérieur du stockade. Il était chargé de farine de blé d'Inde. C'était nos rations qui arrivaient. Chaque compagnie de 90 hommes reçut un sac de farine que le chef de la compagnie vida sur une couverte afin de pouvoir rendre le sac au sergent sudiste. Cette quantité de farine fut divisée en trois parts égales, et chaque chef de section eut la charge de subdiviser sa quantité de farine en trente portion. Tous les prisonniers étaient munis soit d'une coupe, soit d'une assiette de fer-blanc, mais comme mon compagnon Tardif et moi nous n'avions ni coupe ni assiette, il nous fallut recevoir notre ration dans nos képis, après les avoir débarassés des êtres malfaisants qui pouvaient s'y trouver. C'était là toute notre nourriture pour la journée, c'est-à -dire de quoi faire un biscuit du poid d'une livre et demie à deux livres à peu près. Nous n'avions pas de sel. Que faire avec ce képi à moitié rempli de farine, mesdames et messieurs? Bien des fois dans ma vie j'ai éprouvé le besoin de prendre les choses en philosophe, mais je dois vous avouer bien sincèrement que jamais plus que dans cette occasion je n'ai senti le besoin d'être encouragé par la philosophie. Mon compagnon et moi nous ne possédions pour tout bien que les locques remplies de vermines qui nous recouvraient à peine, et nous aurions pu rendre des points au bon vieux Diogène même après qu'il eut jeté loin de lui la gourde qu'il portait à sa ceinture, car il lui restait encore son tonneau, tandis que nous (et dans ma bouche mes paroles ne sont pas une simple figure de langage), nous n'avions pas même une pierre pour y reposer nos têtes. Nous étions incontestablement les deux êtres humains les plus pauvres, les plus dénués de tout qu'il y eut au monde. Une pensée me traversa le cerveau en ce moment: qu'est-ce que dirait ma pauvre mère si elle me voyait dans une pareille misère? Et remarquez bin qu'il n'y avait pas à songer à être secouru. Nous étions perdus dans la foule et chacun ne songeait qu'à lui-même. La nécessité rend ingénieux: noous descendimes tous deux sur les bords du ruisseau et du creux de la main, jetant un peu d'eau sur notre farine, nous pûmes réussir à en faire une pâte que nous étendimes sur un large copeau. Nous allumâmes du feu avec des morceaux de ce bois résineux qui brûlait comem de la graisse, et en exposant notre pâte devant le feu nous réussimes à nous faire chacun ce que les nègres du sud appelent un hoa-cake. Notre déjeuner était prêt, et comme c'était le seul repas de la journée nous n'eumes pas à recommencer l'opération ce jour-là . Ce genre de vie continua pendant cinq ou six jours. Bientôt cependant je me mêlai avec d'autres prisonniers. Il y avait du côté sud du "Stokade" un groupe de Canadiens auquel mon compagnon et moi nous essayames de nous mêler dans l'espoir de pouvoir emprunter leurs ustensils, mais comme tous ces groupements de personnes dans la prison avaient pour base l'idée de l'assistance mutuelle et que les apparences indiquaient que notre mise dans l'association serait nulle, on nous fit la sourde oreille. Peu de temps après cependant mon compagnon Tardif qui était originaire de Québec réussit à se faire accepter par un groupe de Québecquois. Comme je le savais doué d'un talent supérieur dans l'art de faire passer le bien d'autrui en sa possession, je soupçonnai dans le temps, qu'il avait fini par trouver quelque part un capital quelconque qu'il présenta comme sa part dans la société de ses amis du faubourg St-Roch. A compter de ce moment je me trouvai seul au milieu de ces milliers d'hommes. S'il est vrai de dire que je ne possédais aucun bien matériel il n'en est pas moins vrai que j'avais certaines qualités qui sont précieuses chez des gens que le malheur a frappé, et cette qualité, c'était la gaieté et la bonne humeur. Cette qualité ne m'a jamais quitté un instant durant toute la période de ma vie militaire. Un jour j'ai appris qu'un certain nombre de français s'était groupé auprès des Canadiens. Je me hatai d'aller les voir. Ils étaient là en effet au nombre de quinze à vingt. Je causai avec eux. Je leur fis connaître mon dénuement extrême et je m'amusai à rire avec eux de ma pauvreté. Lorsque vint le moment de les quitter, je les vis se réunir entr'eux et chuchoter à voix basse et puis l'un d'eux s'adressant à moi me dit: "Mon ami vous nous paraissez un bon compagnon; plus on est de fous, plus on rit. Vous parlez anglais vous pourrez peut-être nous être utile à un moment donné. Mesdames et messieurs le proverbe dit qu'"un bienfait n'est jamais perdu", vous allez voir tous à l'heure comment ces jeunes gens ont été récompensés de leur bonne action. Les jeunes français qui venaient de m'inviter à vivre avec eux étaient au nomb re de trois. Ils appartenaient tous trois à un régiment de l'Etat de New-York qui avait fait partie d'une expédition envoyée pour faire la conquête de la Floride. Ils avaient été faits prisonniers quelques temps auparavant. Ils venaient d'arriver à Andersonville. Comme on ne leur avait rien enlevé de leur accoutrement ils avaient la réputation dans le camp d'être des gens riches. Le premier s'appelait De Veney: il était acteur de profession, le second portait le nom de Gob, Gabriel Gob, c'était un commis voyageur. Le troisième jouera un rôle important dans la dernière partie de mes aventures, c'était un marseillais du nom de Paul Clareton. Son père était boulanger à Marseille. Le plus vieux de ces trois jeunes gens n'avait pas 25 ans. Ils avaient tous les trois reçu une bonne éducation. Ils s'étaient enrôlés dans l'armée un peu comme moi par esprit d'aventure peut-être par goût pour la vie militaire. Comme ils venaient d'être faits prisonniers ils avaient comme moi couché à la belle étoile depuis leur entrée dans le "Stokade". Il fallut songer à se construire un abri. On permettait alors aux prisonniers de sortir de l'enclos par groupe de deux ou trois à la fois, accompagnés d'un ou deux gardes et d'aller dans la forêt voisine chercher du bois. Nous profitâmes de cette permission pour apporter les matériaux dont nous avions besoin pour la construction que nous avions projetée. Ces matériaux consistaient en une demie douzaine de jeunes arbres dépouillés de leurs branches et coupés de même longueur. Nous creusâmes le sable sur le flanc de la colline de manière à former une excavation d'environ sept pieds de longueur sur environ une dizaine de pieds de largeur et deux à trois pieds de profondeur. Ce travail une fois terminé nous enfoncâmes solidement de chaque côté à égale distance, les jeunes arbres que nous avions apportés de manière à leur faire décrire un demi cercle. Cette légère charpente fut ensuire recouverte en étendant au-dessus deux sections de tentes boutonnés ensemble. Dans l'armée américaine chaque soldat portait outre que sa couverte, une section de tente munie de boutons et de boutonnières qui permettaient facilement de les unir l'une à l'autre en les boutonnant ensemble. L'intérieur de notre château fut remplie de branches de sapins et de feuilles mortes qui formaient un lit assez confortable. Ce fut là notre habitation pendant la période de six longues semaines. (A Continuer)
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La conférence de M. H. C. Saint-Pierre au Cercle Ville-Marie COMMENT IL DEVINT BOULANGER (Suite) Au fur et à mesure que les prisonniers étaient introduits dans le "stockade," des huttes de ce genre se contruisaient de tous côtés sans suivre aucun ordre, aucun enlignement. En très peu de temps tout l'enclos en fut couvert. On pouvait les compter par milliers. Se rassemble. Ainsi pendant que mes trois compagnons et moi nous étions à construire notre tente, tous les autres français vinrent ériger les leurs de chaque côté de nous sur la même ligne. Les Italiens et les Espagnols vinrent s'installer en face de nous. Bientôt la rue formée par ces huttes et ces tentes érigées sur deux lignes parallèles fut fermée à chaque extrémité par les Canadiens qui se placèrent à angle droit. Le feu s'allumait au centre du carré et tous ces gueux dévorés par la faim vivaient là dans la meilleure intelligence possible. Tous les jours notre nombre s'augmentait considérablement. Les batailles sanglantes livrées par Sherman durant le mois de mars ne contribuèrent pas peu à ajouter à notre population. A la fin d'avril on comptait déjà près de trente mille hommes dans le "stockade." Dans l'avant-midi pour le côté sud et dans l'après-midi pour le côté nord, au moment de la distribution des rations, le terrain était tout noir de monde. Vous auriez dit une fourmillière. Après chaque bataille il nous arrivait avec les nouveaux prisonniers des centaines de blessés qu'on laissait cruellement dévorer par la gangraine sans faire la moindre tentative pour leur porter secour. Ces pauvres gens faisaient pitié à voir. Les souffrances atroces qu'éprouvaient un grand nombre d'entre eux leur faisaient pousser des cris de douleurs qu'on entendait au loin dans le camp. Je me souviens en ce moment d'un pauvre garçon à qui on avait amputé une jambe avec une scie à scier du bois, le chirurgien sudiste qui avait fait cette opération avait tant bien que mal relié les chairs ensemble et le pauvre blessé avait été envoyé en cet état à l'intérieur de notre prison. Je ne veux pas vous décrire sa blessure: c'était affreux à voir. Il poussait des hurlements qui s'entendaient d'un côté du camp à l'autre. A la même bataille, un jeune mulâtre avait reçu à la tête une balle perdue qui n'avait que légèrement pénétré dans la partie épaisse du crâne derrière l'oreille. A l'heure où je vous parle le souvenir de ses cris et de ses souffrances me font encore mal au coeur, rien que d'y penser. Outre les blessés il y avait des malades par milliers. Il y avait aussi les décoouragés qui, le désespoir dans l'âme, s'étendaient par terre et se laissaient mourir. Vous êtes étonnés mesdames et messieurs et pourtant c'est l'exacte vérité que je vous dis. En marchant au milieu des tentes ou dans les ruelles qu'on avait laissées ouvertes, par-ci par-là , dans le but de faciliter la circulation, rien n'était plus ordinaire que de nous heurter à un de ces pauvres êtres étendus en plein soleil sur le sable brûlant, attendant la mort. Personne ne s'en occupait. Dans les moments de profondes souffrances ou de profondes angoisses, l'homme devient égoiste et brutal. Et du reste que faire? quel secours lui porter? Lui donner du pain, mais nous n'en avions pas pour nous-mêmes et chacun de nous, son repas fini, sentait encore la faim grondante au ventre. Lui parler de ceux qui lui étaient chers, lui demander le nom de sa mère, de ses soeurs, de son épouse? Eh messieurs, une telle tentative aurait augmmenter son supplice, et ajouté à l'horreur de ses derniers moments. Le plus souvent c'était la nostalgie qui faisait naître cet affreux désespoir. Plusieurs perdaient la raison. Un grand nombre rongés par la fièvre tombaient dans le délire. Ah! je me rappelle encore la mort d'un jeune tambour, un enfant de seize ans qui faisait partie de mon groupe de "90" et qui mourut dans mes bras: "Vois-tu, sergent, me disait-il d'une voix affaiblie, et avec un sourire amer sur les lèvres, en m'indiquant du doigt des êtres imaginaires qu'il croyait apercevoir, vois-tu ces anges qui viennent me chercher? C'est ma mère et ma soeur." Un instant après, il s'écriait: "Oh! que j'ai faim!" Pauvre petit, sa mère et sa soeur étaient bien loin de lui. Mais je me sentis pris pour cet enfant d'une pitié profonde, et dans ce moment du moins, il eut en moi auprès de lui un ami sincère pour le consoler tant que mes paroles purent arriver jusqu'à son oreille. "Oui, lui dis-je, espère, tu ne te trompes pas; ce sont des anges qui viennent te chercher." Il mourut avec le même sourire sur les lèvres. "Dors en paix, petit brave, petit héros qui, à seize ans, pour servir ton pays, n'avait pas craint d'affronter les risques des batailles et les hasards de la guerre. Dors en paix là -bas, dans ce lointain champ des morts d'Andersonville, où tant de braves coeurs reposent près du tien. Tu as été mon compagnon d'armes, vois-tu! et malgré que depuis lors, trente années aient passé sur mon front pour y effacer bien des souvenirs, tes traits sont encore vivaces dans mon esprit, et après de si longues années, en passant à toi, pauvre petit, la douleur que j'éprouvai en te voyant mourir fait encore monter à mes paupières une larme brûlante qui vient du fond de mon coeur comme un hommage à ta mémoire et à ton noble dévouement." Par les soirées brumeuses du mois de mars, durant la saison des pluies, ces milliers de feux roussâtres qu'on apercevait de toutes parts, à moitié perdus dans l'épaisse fumée produite par les bois résineux, donnaient au camp une physionomie sombre et terrible. On eut dit le vestibule de l'enfer. Tous les matins, les morts étaient apportés près de la porte et rangés les uns à côté des autres en avant de la "dead-line." C'était un spectacle affreux à voir que cette longue file de morts. Leurs yeux semblaient nous implorer encore et on eut dit que leurs bouches toutes grandes ouvertes avaient laissé s'exhaler leur dernier soupir en demandant du pain. On en vit jusqu'à 180 déposés là en une journée. Le cimetière était à environ un demi-mille du stockade. Des nègres y travaillaient constamment. On y construisait un fossé de 3 ou 4 arpents de longueur. Les morts y étaient déposés à demi nus, tels qu'ils étaient, les uns à côté des autres. On les recouvrait de terre au fur et à mesure qu'ils étaient déposés dans cette fosse. Dans les premiers temps, les morts étaient transportés à la fosse du cimetière par les prisonniers eux-mêmes. On les faisait suivre par un ou deux gardes armés. Le mort était placé sur un brancard et quatre de ses anciens compagnons le portaient au cimetière. Malgré la solennité de ce devoir, il est arrivé plus d'une fois aux porteurs d'abandonner le mort en route et de prendre la clef des champs. Comme la sentinelle ne pouvait se mettre qu'à la poursuite d'un seul, les trois autres avaient quelquefois la chance de s'échapper, du moins pour un temps, car on les reprenait presque toujours. Je me souviens que dans une occasion un de ces gardes eut une aventure qui faillit lui coûter la vie. Il servait d'escorte à quatre porteurs, lorsqu'arrivés à moitié chemin, à un endroit où on était dans l'habitude de faire halte, pour laisser reposer les porteurs, le mort ressuscite tout à coup et dans un clin d'oeil, les cinq conspirateurs (car le mort, vous l'avez deviné, n'avait jamais été plus vivant de sa vie), les cinq conspirateurs, dis-je, s'élancent sur le sudiste et lui enlevent son arme. Jusque-là , il n'y avait pas encore trop de mal de fait: mais nos cinq gaillards n'en restèrent pas là . Armés de la carabine de leur gardien, ils le forcent à marcher avec eux et à porter le brancard. Arrivés dans la forêt, ils coupent en lambeaux la toile du brancard et en font une corde avec laquelle ils lient le malheureux soldat à un arbre, après l'avoir baillonné et lui avoir attaché les mains derrière le dos. S'étant assurés que leur victime était bien attachée, ils déchargent sa carabine et s'enfuient à toutes jambes. Le pauvre diable ne fut retrouvé que deux jours plus tard à moitié mort d'épuisement et de faim. Les officiers subalternes et les sergents profitaient quelquefois de leur présence à l'intérieur du camp pour y faire le commerce. Ils vendaient du porc fumé, des patates sucrées, des haricots et autres victuailles. Les officiers avaient une prédilection toute particulière pour nos boutons dorés et en achetaient chaque fois qu'ils en avaient l'occasion. A ce propos, je me rappelle un incident qui nous amusa beaucoup dans le temps. Un fort beau lieutenant portant l'uniforme gris galonné d'or était un jour en frais de marchands de boutons qu'on lui offrait en vente, lorsque mon ami Tardif qui depuis longtemps avait vendu les siens arriva sur les lieux. Dans un clin d'oeil il se rendit compte de la situation. Il fait le tour du groupe; puis s'approchant en tapinois en arrière de l'officier, il lui enlève avec son couteau les quatre boutons jaunes qui ornaient sa tunique en arrière. L'opération terminée, il s'éloigne, fait un long détour, puis revenant tout à coup il fends la foule avec enpressement en avant de l'officier et le bras tendu il s'écrie: "Ici, capitaine, vous voulez acheter des boutons, j'en ai quatre à vous vendre." Et le mécréant vendit au naif lieutenant ses propres boutons. Le contrat terminé et l'argent empoché, Tardif disparut de la scène comme un éclair. (A Continuer)
AVENTURES MILITAIRES
La conférence de M. H. C. Saint-Pierre au Cercle Ville-Marie COMMENT IL DEVINT BOULANGER (Suite) Quatre ou cinq minutes plus tard, un farceur qui avait été témoin de toute l'affaire, s'adressant au lieutenant, lui dit: "Pourquoi achetez-vous donc tous ces boutons, capitaine?" (Nous l'appellions capitaine, ça paraissait lui faire plaisir.) "Ceux-ci ne sont pas pour moi," répondit le lieutenant; "je les ai achetés pour en faire présent à mes amis." - "Excusez-moi de vous avoir posé cette question, continua le farceur déguenillé. Je croyais que c'était pour orner les portions de votre tunique, en arrière." Soupçonnant quelque trahison le sudiste porte aussitôt la main à l'endroit où devraient se trouver ses boutons. Je vous laisse à vous figurer l'accès de fureur dans laquelle il entra en constatant que non seulement ses boutons avaient été enlevés, mais encore que lui-même, il venait de les acheter de celui qui les lui avait volés. Il voulait se mettre à la recherche du coupable; mais allez donc trouver un voleur de boutons au milieu d'une foule de vingt mille hommes. Je n'ai jamais vu ce lieutenant acheter des boutons après cet incident là . Vers le milieu d'avril la chaleur du soleil était très vive et très intense. Après notre repas pour éviter la grande chaleur du jour, nous nous couchions sous la tente pour dormir. En revanche, le soir, nous nous attroupions autour du feu de bivouac et nous causions jusqu'à une heure avancée de la nuit. Les heures nous étaient indiquées par les voix des sentinelles qui étaient tenues de la donner en la répétant à tour de rôle. On les entendait répéter sur un ton chantant: "Post No 1 twelve o'clock and all is right. Post No. 2, twelve o'clock and all is right." Et cela se continuait jusqu'à ce que chaque sentinelle eut été entendue - en faisant tout le tour du camp. Dans ce camp, où à cette date se trouvait réunis une trentaine de mille hommes, venus de toutes les parties de l'Europe et de l'Amérique, il n'y avait ni autorité ni loi. Chacun obéissait à l'instinct de la conservation d'abord et aux bons principes de religion et de morale qu'il avait reçu sur les genoux de sa mère. Naturellement, chez tous ces gens qui mourraient de faim, les accès de gaieté étaient assez rare, mais à part quelques légers mouvements d'impatience provoqués par la souffrance ou la mauvaise humeur, les actes de violence n'étaient pas fréquents. On avait remarqué, cependant, quelques attaques nocturnes et des actes de bringandage commis par un groupe d'hommes qu'on avait pas encore pu identifiés. Plusieurs fois, déjà , la nuit, j'avais entendu des cris de détresse sur différents points du camp, quelques fois du côté nord, d'autres fois du côté sud; mais comme notre groupe se melait peu au reste des prisonniers, nous n'avions jamais pu découvrir ce qui avait pu donner lieu à ces appels au secours. Vers la fin d'avril, la saison des pluies était passée et nous jouissions d'une température superbe, surtout le soir, et souvent, comme les nuits étaient fraiches, au lieu de nous coucher dans nos huttes qui étaient encore toutes humides des pluies en printemps nous nous étendions pour dormir sur le sol, la tête sur un morceau de bois et les pieds près de notre feu de bivouac. Un jour que j'étais couché, dormant sous la tente, un de mes compagnons vint me réveiller en me disant qu'un prisonnier étranger à notre groupe désirait me voir. Je sortis aussitôt et j'aperçus un ancien camarade que j'avais perdu de vue depuis plusieurs mois. C'était un Irlandais du nom de Sarsfield, qui avait servi dans la légion étrangère en France. Il parlait le Français correctement et paraissait l'homme du monde le plus sympathique aux Français. Il causa avec moi et mes camarades pendant plus d'une heure. Il nous raconta ses aventures et nous fit raconter les nôtres. Il fit tout ce qu'il put pour se rendre aimable et, bref, nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Il devait revenir nous voir pour parler de la France comme il le disait, mais il ne reparut plus. Un soir entre minuit et une heure, j'étais couché à côté de de Vevey, nos deux têtes reposant sur le même bloc de bois, lorsque je fut soudainement réveillé par un bruit comme celui d'un coup de massue sur le crâne d'un boeuf. Au même instant mon compagnon poussait un cri effroyable. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, tout le monde dans notre camp fut debout. En me levant j'aperçois une demie douzaine de gros gaillards armés de bâtons. Tous les Italiens et les Espagnols arrivaient à la rescousse des couteaux ou des poignards à la main. Nous nous élançons sur nos assaillants qui paraissent d'abord vouloir faire bonne contenance, mais en apercevant les Italiens armés de couteaux, ils se sauvent du côté de l'est. Mal leur en pris, car c'était là le camp des Canadiens, presque tous d'anciens batailleurs des faubourgs St-Sauveur et St-Roch. Nos assaillants réussirent à s'échapper, mais nous sans avoir reçu force horions, dont ils durent garder longtemps les traces. Ils se sauvèrent en blasphémant contre les "damned Frenchmen." Cet assaut dont je n'avais pu deviner la cause dans le temps, trouvait, deux mois plus tard, son explication toute naturelle dans les évènements que je vais vous raconter tout à l'heure. Mon ami de Vevey, qui avait été assommé à mes côtés, était resté avec une affreuse balafre au front. Mesdames et messieurs, l'homme qui est privé de sa liberté n'a qu'une pensée et qu'un rêve, la reconquérir le plus tôt possible. Lorsqu'on a vingt ans surtout, et qu'on sent courir dans ses veines tout ce que la vie a de sève et de vigueur, et dans son coeur tout ce que l'avenir a d'espérance et d'illusions, on ne se laisse pas mourir pouce par pouce sans éprouver le besoin de faire un effort pour se sauver. Je songeais donc à sortir le plus tôt possible de cette affreuse prison. Mais que faire? Quels moyens prendre? Echapper à mes gardes à la première occasion de sortir? Mais où aller dans ce pays entrecoupé de marais et qui du reste m'est tout à fait inconnu? Creuser un tunnel, comme je savais qu'on le faisait sur différents points du "stockade"? Mais c'était un travail de plusieurs semaines, avec la chance d'être enterré tout vivant; et du reste la grosse question demeurait toujours la même: où aller une fois en dehors de la prison? On avait fait venir récemment une meute de chiens féroces des "bloodhounds" au moyen desquels on avait déjà suivi et rattrappé des prisonniers échppés jusqu'à une distance de vingt diates?? du camp. Comme la diplomatie m'avait bien réussi à Belle-Island, je résolus d'avoir de nouveau recours aux ressources de cette science pour sauver ma vie. C'était un lundi le six mai. Le capitaine Wirz, le commandant du camp, entrait dans le camp tous les lundis pour y faire une espèce de tour d'inspection. Depuis quelque temps les sergents sudistes nous prédisaient que dans quelques jours où nous distribuerait des rations cuites et qu'on était à construire près du "stockade" une vaste boulangerie où on allait faire cuire le pain de maïs qu'on se proposait de nous servir à la place de la farine qu'on nous avait donnée jusqu'alors. De fait, de l'intérieur du stockade, on pouvait apercevoir les ouvriers qui travaillaient à une longue construction dont le toit dominait les murs de notre prison. C'est là où j'avais rêvé d'aller vivre durant le reste de ma détention. Je communiquai mon plan à mes trois camarades et j'assignai à chacun le rôle qu'il devait jouer. Surtout il fallait être sur nos gardes et ne pas nous contredire les uns les autres. Tout était prêt. Je leur dis: maintenant, suivez-moi, et nous nous dirigeons le coeur un peu saisi par la crainte du désappointement, mais bien résolus de faire bonne contenance, vers l'endroit où se trouvait en ce moment le capitaine Wirz, près de la porte du côté sud. Il faut vous dire que le capitaine Wirz était un émigré suisse, d'origine allemande, mais qui parlait assez bien le français. Je m'en allais lui dire le plus abominable mensonge que j'ai jamais dit de ma vie. Mais cette considération ne m'arrêta nullement dans mon projet. Je connaissais le mot de Taleyrand, le roi des diplomates: "La parole a été donnée à l'homme pour éguiser sa pensée." Je faisais de la diplomatie, donc j'avais le droit de déguiser ma pensée. Je m'adressai à lui en français et je parlai à peu près en ces termes: Commandant,Nous sommes quatre jeunes français qui aimons le Sud et qui sympathisent avec sa cause. Nous sommes tous quatre acteurs, comédiens de profession. Nous arrivions de France, il y a quelques mois, avec une troupe d'acteurs, nos confrères, pour exercer notre professsion à New York. Vous savez l'immense trouée que la bataille de Gettysburg a faite dans les rangs de l'armée du Potomac. Depuis la date de cette fameuse bataille, on a cherché par tous les moyens possibles dans le Nord a refaire les cadres de l'armée. On a profité de notre inexpérience pour nous droguer d'abord et pour nous enrôler ensuite, lorsque nous étions dans l'impossibilité de savoir ce qu'on nous faisait faire. Nos sympathies pour le Sud, qui est la même que celle manifestée par tous nos compatriotes de France, est connue d'une foule de prisonniers. On nous appelle des traîtres, des sudistes, des "copper heads." On veut nous tuer parce que nous aimons le Sud. Voyez ce que l'on nous fait. En prononçant ces paroles, j'enlevai la casquette de de Vevey pour laisser voir au capitaine la balafre qu'il avait reçue trois ou quatre jours auparavant. Puis, je continuai: "S'il vous est indifférent de faire massacrer par les Yankees des amis du Sud, vous pouvez nous laisser dans le camp; mais si d'un autre côté, vous pensez qu'il ne serait que juste de nous soustraire à leur rage, pour l'amour de Dieu, sortez-nous d'avec eux. Donnez-nous de l'emploi quelque part en dehors du stockade." Le capitaine examina la blessure de de Vevey, qui paraissait encore tout fraichement faite. - Oh! ces Yankees sont des tamnés, dit-il avec un fort accent allemand. Pouvez-vous trafailler à la poulancherie? - Oui, répondîmes-nous tous les quatre en choeur. - C'est pien, dit-il. Allez chercher fos effets et che fais fous faire sortir immédiatement." Le travail ne fut pas long. En un clin d'oeil tout notre équipement était ramassé au grand ébahissement de nos camarades qui ne comprenaient rien à ce qu'ils nous voyaient faire. Dix minutes après nous étions installés dans la boulangerie. Ma vie était sauvée! N'est-ce pas, disais-je à mes camarades, que le vieux proverbe ne ment pas lorsqu'il dit: qu'un bienfait n'est jamais perdu." Vous m'avez recueilli comme un frère, mais je vous paie aujourd'hui argent comptant. Comme vous le voyez, les acteurs avaient bien joué leur rôle. J'ai toujours conservé un vif sentiment de reconnaissance au capitaine Wirz pour la faveur qu'il m'avait faite à moi et à mes trois camarades. Vous connaissez son histoire, mesdames ete messieurs, vous savez que la guerre une fois terminée le capitaine Wirz a été accusé de meurtre. Et certes, ne l'a pas considéré comme un meurtrier ordinaire. On le tenait responsable de la mort des 16,000 prisonniers qui avaient péri à Andersonville. Tout le monde était contre ici. On en fit le bouc émissaire chargé des péchés d'Israël. If fut trouvé coupable et pendu haut et court. La mort du capitaine Wirz fut la seule vengeance que le Nord exigea pour les affreuses cruautés dont le gouvernement de Jefferson Davis s'étaient rendu coupable.
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La conférence de M. H. C. Saint-Pierre au Cercle Ville-Marie COMMENT IL DEVINT BOULANGER (Suite et fin) Le fait est que c'eut été une goutte d'eau pour éteindre un immense incendie. Une heure après notre sortie de prison, le quartier-maître capitaine Dunkin nous fit signer un écrit par lequel nous nous engagions sur l'honneur à ne pas chercher à nous évader tant que nous ne serions pas échangés. On nous octroyait la permission durant nos heures de loisir de nous promener n'importe où jusqu'à la distance d'environ un mille autour du camp. Aller un mille autour du camp, mais c'était la liberté! J'étais donc débarassé enfin de ces scènes de pourriture, de saleté, de souffrances et de mort que j'avais eues sous les yeux depuis dix longues semaines. J'allais maintenant manger à ma faim. Je pourrais me débarasser de cette affreuse vermine qui pendant des mois m'avait rongé tout vivant. J'étais libre: j'allais respirer l'air pur de la campagne, je pourrais aller dans les bois contempler le vert feuillage, humer tout à loisir les odeurs âcres des pins, entendre chanter les oiseaux - jouir de la belle nature - vivre enfin. Ah! mesdames et messieurs, il faut avoir passé par là pour ressentir tout ce qu'il y a de charmes et de suavité dans de pareilles émotions. Et voilà , mesdames et messieurs, comment au milieu de toute cette joie, de tout cet enivrement j'eux l'insigne avantage d'être consacré "boulanger." Je n'éprouvai pas une plus grande joie le jour où je fus fait avocat. Après notre départ de la prison, les vols et les meurtres de cette troupe de brigands qui nous avait attaqués devinrent tellement fréquents qu'il fallut songer à se protéger. Il se forma une puissante police à l'intérieure dont les membres prirent le nom de Regulators. On fit des recherches et bientôt l'on découvrit que les brigands étaient eux-mêmes organisés en une espèce d'association dont l'objet était le meurtre et le pillage. Ils avaient pris le nom de "Raiders" et leur chef dont le véritable nom était Collins, se faisait appeler Mosby, du nom du célèbre officier guérillas du sud. Six des principaux Raiders furent arrêtés et accusés de meurtre. On leur fit un procès régulier devant un officier qui autrefois avait été juge dans le nord et devant douze jurés. Ils furent trouvés coupables tous les six et condamnés à être pendus. L'exécution eut lieu le 11 juillet. Comme ils étaient catholiques, on avait fait venir de Macon un prêtre pour les assister à leurs derniers moments. Tous furent pendus à la même potence, et, incident assez curieux, au moment où la trappe tomba, Collins, le chef de la bande, au lieu de rester suspendu comme les autres, tomba lourdement sur le sol. La corde qui devait le pendre avait cassé. On répara la corde et on força le brigand à remonter sur l'échafaud d'où cette fois il fut bel et bien pendu. Les six cadavres au lieu d'être laissés à l'intérieur du camp comme c'était l'habitude, furent transportés en dehors dans le cours de l'après-midi. Je me hâtai d'aller les voir en compagnie de mes trois camarades. Quel ne fut pas mon étonnement en apercevant, le premier à la tête de la rangée formée par les six cadavres, le corps de mon ami Sarsfield! Je m'expliquai alors sa longue visite à notre camp et l'attaque nocturne qui avait eu lieu quatre ou cinq jours plus tard. Mes camarades passaient pour avoir de l'argent. Ils étaient considérés comme étant des gens riches dans le camp. Sarsfield était venu pour espionner d'abord et pour nous assassiner ensuite. Il a subi la punition de ses crimes, que la terre lui soit légère. Laissez moi terminer par le récit de l'un des incidents les plus drolatiques, les plus absurdes dont j'ai été témoin dans le cours de ma vie. Un groupe de camarades dans le stockade s'étaient associés ensemble pour travailler à s'évader en construisant un tunnel qui devait aboutir à quelque distance en dehors du mur en bois du stockade, du côté de l'ouest. Vers la fin de juin tout le travail était fait, il n'y avait plus qu'à percer le sol et à sortir de terre. Ils choisirent pour leur évasion une nuit très sombre du mois de juin. Or le hasard avait voulu que cette nuit-là le corps de garde qui jusque-là avait été du côté nord fut transféré au côté ouest. Les feux de bivouacs étaient échalonnés de distance en distance, à une dizaine de pas du stockade. L'un de ces feux se trouvait tout près de la boulangerie. Une dizaine de soldats étaient assis autour et causaient tranquillement en fumant leurs pipes. Les Georgiens étaient reconnus pour ête très ignorants et très superstitieux. Minuit venait d'être appelé et les sentinelles avaient crié à tour de rôle "all is well" lorsque tout à coup le brasier près du poste de la compagnie No 1 (c'est celui dont je viens de parler) se mit en mouvement. Les étincelles volent de tout côté et juste en plein milieu on voit sortir de terre une figure toute noircie par la fumée, les cheveux épais, les yeux dilatés grands comme des piastres. Au même instant le Yankee, car c'en était un, provoqué par la douleur en se sentant brûlé, pousse un hurlement de damné. Vous décrire la terreur qui s'empara des dis soldats georgiens assis autour du brasier, serait chose impossible. En apercevant cette tête sortant de terre, ils crurent tout simplement que c'était la tête du démon et chacun d'eux s'enfuit à toute jambe dans toutes les directions en poussant des cris de terreur. Le rusé Yankee en profita pour sortir du brasier et pour gagner la forêt. Plusieurs de ses compagnons eurent le temps de faire comme lui et de prendre le large avant que les gardes fussent revenus de leur terreur. Le secret de l'affaire était que, par un étrange effet du hasard, les artisans du tunnel s'étaient adonnés à l'ouvrir juste au milieu du feu de bivouac de la Compagnie No 1. Les soldats du régiment en firent gorge chaude aux dépens de cette compagnie et longtemps après, lorsque les autres soldats rencontraient un membre de la Compagnie No 1, on les entendait l'apostropher en lui disant: "Did you see the Devil last night?" Mesdames et messieurs, l'heure qui s'avance m'avertit que je dois finir. Comme à toute histoire il faut une morale et que je m'adresse surtout à des jeunes gens, laissez-moi leur dire: Jeunes gens, jeunes Canadiens-français, mes compatriotes, vous appartenez à une race de forts et de courageux. Si jamais le malheur vous accable, s'il vous arrive de tomber dans l'infortune, dans la misère même, rappelez-vous à quelle race vous appartenez et même à la dernière extrémité, ne vous laissez pas abattre, "ne perdez jamais courage." Paul Claretton: né en France en 1839; débarqué à New York le 9 septembre 1859. Il est cultivateur, français, âgé de 20 ans; embarqué au Havre sur le "New Orleans" Rien d'autre trouvé: il n'est pas sur les recensements |