Mes racines / my roots

Henri Césaire Saint-Pierre


Adéline Albina Lesieur


Louis Émery Beaulieu


Joseph Bélanger


Geneviève Saint-Pierre


Jeanne Beaulieu Casgrain


Simone Aubry Beaulieu


Édouard Trudeau


Rolland Labrosse

Traduction française de l' "Oration" au GAR
Tiré du livre Orateurs Canadiens-Français Aux États-Unis: Conférences et Discours Édité par Georges Bellerive, Imprimerie H. Chassé (1908), disponible en ligne en format pdf sur le site de la Grande Bibliothèque du Québec (pages 125 à 148).

DISCOURS

DE

M. H. C. SAINT PIERRE, C. R.

(Maintenant Juge de la Cour Supérieure dans le District de Montréal.)

Le jour du "MEMORIAL DAY" le 30 mai 1900, à Richford, Vermont, devant les Vétérans de la Grande Armée de la République Américaine.

(Traduction)

COMMANDANT ET CAMARADES,

Nous sommes aux plus beaux jours du printemps. La nature revêt sa robe de verdure émaillée de fleurs aux couleurs les plus brillantes; les zéphirs murmurent dans les bois leurs chants d'amour; les oiseaux remplissent partout l'air de leur gaieté bruyante; et pourtant, au milieu de toute cette joie, au sein de cette effusion de bonheur et d'allégresse, il est un jour qui revient chaque printemps que vous avez voué au deuil et à la tristesse, parce que vous l'avez consacré à la religion du souvenir. Ce jour c'est le 30 de mai.

Trente-quatre années se sont écoulées depuis le jour où cette pieuse pensée a pris naissance; et, cependant, tous les ans, sans y manquer jamais, en ce jour, on vous a vu diriger vos pas vers le champ silencieux des morts où dorment de leur dernier sommeil nos anciens compagnons d'armes, anxieux d'aller déposer sur leurs tombes les premières fleurs de la saison, et d'offrir à leurs mânes l'expression de votre affection et de vos regrets.

Cette année, vous m'avez invité à me joindre à vous, dans l'exécution de ce religieux devoir; vous m'avez demandé de réveiller vos souvenirs et de vous parler de ces évènements déjà si loin de nous, auxquels nous avons participé avec eux. Je vous en remercie du fond de mon coeur. Il vous aurait été facile de trouver ailleurs un orateur mieux qualifié et plus éloquent que je ne pourrais l'être pour faire revivre le passé devant vous, et pour donner aux sentiments qui débordent de vos coeurs une expression plus vivace et plus fidèle; mais vous auriez cherché en vain un camarade plus loyal aux choses d'autrefois, un ami plus sincère et plus sympathique pour tous ceux qui, vivants ou morts, furent ses compagnons d'arme.

Laissez-moi donc vous dire que si ma présence, au milieu de vous aujourd'hui, a une signification quelconque, elle veut dire tout simplement que vous avez un frère de plus qu'il faut ajouter à votre nombre.

Camarades, nous nous sommes réunis pour causer ensemble de nos compagnons qui ne sont plus, et, si je puis m'exprimer ainsi, pour nous mettre en communion avec eux. Ah! je le sais, leurs bouches sont maintenant closes, et leurs voix ne peuvent plus se faire entendre; mais je sens que leurs mânes qui pleurent au-dessus de leurs tombeaux nous ont acompagné jusque dans cette salle, et qu'ils sont, en ce moment, ici au milieu de nous. Je sens qu'au récit des faits d'armes glorieux qu'ils ont accomplis et au souvenir de la grande cause qu'ils ont défendue, ils vont, comme aux jours où nous combattions à leur côté, ranimer nos esprits et réveiller notre courage.

Sous l'action encourageante de leurs secrètes inspirations, je suis convaincu qu'en sortant de cette salle, nous nous sentirons plus forts et plus que jamais résolus d'accomplir ce devoir qui nous incombe à tous, les soldats vétérans, à savoir, celui de faire revivre sous les yeux de nos enfants et de la jeune génération qui grandit les nobles exemples qu'ils ont donnés au monde, afin que ces enfants apprennent de nous jusqu'à quel degré d'héroïsme un soldat peut se porter, lorsqu'il est animé par l'amour de sa patrie.

Camarades, pendant la période de quatre années, le monde a été témoin d'un des plus terribles conflits dont l'histoire fasse mention, et ce conflit avait lieu sur le sol d'Amérique. Qui donc avait provoqué cette lutte gigantesque? Pourquoi cette immense agglomération d'hommes armés accourus à la défense du drapeau de Washington et de Franklin? La civilisation était-elle de nouveau appelée à recommencer la lutte contre la barbarie; s'agissait-il de refouler vers les déserts et les plaines de l'ouest les hordes sauvages et indisciplinées des enfants de la forêt? L'étranger venait-il envahir et polluer le sol sacré de la patrie? Les flottes formidables de l'Angleterre, de la France ou de l'Allemagne étaient-elles appurues sur les côtes de l'Atlantique, menaçant la République, cette république désignée par l'un de ses présidents comme étant le refuge sacré du peuple Américain.

Non, camarades; la lutte se faisait entre frères. Les pères de la nation avaient posé comme base fondamentale de la Constitution que "tous les hommes naissent égaux et libres," et la question à décider était de savoir si une république établie sur une telle base doit vivre, ou si elle doit périr.

Je ne puis mieux définir la question qui a été la cause du conflit dont je parle qu'en citant les paroles à 1a fois si expressives et si éloquentes de celui qui fut tout à la fois le héros et le martyr de cette guerre. J'ai nommé le bon et noble Abraham Lincoln.

Voici comment il s'exprimait lors de l'inauguration du cimetière consacré à ceux de nos camarades qui ont perdu la vie sur le champ de bataille de Gettysburg, champ de bataille où tant des nôtres sont tombés.

"II y a maintenant quatre-vingt-sept ans, dit-il, nos pères ont fondé sur ce continent une nation nouvelle, conçue dans la liberté, et ayant pour principe fondamental, la proposition que tous les hommes naissent égaux. Nous sommes, en ce moment, engagés dans une grande guerre civile qui devra décider la question de savoir si une nation ainsi fondée et qui s'appuie sur un tel principe peut longtemps se maintenir. Nous nous sommes donné rendez-vous sur l'un des grands champs de bataille de cette guerre. Nous nous sommes réunis dans le but de consacrer une partie de ce champ de bataille et d'en faire un champs de repos pour ceux qui, dans le but d'assurer la vie de la nation, ont ici sacrifié la leur..., mais je sens que c'est à nous plutôt les vivants qu'il incombe de nous consacrer à la tâche incomplète qu'ils ont si noblement fait avancer, à cette vaste tâche qui nous reste encore à accomplir. C'est en nous inspirant de l'esprit de ces héros tombés que nous trouverons un regain de dévouement pour la cause au maintien de laquelle ils ont donné ici toute la mesuse de leur dévouement. Non, leur mort n'aura pas été inutile; et grâce à la ferme résolution qu'ils ont su nous inspirer, la nation, sous le regard de Dieu, va renaître à la liberté, et le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaîtra pas de la face de la terre".

Encore une fois, je me demande: quelle est donc la raison qui a pu induire tant de combattants à prendre part à cette lutte pour le maintien de l'Union!

Oh! Je n'ignore pas que les États insurgés du Sud avaient de nombreux et puissants amis; et les cris de joie et de triomphe qui, à une certaine époque, se sont fait entendre jusque de l'autre côté de l'océan Atlantique, à la pensée que la République Américaine allait enfin être divisée en deux républiques rivales, n'ont été une cause de surprise pour personne. Mais rappelons-nous que ceux qui alors se hâtaient avec tant de joie de prédire la chute de la République Américaine, étaient des aristocrates et que, par instinct, sans parler de leur éducation, les aristocrates sont les ennemis naturels du peuple.

Mais, s'il est vrai de dire que les aristocrates étaient les ennemis de l'Union Américaine, il n'en était pas ainsi de l'homme du peuple. Dans cette lutte terrible qui s'engageait, l'homme du peuple ne fut pas lent à comprendre qu'il s'agissait là de sa propre cause, de la cause de la démocratie. Aussi le voyons-nous accourir de tous les coins du globe pour se ranger sous la bannière étoilée, l'emblême des droits populaires, et offrir son concours aux citoyens de la République pour assurer le triomphe de la démocratie.

À cette époque, tout comme aujourd'hui, camarades, il y avait dans notre libre Canada, des hommes au coeur généreux et à la main so1ide qui n'ont pas craint d'être taxés de déloyauté envers leur pays, en consentant à donner leur appui et même à exposer leur vie et à verser leur sang au service de la cause sacrée de la démocratie américaine. J'ai été du nombre de ceux-là, camarades. Emporté par la fougue et l'enthousiasme de la jeunesse, moi et bien d'autres comme moi, nous n'avons pas craint d'aller combattre dans vos rangs pour la cause du peuple, de la liberté et de l'humanité. La lutte, une fois terminée, nous sommes revenus au pays, fiers de pouvoir dire que nous avions contribué pour notre part au maintien de cette forme de Gouvernement que le Président Lincoln a si bien désigné, en l'appelant: le Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.

Camarades, il y a maintenant au delà d'un siècle, treize des États qui devaient former le noyau de la puissante république qui s'appelle les États-Unis d'Amérique, décidèrent de s'unir ensemble et de mettre en commun leurs forces et leurs ressources pour jeter les fondements d'une nation nouvelle telle que le monde n'avait jamais vue. Ils adoptèrent et proclamèrent comme le premier article de leur constitution, que les hommes naissent égaux et libres, et que, devant la loi et la constitution, ce principe devait être maintenu. Aucune classe privilégiée n'était reconnue, au aucune distinction aristocratique admise. Le citoyen Américain apprit à se considérer comme l'égal de n'importe quel autre homme; et de même que dans les temps de l'ancienne Rome, un citoyen romain pouvait faire plier l'orgueil d'une tête couronnée et faire trembler les plus puissants en déclarant son titre de citoyen, de même l'habitant des États-Unis peut, de nos jours, compter sur le respect de tous, en invoquant son titre de citoyen américain. "Civis romanus sum" s'écriait avec orgueil l'ancien habitant de Rome au temps de la République. Aujourd'hui, l'habitant des États-Unis d'Amérique peut répéter avec non moins de fierté, et assurément avec la certitude non moins grande de commander le respect: "Je suis citoyen Américain."

Je viens de dire qne la république américaine avait été une création nouvelle dont le monde n'avait jusqu'alors fourni aucun exemple; c'est l'histoire en mains que je vais prouver mon assertion.

Athènes était une république; mais son territoire restreint permettait au peuple de se gouverner sans avoir recours au système représentatif, et les affaires les plus importantes de l'état y étaient discutées dans les assemblées tumultueuses où la violence et la corruption avaient souvent raison de la justice et de la sagesse, et ce, au grand détriment des intérets les plus précieux du pays.

Rome a été la plus puissante république de l'antiquité; mais quelle différence entre son organisation et son système de gouvernement et l'organisation et le système de gouvernement de la république des États-Unis! Un tiers de sa population composait la classe privilégiée des Patriciens, qui ne se faisait aucun scrupule de manifester publiquement leur mépris pour leurs compatriotes plébéiens.

Toute l'autorité du gouvernement se concentrait dans un sénat composé d'aristocrates dont les décisions étaient suprêmes. La seule protection laissée au peuple contre les abus de pouvoir de ce corps puissant était le droit de "Veto" dont les tribuns élus par le peuple avaient le droit de se prévaloir. Mais l'histoire nous enseigne que ce n'était là qu'une bien faible barrière pour arrêter le flot toujours croissant des envahissements du sénat sur les droits du peuple.

Pas d'égalité possible dans un pareil système. Les Patriciens étaient les maîtres et les Plébéiens, les esc1aves.

Il ne sera peut être pas sans intérêt de vous faire connaître l'existence de certaines conditions sociales telles qu'on les trouve à l'époque où la cité avait atteint sa plus grande splendeur sous la domination des premiers Empereurs. Rome avait alors une population de près de six millions d'habitants dont plus de quatre milions étaient des esclaves, en grande partie des blancs. Tous les serviteurs appartenaient à cette classe. Les domestiques (ainsi nommés du mot "Domus" qui veut dire la maison) faisaient partie de l'ameublement du logis et s'achetaient et se vendaient avec lui. Les acteurs au théâtre, les musiciens, les peintres, les artistes, en tous genres, et même les notaires publics, qu'on désignait sous le nom de "Tabelliones" constituaient une partie de l'héritage de quelques riches patriciens qui pouvaient en disposer suivant leur bon plaisir.

Ce n'est pas sans éprouver une certaine satisfaction, cependant, que, au cours de mes recherches, j'ai constaté que les avocats et les médecins constituaient une exception à la règle. Pour plaider dans le forum et pour exercer la profession de médecin, il fallait être un homme libre. De là la désignation de "Professions libérales" par laquelle on distingue plus particulièrement de nos jours ces deux professions.

Il serait oiseux pour moi de vous donner plus de détails et d'insister davantage. Je passe à une autre république.

Venise, au moyen âge, était, elle aussi, une république, et pendant une période de temps assez considérable, elle a porté le titre de "Reine de l'Adriatique"; mais son gouvernement n'était qu'une oligarchie composée d'hommes choisis dans la classe de la noblesse. Le peuple n'avait ni voix, ni influence duns l'administration des affaires publiques.

À l'Amérique seule revient l'honneur d'avoir fondé le premier gouvernement essentiellement démocratique dont le monde a été témoin, C'est elle, c'est l'Amérique qui a été le berceau de la démocratie. Tout citoyen né à l'ombre de son drapeau, fut-il issu des classes les plus humbles de la société, a le même droit que le plus riche d'aspirer aux positions les plus élevées et les plus recherchées dans l'état. Ici, ni le scélérat dont le nom est accolé à un titre, ni l'idiot portant un nom aristocratique, ne peuvent s'attendre à exercer aucune influence ni même à inspirer le respect par la simple autorité de leur naissance ou de leur association; mais Grant "le tanneur" a pu devenir le commandant-en-chef d'une armée comptant au delà d'un million d'hommes, et Abraham Lincoln sorti des rangs des travailleurs du sol, le "rail splitter," ainsi que ses ennemis l'appelaient quelquefois par dérision, devint le chef d'une des nations les plus puissantes de la terre. Le premier se révéla comme l'un des généraux les plus illustres dont l'histoire fasse mention, et le second fut proclamé le plus grand homme de son siècle.

Il faut bien admettre cependant que l'évolution dont 1a république américaine nous a offert le spectacle à ses débuts, en est une qui s'est opérée sans de grands efforts et presque naturellement, du moment que la nation, laissée à elle-même, s'est vue libre de faire son choix.

Rappelons-nous que les Pères de la nation, avant de traverser l'Océan pour venir en Amérique, avaient eu pour patrie, la Vieille Angleterre, cette terre classique de liberté, où ils avaient grandi sous l'influence de ce système d'éducation dont le premier article est qu'"un Breton ne doit jamais devenir esclave". Pour eux qui avaient vécu sous un gouvernement basé sur la souverainetée populaire tempérée par l'autorité d'un souverain "qui règne mais ne gouverne pas", et par l'influence d'une chambre composée de Lords du Royaume dont le conservatisme peut bien suspendre pour un temps, mais jamais contrecarrer d'une manière absolue la volonté du peuple; pour ces pères de la nation, dis-je, habitués des l'enfance à un tel gouvernement, l'évolution de ce système à celui d'un gouvernement purement démocratique sans roi et sans classes privilégiées fut chose facile; et, comme je 1'ai dit plus haut, fut opérée sans de grands efforts.

Il n'y avait que peu d'années que subsistait cette nouvelle forme de gouvernement que déjà elle était l'objet dans le monde entier de l'admiration universelle; et de tous côtés sur le vieux continent de l'Europe le peuple demanda des réformes.

Je viens de dire qu'en Amérique, l'évolution du système de la monarchie constitutionnelle à celui d'un gouvernement purement démocratique s'était opérée presque sans efforts, grâce à l'éducation politique d'indépendance et de liberté dont vos ancêtres puritains avaient été imbus dès leur enfance: je dois ajouter qu'il n'en fut pas ainsi lorsque dans la vieille Europe on tenta d'imiter l'exemple que les Américains avaient donné au monde.

Quatorze années s'étaient à peine écoulées depuis la mise en force de la constitution des États-Unis lorsque la lutte s'engagea, et que la plus terrible des révolutions dont la mémoire d'homme ait conservé le souvenir se déchaîna dans le vieux monde.

Encouragée par l'exemple que venait de lui donner sa soeur d'Amérique, la démocratie du continent européen, qui, jusqu'alors avait été l'esclave des Rois et des classes privilégiées, résolut d'affirmer ses droits. Comme l'athlète des anciens jours dans les jeux Olympiques, elle se dressa de toute sa hauteur en face de ses ennemis; et mettant à nu ses bras vigoureux et son torse puissant, elle se prépara à engager la lutte contre les têtes couronnées et contre la noblesse, résolue de vaincre ou de mourir dans la revendication de ses droits.

La France devint le champ clos où devait se décider s'il était vrai, ainsi que les pères de la constitution Américaine l'avaient affirmé, que tout homme naît libre et l'égal de tout autre homme, ou s'il n'était pas préférable pour le plus grand bien de l'humanité que les trois quarts des citoyens fussent les esclaves de l'autre quart.

Camarades, permettez-moi d'interrompre un instant, le récit que je suis à vous faire de la marche et du progrès de la démocratie à travers le monde et de mettre sous vos yeux le tableau de la condition dans laquelle se trouvait la France à l'époque de la grande révolution de 1789, qui, dans l'espace de quelques mois, a pu balayer tout l'ordre ancien. Vous pourrez alors juger par vous-même, combien nous avons eu raison de combattre pour le maintien de la République et pour le grand principe de la Souveraineté du peuple qui constitue son principal fondement.

Nous sommes à l'époque où le Roi Louis XVI était sur le trône et gouvernait La France avec une autorité absolue, couronne en tête, sceptre en main, en vertu de ce qu'on appelait alors le droit divin des rois. "Le territoire du royaume, dit l'historien Chambers, pouvait se diviser en trois parties distinctes; un tiers appartenait à la noblesse et un autre tiers était la propriété du clergé; et ces deux ordres, 1a noblesse et le clergé, étaient exemptes de payer aucune taxe."

Demandez-vous alors ce que devait être la condition de la masse du peuple, des travailleurs, sur qui seuls tombait le fardeau de la taxe. Les objets de toutes sortes étaient frappés de l'impôt; non pas seulement ceux qui en Amérique sont considérés comme des objets de luxe ou dont le pauvre peut se dispenser, mais c'étaient les objets les plus nécessaires aux besoins essentiels de la vie. Tous les produits servant à la subsistance de l'homme étaient taxés, tous jusqu'au sel. Le paysan était tenu de payer la taxe pour chaque animal qu'il possédait; et s'il lui prenait fantaisie de se livrer au luxe jusqu'au point d'orner son humble hutte d'une fenêtre ornée de carreaux vitrés, il lui fallait payer une taxe pour sa fenêtre. On avait recours à la taxe indirecte tout comme à la taxe directe.

Le mode adopté pour assurer le paiement de ce dernier genre d'impôt était on ne peut plus odieux et oppressif. Dans chaque circonscription, ces taxes se vendaient à l'avance par encan public au plus haut enchérisseur, et ces acheteurs qui prenaient le nom de "fermiers du Roi" venaient ensuite percevoir le paiement de ces taxes pour leur propre compte avec une dureté et une avarice qui ne laissaient place ni à la pitié ni à la commisération.

Les mariages entre la noblesse et le peuple étaient absolument prohibés. L'union d'un jeune noble avec une fille du peuple était considérée comme une tache sur l'écusson des ancêtres de l'époux, et ce dernier, s'il lui arrivait de faire ce qu'on appelât une mésalliance, était impitoyablement banni du sein de sa famille pour y avoir apporté la honte et le déshonneur.

Dans l'armée l'homme qui n'appartenait pas à la noblesse ne pouvait espérer de voir ses aspirations atteindre plus haut que le grade de sergent, quelque preuve qu'il eut donnée de son courage, de son habileté ou même de son génie dans l'art militaire. Dans la marine il devait se contenter de demeurer simple matelot.

Les guerres les plus désastreuses étaient entreprises, non pour la défense du pays et la protection du sol français, mais pour obtenir des avantages en faveur de certains membres de la famille royale, et quelquefois pour des motifs moins avouables encore.

"De l'endroit où je parle en ce moment, s'écriait Mirabeau, le grand tribun de la révolution, dans une de ces explosions d'indignation provoquées par les abus qu'il dénonçait, "De l'endroit où je parle en ce moment, mes yeux peuvent apercevoir le palais où une courtisane mit l'Europe en feu, parce qu'un Roi de France avait été trop lent à ramasser le mouchoir qu'elle avait laissé tomber sur le marbre du parquet."

Les Généraux et les Amiraux étaient souvent choisis pour occuper les positions les plus importantes, non pas tant à raison de leur habileté et de leur compétence, mais pour satisfaire les caprices d'une courtisane favorite du Roi. Souvent on ne prenait même pas la peine de tenir secrètes et de soustraire à la curiosité du public les intrigues et les manoeuvres auxquelles on avait recours dans le but de capter les bonnes grâces et les faveurs de cette grande dame. Les commissions des officiers étaient vendues au plus offrant sans tenir compte des qualités ou de l'incompétence de ceux qui les achetaient.

Le fils d'un artisan ne pouvait espérer de se livrer à aucune autre industrie que celle qu'avaient exercée son père et ses ancêtres avant lui; et si le père était cordonnier le fils devait se contenter d'être cordonnier également.

La justice était honteusement vendue ou influencée plus honteusement encore par les favoris ou les favorites du prince.

Et pour couronner le tout, sur une dénonciation secrète, faite dans presque tous les cas par une personne intéressée, ou qui avait à satisfaire quelque vengeance, on envoyait dans les cachots de la Bastille, au moyen de ce qu'on appelait une "lettre de cachet" signée par le Roi, un citoyen, souvent un père de famille, que l'on détenait au secret pendant des années entières sans que personne sut jamais ce qui était devenu de lui. Latude, l'une de ces victimes de la tyrannie, a passé plus de trente années de sa vie dans ces horribles cachots. Il a écrit l'histoire de sa vie solitaire, avec son sang sur les murs de sa prison. Il n'a recouvré sa liberté qu'après la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789; mais à cette date, il avait déjà depuis longtemps perdu la raison et son corps amaigri par ce long emprisonnement était devenu un véritable squelette. Physiquement et intellectuellement, il n'était plus qu'une ruine.

N'allez pas vous imaginer, Camarades, que je viens de vous faire le tableau d'un état de choses qui existait aux jours les plus sombres du moyen âge, alors que l'ignorance, la superstition et la barbarie, avaient partout droit de cité dans la Vieille Europe. Non, je vous parle de la condition dans laquelle se trouvait la France au moment où commençait la révolution de 1789, il y a peine cent ans. Je vous ai parlé de la France, mais si j'avais voulu agrandir le cadre du tableau, j'aurais pu y inclure l'Italie, l'Espagne, l'Autriche, l'Allemagne, et, de fait, tous les pays de l'Europe, à l'exception de l'Angleterre et de la Suisse. Dans tous ces pays, excepté en Angleterre et en Suisse, le peuple était l'esclave des Rois et des classes privilégiées. Nulle part, excepté dans ces deux pays, trouverez-vous que le peuple eut le moindre droit d'exprimer sa volonté ou de prendre part aux affaires du Gouvernement.

Un jour, le peuple opprimé sentit qu'il ne lui était pas possible de supporter plus longtemps l'oppression. Poussée jusqu'aux dernières limites du désespoir et de la rage, la France se dressa comme une déesse en furie, et brisant les entraves qui l'avaient si longtemps enchaînée, elle arracha des mains de ses oppresseurs les armes dont ils s'étaient servi contre elle pendant une longue succession de siècles. Elle saisit l'épée encore rougie du sang de ses enfants, et avec cette épée, elle frappa à droite et à gauche avec le courage qu'inspire la vengeance et la force que donne la frénésie. Sous ses coups répétés, la Bastille, l'affreux donjon, croula et fut réduit en poudre; le Roi, malgré son droit divin, tomba pour ne plus se relever, et la noblesse, cette noblesse entêtée qui même à cette date persistait encore à s'accrocher à tous ses vieux privilèges, inonda de son sang les rues et les gouttières de Paris et de toutes les Villes de France. Les têtes couronnées s'alarmèrent et tremblèrent sur leurs trônes au spectacle du soulèvement et de l'insurrection inspirée par la démocratie en France, et bientôt une immense coalition fut formée pour l'écraser sous les talons de ses soldats; mais la vigoureuse république fut à la hauteur de sa tâche, et dans l'espace de quelques mois, quatorze armées organisées par le Comité du Salut Public s'élancèrent vers la frontière à la défense de la cause du peuple et du sol de la patrie. À la tête de ces armées, on voit des généraux qui comme Grant, Sherman, Thomas, et des centaines d'autres en Amérique, étaient sortis pour le plus grand nombre des derniers rangs du peuple.

On trouve Berthier, sergent, et Bessière, simple soldat dans les gardes du Roi. On trouve Soult, Suchet, Victor, Lefebvre, Loison, Massena tous anciens soldats de l'armée du Roi. On trouve Ney, le brave des braves, le fils d'un pauvre commerçant de Saarre-Louis en Lorraine, et Murat, le brillant cavalier qui chargeait à la tête de ses escadrons tenant à la main une simple cravache en guise de sabre, le fils d'un cabaretier.

Vous n'ignorez pas, camarades, que pour un certain temps du moins, la démocratie en France dût céder et s'effacer; mais pour d'anciens soldats comme nous, il semble qu'il y a une certaine consolation dans la pensée que si elle a cédé, ça été sous le charme séduisant de la gloire militaire et sous l'infiuence du génie transcendant d'un grand Général.

Mais tout n'était pas perdu, jetez un regard sur la carte du globe, vous y verrez les principes proclamés par la constitution américaine et par la révolution française triompher partout. Quel est le pays civilisé qui aujourd'hui refuserait de reconnaître le principe de la souveraineté du peuple! Combien, de nos jours, comptez-vous de nations qui ne soient plus gouvernées par une chambre composée des représentants du peuple de la nation! Honneur donc et reconnaissance aux hommes qui, en Amérique, ont imaginé et adopté la constitution des États-Unis d'Amérique. Honneur également et reconnaissance aux hommes qui ont rédigé et fait adopter "la déclaration des droits de l'homme"; car, c'est grâce à eux que les chaînes qui tenaient les hommes en esclavage ont été brisées, et que le citoyen peut maintenant se dire libre et l'égal de tout autre citoyen aux yeux de la loi.

On m'objectera peut-être en parlant du discours du Président Lincoln que ce grand citoyen poussait peut-être trop loin ses appréhensions, et je sais qu'on a prétendu que la séparation des États-du-Sud, si elle eût été couronnée, n'aurait pas nécessairement entraîné la chute de la démocratie en Amérique. Les appréhensions du président Lincoln, a-t-on dit, étaient inspirées bien plus par des craintes patriotiques et par son extrême attachement aux institutions nationales, que par la menace d'aucun danger réel.

Camarades, qui, pourrait nous dire ce qui serait ad- venu plus tard, si de fait, l'union eut été rompue?

Le lien qui, sous l'autorité du pacte fédéral, retenait sous un même drapeau les divers états de l'Union, une fois rompu, quelle garantie auriez-vous eu que, plus tard, sous un prétexte ou sous un autre, les états de l'extrême ouest ou ceux du centre ne se seraient pas groupés ensemble pour invoquer le droit de se séparer à leur tour et de former autant de républiques nouvelles!

Céder aux exigences des États du Sud et consentir à la sécession, c'eût été sanctionner le principe des "States Rights" si souvent invoqué par l'école politique de Calhoun, de Hays, de Jefferson Davis et des autres politiciens des États-du-Sud, et mettre fin au pacte fédéral qui retient les États de l'extrême ouest et du centre tout comme durant la guerre de sécession il était sensé retenir les États-du-Sud. Et si a1ors, de nouvelles sécessions avaient eu lieu, que serait devenue la démocratie américaine dans ces diverses républiques qui seraient infailliblement devenues rivales les unes des autres? "Une maison divisée contre elle-même, nous disent les Saintes Écritures, ne sauraient subsister." Que1le garantie auriez-vous eu que les mêmes principes de gouvernement auraient été maintenus dans chacune de ces républiques ainsi séparées les unes des autres?

La devise des États-Unis est "United we stand, divided we fall".

Cette devise ainsi inscrite par les Pères de la Constitution sur l'écusson des États-Unis était un avertissement pour l'avenir et un moyen de faire présager par les générations futures ce qui adviendrait du pays, si jamais ses citoyens permettaient la rupture du pacte fédéral qui devait tenir unis ensemble tous les États composant l'Union Américaine. Qui pourrait nous dire si un jour un conquérant venu d'au delà des mers, ne se serait pas mis en tête de tenter de subjuguer ces diverses républiques divisés entr'elles, dans le but de détruire l'oeuvre de vos pères et de mettre fin pour toujours au règne de la démocratie! Avez-vous pu publier ce qui est arrivé sur le sol de l'Amérique il y a trente-six ans, alors que nous étions au plus fort de la guerre de sécession? Ne vous rappelez-vous pas qu'un potentat étranger a réussi à envahir la république du Mexique et à renverser ses institutions démocratiques et républicaines? Heureusement que le peuple Mexicain un instant endormi a pu se réveiller à temps pour revendiquer ses droits et répondre aux appels patriotiques du Président de la République Mexicaine. Sous la conduite de ce vaillant chef, ces envahisseurs, repoussés de tous côtés, furent forcés d'aller prendre refuge dans leurs vaisseaux et de repasser les mers. Le trône impérial qu'on avait érigé à l'endroit même où se trouvait le fauteuil du Président de la République fut renversé et Maximilien, l'Empereur improvisé, dut payer de sa vie l'audacieuse tentative de se constituer le maître d'un peuple libre. Que serait-il advenu si la République Mexicaine eut été divisée contre elle-même et morcelée par la sécession en plusieurs petites républiques!

Le président Lincoln avait donc raison lorsqu'il affirmait que, en combattant pour le maintien de l'Union, nous combattions pour la cause du peuple et de ls démocratie en Amérique.

Camarades, nous avons combattu pour l'Union et la démocratie afin que le titre de citoyen Américain ne perdit rien de sa dignité et du respect qu'il doit inspirer.

Nous avons combattu pour l'Union et pour la démocratie afin que sur cette terre d'Amérique, il soit reconnu et admis qu'il y a plus de noblesse dans le travail honnête que dans les titres et les clinquants du grand seigneur qui croit se déshonorer en travaillant.[Ce paragraphe est cité à la page 237 du livre Between Friends / Entre Amis McClelland et Stewart Limited (1976) un album de photos produit par L'Office national du film du Canada.]

Nous avons combattu pour l'Union et la démocratie afin que jamais en Amérique le citoyen puisse être privé de sa liberté et jeté dans un donjon sans une cause légitime et sans l'observation des lois faites pour la protection de tous. Et j'ajouterai avec le président Lincoln que ceux d'entre nous qui sont tombés sur les champs de bataille ont sacrifié leur vie, et sont morts afin que la nation et la démocratie puissent continuer de vivre.

Voilà pourquoi tant d'hommes courageux et dévoués sont venus se ranger autour du drapeau de Washington et de Franklin.

Mais en outre de la cause de la démocratie, il y en avait une autre que la nation était appelé à régler par le sort des armes, il y a maintenant trente-cinq ans. Vous avez compris que je veux parler de la libération des esclaves noirs dans les États du Sud. Le fait est que ces deux questions étaient tellement liées l'une avec l'autre, qu'elles se confondaient ensemble et qu'en réalité elles n'en formaient qu'une seule.

Vous n'ignorez pas que l'esclavage des noirs dans les États du Sud était prééxistante à la fondation de la République. Les problèmes complexes auxquels les pères de la constitution avaient à faire face, étaient bien trop nombreux pour leur permettre de donner une solution à la question embarassante que présentait l'esclavage en en disposant par un simple trait de plume. Ils se contentèrent de proclamer le grand principe que dans la nouvelle République "tout homme serait libre", laissant au gouvernement de chaque état le soin de prendre l'initiative et de faire disparaître le mal, au fur et à mesure que le temps et les circonstances le permettraient. Malheureusement leurs espérances ne se réalisèrent pas, et l'esclavage au lieu de disparaître graduellement ainsi qu'ils l'avaient cru, continua à subsister et à s'étendre, à tel point que, à un moment donné, diverses tentatives furent faites pour l'introduire dans les États de l'Ouest.

Vous savez ce qui s'en est suivi: l'élection du président Lincoln dont le programme comportait le règlement de cette question, le refus des États esclavagistes de se soumettre à la volonté de la majorité du peuple et d'accepter Mr. Lincoln pour leur président, la sécession des états du Sud, l'élection de Mr. Jefferson Davis à la tête des États confédérés, l'attaque contre le fort Sumter, la proclamation d'indépendance des états du Sud, et la guerre.

Camarades, tout en défendant la cause de l'union, nous avons en même temps défendu celle de l'humanité en combattant pour l'abolition de l'esclavage. S'en trouve-t-il un seul parmi nous qui en ait éprouvé le moindre regret?

L'homme peut bien disposer de son travaiL, de son habileté, de son savoir, moyennant un prix en argent ou une rénumération quelconque, mais il ne lui est pas permis de vendre sa personne. L'homme est une créature de Dieu, née pour faire sa volonté; il ne lui est pas permis de se soustraire à la domination de son créateur pour y substituer celle de l'homme, en se constituant l'esclave d'un autre homme et en se soumettant au pouvoir et à l'autorité absolue de ce dernier. Personne n'a le droit de se constituer le maître absolu d'un autre homme, de quelque pays que vienne cet homme et quelque soit le soleil qu'ait bruni son visage.

Vous est-il jamais arrivé de voyager à travers les états du Sud avant la guerre? Avez-vous jamais eu l'occasion de voir ce que c'était qu'un marché d'esclaves? Si vous avez été témoin des scènes qui se passaient là, n'avez-vous pas senti votre poitrine se gonfler d'indignation en voyant l'époux arraché des bras de son épouse, le père séparé de son fils, la mère de ses jeunes enfants et même du bébé qu'elle presse sur sa poitrine! Pour celui qui se sent au coeur le moindre respect pour l'humanité, est-il possible de concevoir rien de plus brutal et de plus révoltant que le spectacle de ces brocanteurs de chair humaine palpant de leurs mains les chairs de leurs semblables, tout comme un boucher palpe un animal gras avant de l'acheter! À la seule pensée de ces atrocités, je sens mon sang bouillonner dans mes veines.

Je me vois en compagnie de mes anciens compagnons du 76ième, de New York, en présence de l'une de ces affreuses scènes. J'entends la voix de mon brave capitaine, qui nous crie: "Mes enfants allons-nous laisser de telles abominations s'accomplir sous nos yeux ? Sommes-nous des sauvages ou des soldats de la civilisation!

"Ne voyez-vous pas ce père que l'on entraîne loin de son fils éploré, cette mère affolée par la douleur, que l'on arrache aux bras de ses enfants? N'entendez-vous pas leurs cris de désespoir, leur appel à la pitié? Allons-nous demeurer indifférents en présence d'un tel spectacle!

"En avant, mes enfants, balayez-moi toute cette foule sans coeur, dénuée de tout sentiment d'humanité; emparez-vous de ces enfants, et ramenez-les à leurs parents désespérés!"

Avec quel empressement un tel ordre n'eut-il pas été exécuté! Quel est celui d'entre nous qui aurait hésité un instant à sacrifier sa vie, et mille vies s'il les avait eues, pour servir dans une telle occasion la cause sainte de la pitié et de l'humanité? Non, aucun de nous n'aurait refusé d'obéir, car, il n'y avait pas de lâches parmi nous.


"Had I been there, with sword in hand and fifty Camerons by,
"That day, through Dunedin's street, had pealed the slogan cry.
"Not all their troops of trampling horse, nor might of mailed men,
"Not all the rebels in the South had born us backwards then."

Camarades, la guerre qui n'aurait pas d'autre but que celui de massacrer des hommes et de détruire la propriété serait un crime atroce qui déshonorerait l'humanité. Aussi faut-il pour la justifier les motifs les plus graves. Tout le monde reconnaît que la guerre est un mal, mais il y a des circonstances, qui font que ce mal devient inévitable ou nécessaire. Or parmi ces circonstances, il n'en existe pas de plus graves que celle de la défense de la nation. On tue pour défendre sa propre vie, et on fait la guerre pour défendre le sol de son pays ou des institutions qui garantissent au peuple son existence nationale.

Mais l'attaque une fois repoussée, et l'ennemi défait et mis dans l'impuissance de nuire, tout acte d'hostilité doit alors cesser et la guerre prendre fin.

C'est là précisement ce qui eut lieu chez vous. Lee et Johnston avaient à peine livré leurs épées, que déjà le travail de pacification et de restauration commençait.

Mais qu'est-il advenu de cette immense agglomération de plus d'un million d'hommes que la guerre avait armés? La réponse est facile. Ces hommes donnèrent au monde un spectacle admirable, qui fut en même temps une grande leçon, celui de soldats citoyens retournant paisiblement à leurs champs et à leur travail, sans rien changer à leurs habitudes ou à leur manière de vivre d'autrefois.

Ils suivirent l'exemple et les conseils de ceux qui avaient été leurs chefs durant la guerre.

Et à ce propos laissez-moi vous citer les paroles du Général Sherman, prononcés, il y a trente-cinq ans aujourd'hui même, au moment où il faisait à ses soldats son discours d'adieu: "A ceux, disait-il, qui demeureront dans le service militaire, Votre Général se contentera de dire que de même que dans le passé le succès obtenu n'a pu l'être que par la discipline et un travail opiniâtre, de même dans l'avenir la même discipline et le même travail seront nécessaires pour vous assurer de nouveaux triomphes.

À ceux qui se proposent de retourner dans leurs foyers, il leur fera observer que le territoire de notre pays est si vaste et favorisé d'un sol et d'un climat si variés que chacun d'eux pourra facilement se trouver un foyer et une occupation qui seront en rapport avec ses goûts et ses aptitudes. Le travail, ajoutait-il, deviendra pour nous le moyen de vous soustraire à la tentation de continuer cette vie d'excitation et d'aventure que nous avons menée jusqu'ici, et dont le maintien deviendrait un malheur national. Votre Général, disait-il en terminant, vous fait maintenant ses adieux, certain d'avance, en vous quittant, que après avoir été de bons soldtats durant la guerre, vous saurez être de bons citoyens durant la paix. Si cependant, il arrivait qu'une guerre nouvelle se déchaînât sur notre pays, l'armée de Sherman sera la première à reprendre la vieille armure et à se présenter pour la défense et le maintien du gouvernement dont nous avons hérité et qui est en même temps celui de nos prédilections.

Ces conseils, vous les avez reçus avec le même respect que des enfants dévoués recueillent les dernières volontés d'un père mourant, et vous les avez observés à la lettre.

Oui, on peut le dire en toute vérité: "De même que vous avez été de bons soldats, de même, vous êtes devenus de bons citoyens."

Vous avez même fait plus qu'on avait espéré de vous. Vous avez su conserver ce qu'il y a de bon duns la guerre en perpétuant cet esprit de fraternité qui a pris son origine dans ce baptême de feu et de sang que nous avons tous reçu sur les champs de bataille; et dans le but de mieux maintenir cet esprit de fraternité dont je viens de parler, et dont seul un soldat peut apprécier le véritable caractère, et mesurer toute l'intensité, vous avez organisé "la Grande Armée de la République", cette puissante association qui a pour devise et pour base, les trois vertus cardinales qui doivent surtout distinguer le vrai soldat, à savoir, la loyauté, la fraternité et la charité, et qui se continue maintenant dana la jeune génération qui grandit. Dans les cadres de votre organisation, vous avez admis cette admirable association de femmes, connue sous le nom de "The Women Relief Corps" qui a tant fait durant la guerre pour le confort des malades et des blessés, et dont les bienfaits ont pu parvenir jusque dans ces terribles prisons militaires du Sud, où un si grand nombre d'entre nous se sont vus en proie à la maladie, aux plus cruels traitements, et aux plus affreuses privations.

Dans "les fils des Vétérans" le Gouvernement de la République a trouvé des so1dats tout prêts pour sa guerre avec l'Espagne; et au premier son de la trompette, toute une génération de jeunes citoyens élevés à l'école du patriotisme et désireux de servir leur pays comme l'avaient fait leurs pères, ont répondu avec zèle et empressement à l'appel de la Patrie.

Voilà, Camarades, ce que vous avez fait. Voilà quelle a été votre oeuvre en perpétuant les instincts généreux que les périls et les leçons de la guerre avaient su faire naître en vos coeurs de soldats patriotes.

Camarades, avant de terminer, laissez-moi vous dire un dernier mot au sujet de l'anniversaire que nous célébrons. Il est naturel qu'au milieu d'une réunion composée de Vétérans, chacun de nous puisse éprouver un sentiment de légitime orgueil à rappeler les choses du passé et à redire ce que les armées de la guerre de sécession ont fait pour le salut de la République, mais nous ne devons pas perdre de vue que cet anniversaire du trente de mai a été tout particulièrement dédié au souvenir de ceux de nos camarades qui sont maintenant disparus pour toujours. En ce jour, notre première comme notre dernière pensée doit être pour eux. Que nos éloges et notre reconnaissance les embrassent tous dans un même souvenir: ceux qui composaient l'armée de la Virginie, comme ceux qui eurent à combattre à la Nouvelle Orléans, à Mobile et dans les marais de la Floride; ceux des armées de l'Est comme ceux des armées de l'Ouest. Rappelons au souvenir de la postérité tous ces grands noms qui déjà ont été gravés par la main de l'Histoire sur le piédestal de la Statue de la Liberté: Grant, Sherman, Mead, Sheridan, Dalgreen, Dupont, et tant d'autres dont le courage et le génie a su nous assurer le succès définitif et nous conduire à la Victoire.

Ayons aussi un mot d'éloge pour cette brigade immortelle recrutée parmi les enfants du Vermont dont le secours, au moment décisif, a contribué si puissamment à nous assurer la victoire à Gettysburg, et qui a su se distinguer par sa bravoure sur tant de champs de bataille durant la guerre.

Mais par dessus tout, que notre souvenir reconnaissant se réveille pour honorer ces pauvres morts inconnus et délaissés auxquels personne ne pense et qui cependant, au moment du danger, n'ont pas hésité à sacrifier tout, même leur nom, au service de leur patrie et de la cause qu'ils avaient entrepris de défendre.

Ah! qui mieux que moi pourrait parler d'eux? Qui mieux que moi, a pu apprécier leur abnégation et leur dévouement à leur pays. Dans ces horribles prisons du Sud, où plus d'une année de ma vie s'est écoulée, je les ai vus ces pauvres soldats succomber par centaines. J'ai vu leurs restes mortels portés aux champs des morts, sans que personne s'occupe d'eux, et sans qu'on songeât même à recueillir leurs noms. Ah! puissent leurs ossements reposer en paix, et leur mémoire être bénie à jamais. Si, comme on le dit, il est vrai qu'au delà de la tombe, il existe quelque part, un lieu de repos et de jouissance infinies, pour ceux qui ont fait à leur patrie le sacrifice de leur vie; et si de ce lieu il leur est permis de contempler ce qui se passe dans le pays qu'ils ont défendu au prix de leur vie; s'ils peuvent entendre les éloges qui leur sont si justement décernés, il me semble qu'ils doivent éprouver un surcroît de bonheur, en songeant qu'ils ne sont pas oubliés, et que la nation a dédié en leur honneur, un jour spécial durant lequel la voix d'un grand peuple proclame hautement et dans un élan commun d'enthousiasme et de reconnaissance que leur vie n'a pas été sacrifiée en vain.



Jacques Beaulieu
jacqbeau@canardscanins.ca
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