Mes racines / my roots

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Ce texte est reproduit sans la permission du Barreau de Montréal


Mes racines / My roots

Louis Émery Beaulieu


Ce document provient de la Revue du Barreau,
Tome 22, No 6, Juin 1962; pages 355 à 359.
Il a été rédigé par Bernard Bissonnette.


Le bâtonnier Louis-Emery Beaulieu

Dans ce clair matin de mai, sur le parvis de l'église St-Viateur, nous étions groupés, amis de la famille, avocats, hommes politiques, magistrats, et, avec un regard serein, nous regardions s'avancer le cortège d'un grand citoyen qui, durant plus d'un demi-siècle, inspira le respect et suscita l'admiration du monde judiciaire et universitaire. Et si nos regrets étaient tempérés, c'est que Dieu venait de mettre fin à trois années de quasi complète invalidité.

«Une tombe portant la dépouille d'un tel juriste ne devrait pas se fermer sans qu'un mot d'éloge ne soit prononcé», me glissait à l'oreille Me Albert Mayrand; «vous qui connaissez sa carrière et l'avez vu à l'oeuvre, devant les tribunaux et à la Faculté, pourquoi ne seriez-vous pas la voix qui exprime nos sentiments et qui marque toute cette époque»?

Mais dans une fin d'année judiciaire, dans l'affairement de mettre un terme à des devoirs impérieux, aucune atmosphère ne devient favorable à un retour sur le passé pour y dégager, si noble et si engageante soit-elle, une remarquable figure. Aussi, me crois-je autorisé à espérer l'indulgence des lecteurs de la Revue.

Pour rappeler les principaux traits de cette vie si féconde, j'aurai recours à la méthode classique qui s'emploie pour un article de ce genre: Me Louis-Émery Beaulieu fut un homme de bien, un juriste de grande classe et un éminent professeur.

L'homme. C'est à cette époque lointaine de 1920 que je l'ai connu. Chargé d'un message du célèbre avocat, F.- J. Bisaillon, de l'étude dont je faisais partie (incidemment, c'est sous son bâtonnat que se nouèrent, grâce à la collaboration de Me Labori, ces liens de confraternité entre le Barreau de Paris et nous, que le temps n'a fait que raffermir), je devais me rendre aux bureaux de Mes Létourneau, Beaulieu, Marin et Mercier. Je ne pouvais prévoir que Me Séverin Létourneau deviendrait mon chef à la Cour d'appel, pas plus que je pouvais imaginer que je succéderais au doyen Beaulieu, à la Faculté de droit de l'Université de Montréal. Je remis mon message à un homme qui m'impressionna grandement.

Vêtu de noir, de taille moyenne mais robuste, accusant une légère calvitie, il faisait preuve d'une éducation parfaite ; courtois, mais réserve, avare de mots, le regard froid et pénétrant, il inspirait forcément une certaine gêne. II était de ces hommes qui ne donnent pas, en passant, de tapes sur l'épaule et qui n'en tolèrent pas, à telle enseigne qu'il n'aurait jamais osé tutoyer le plus jeune avocat, le plus modeste fonctionnaire.

Formé à l'école de saint Ignace, il respectait les règles de son enseignement, mais il avait la sagesse de les humaniser. En effet, rien n'était plus agréable que d'entendre cet homme, à l'aspect sévère et distant, dans un éclat de rire spontané, sans réserve, si bref fût-il.

De la vie il minutait, organisait et pesait tous les moments. Rien chez lui n'était perdu; les conversations frivoles lui déplaisaient; dans une méditation incessante, il pensait, il marchait, se reposait avec un esprit qui n'avait de cesse aux problèmes qu'il lui fallait résoudre.

Attaché à sa foi, fidèle à la discipline de son Église, il était assidu à ses manifestations, et, durant les froids hivers, sous le vent soufflant sur la pente du Mont-Royal où il habitait, il se rendait à la première messe du matin.

Et cet homme de vaste science, de grande envergure, cherchait, délibérément, systématiquement, à se faire ignorer et, cela, dans un sentiment d'humilité qui prenait sa source, son fondement dans une timidité innée. Nous tous qui désirons faire état de nos belles facultés, de nos talents, de notre supériorité, suivons l'exemple de cet homme qui possédait tous ces magnifiques dons et cherchait à se convaincre qu'il en était privé et qui davantage refusait d'accepter qu'on y rendit le moindre témoignage!

Et précisément parce qu'il en était ainsi, il fut un homme de grande sagesse. Appelé, en raison de sa science, à être le conseiller de gouvernements et de grandes institutions, il se faisait ignorer, écartant toute publicité et toute controverse, à l'égard de ses opinions ou de ses interventions. Jamais sa bouche n'a exprimé la moindre indiscretion. Si jamais il m'eut été donné de lui faire une confidence, j'aurais eu la conviction qu'elle mourrait à jamais dans une oreille aussi discrète. Non, cette attitude distante, ce sentiment de gêne qui naissait de tout contact avec lui, tout cela de la part de Me Beaulieu était la manifestation involontaire d'un caractère marqué d'une timidité naturelle, en raison d'un sentiment de profonde humilité.

Le juriste. Remarquable à tous égards, le bâtonnier Beaulieu fut l'un de ces juristes qui ont profondément marqué ce dernier demi-siècle. Et ce terme de juriste, je l'emploie, vu les cadres de cet article, en lui prêtant le sens qu'il faut reconnaître aux nobles fonctions qui en découlent.

On s'attend bien, en effet, que je dise ici que Me Beaulieu fut un grand avocat, non pas, avec cette désinvolture de langage qu'une certaine presse attribue à une qualité aussi exceptionnelle, mais sur un plan plus élevé, moins discutable.

On a dit que «les règles du droit sont les règles de notre vie». Celui qui veut concilier ces deux termes doit devenir un juriste d'une telle prééminence qu'il se sente capable d'atteindre l'idéal qu'exprime l'adage classique: jus est ars boni et aequi. Pour accéder à ce degré, il ne suffit pas de posséder une vaste science juridique, il faut être imbu de règles de vie guidées par une pratique du bien et le respect de la justice. Peu de juristes se sont approchés aussi près de cette perfection du droit que le bâtonnier Beaulieu.

Dans cette pensée, mais sur un plan plus concret, les frères Mazeaud écrivent:

Les juristes quand ils examinent la règle de droit de lege ferenda, doivent chercher à réaliser un idéal de justice, tout en s'appuyant sur l'expérience des faits que leur donne la connaissance de l'histoire, de la sociologie, de l'économie politique et du droit comparé, et sans se départir de la vertu de prudence.
( Leçons de droit civil, 2e ed., t. 1 (1959), p. 30.)

Outre la science intrinsèque du droit, c'est à ces sources que puisait le bâtonnier Beaulieu, pour conseiller, sur la législation, des gouvernements et de puissantes institutions. II eut la souplesse de se dégager d'un classicisme, dont il était un adepte farouche, pour orienter sa doctrine vers l'évolution moderne du droit.

Au prétoire, il était un adversaire redoutable. II ne le cédait à aucun confrère, par l'élégance du langage, la clarté de la pensée, l'habileté de la dialectique, la richesse de l'imagination, au point que les juges devaient se défendre contre le charme de sa plaidoirie et se prémunir contre des conclusions qui se devinaient tout naturellement, mais que la réflexion devait, dans le silence du cabinet, reprendre et repenser.

Dans ses plaidoiries, ni hésitation, ni répétition, ni expression inexacte ou inappropriée. Pourquoi ? C'est que la veille, il se retirait dans son bureau, chez lui, et écrivait avec soin son plaidoyer du lendemain. Amant et apôtre du droit français, il en avait, dans la forme et dans la substance, toute la discipline et tout le vocabulaire.

«II n'y a pas, devant les tribunaux, d'improvisation, me disait l'an dernier ce célèbre avocat parisien, Me Maurice Garçon. Toutes mes plaidoiries sont préparées et écrites, mais le lendemain, devant la Cour, celle que je dois prononcer demeure dans ma serviette».

Avec le bôtonnier Beaulieu, disparait l'un des avocats les plus remarquables de ce demi-siècle et l'un de ses plus prodigieux civilistes. Parmi ceux qui sont de sa génération, le droit civil a eu aussi pour apôtres, pour assurer sa préservation et sa survivance, des juristes comme mes anciens collègues, les juges Galipeault, St-Germain, St-Jacques, Barclay, Surveyer, d'autres non moins éminents comme le juge Thibaudeau Rinfret, et Antonio Perrault; je nommerais encore, je n'en épuise pas la liste, Louis Morin, Thomas-Louis Bergeron, Louis-Alphonse Pouliot.

Le professeur. Comme la science et les qualités du professeur s'allient aux dons du juriste, il serait hors de propos de replacer Me Beaulieu dans le cadre où nous venons de le voir évoluer.

Pendant quarante ans, il a successivement dispensé à quatre générations deux disciplines juridiques: le droit romain et le droit civil, ce qui signifie avoir, comme magistère, l'enseignement du droit pur.

Appelé à répondre aux exigences d'une étude de première importance, il lui fallait s'astreindre à la rigueur d'un horaire qui ne souffre aucun retard, à un rythme quotidien impitoyable. Quelle que fut l'inclémence du temps, il lui fallait être à huit heures, pendant cent-vingt matins, assis à sa chaire. Au cours de mes vingt ans d'enseignement, ce qui m'a paru le plus pénible ce ne fut pas la préparation de leçons de droit constitutionnel, de procédure et de droit civil, ce fut l'agaçante pensée de savoir si la circulation, les évènements imprévus me permettraient d'arriver à temps pour le cours de cinq heures.

La ponctualité et l'assiduité de Me Beaulieu étaient proverbiales. De mémoire de professeurs, il n'a jamais dépassé l'heure. Ainsi, en était-il à l'occasion des réunions de la Faculté. Un soir, faute de quorum, nous eûmes à attendre un membre du Conseil. Sans arrogance, ni malice, plutôt avec un sourire indulgent, il lui conseilla de croire que les réunions annoncées pour huit heures commençaient à sept heures et demie. Ces réminiscences peuvent paraître banales; elles n'ont d'intérêt que dans la mesure où elles soulignent la force de caractère, l'esprit de discipline et le sens du devoir.

La science et la logique du professeur Beaulieu lui permettaient de présenter à ses étudiants des synthèses des règles et principes, marquées de tant de limpidité que le droit paraissait ne comporter ni embûches, ni difficultés. Et son enseignement était si expressif, si concluant, que, même si ses étudiants avaient avec lui peu de contacts quotidiens, ils le considéraient comme un maître, égal à ceux qui, dans des âges lointains, ont, du haut de leur chaire, défini la philosophie du droit.

Doyen de la Faculté, il fit preuve d'une patience paternelle, au cours de ces longues déliberations que de simples cas particuliers faisaient naître, alors que d'un seul geste de légitime autorité, il aurait pu les supprimer. Aussi, quand je lui succédai, eus-je à faire de louables efforts pour respecter la tradition qu'il nous transmettait.

Les pages, mises à ma disposition, sont dépassées. J'aurais voulu rappeler que Me Beaulieu jouit d'une réputation qui s'étend dans tous les pays latins, comme d'ailleurs en Grande-Bretagne où il a tant de fois plaidé devant le Comité judiciaire du Conseil privé. L'un des fondateurs et animateurs de l'Association Henri Capitant, il a, par sa haute personnalité, sa distinction, ses réceptions du meilleur goût, suscité l'admiration des juristes étrangers.

Le Canada perd un grand et noble citoyen et nous, du monde judiciaire et universitaire, nous vénérerons sa mémoire.

À madame Beaulieu, à ses fils, nos confrères Jean, Henri et Paul, à M. Roland, et à ses filles, mesdames Jean Casgrain, Jaque Masson et Léo Boissonnault, nous réitérons l'assurance de notre désir à tous de voir perpétuer et son oeuvre et son souvenir.

Bernard BISSONNETTE




Jacques Beaulieu
Ce document a été mis en ligne le 25 janvier 2004
jacqbeau@canardscanins.ca
http://canardscanins.ca/canins/roots/bisson.htm


Jacques Beaulieu
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