Ce texte, paru en page 2 du journal La Patrie du 29 mai 1888,
comprend une lettre d'Henri Césaire Saint-Pierre; le texte
a été transcrit par Jacques Beaulieu, arrière-petit-fils de l'auteur de la lettre.
AMENDEMENTS AU CODE DE PROCEDURE
Henri Césaire Saint-Pierre
Le gouvernement provincial s'est adressé aux avocats les plus éminents de la province
pour obtenir d'eux des suggestions utiles à faire au code de procédure civile.
Nous croyons intéressant de faire connaître ici les amendements que suggère un des avocats
les plus distingués de notre ville, M. H. C. St-Pierre.
A L'HONORABLE ARTHUR TURCOTTE,
Procureur Général
de la Province de Québec,
Monsieur le Ministre,
J'aurais désiré répondre plus tôt et plus en détail à l'invitation qui m'a été faite par
l'Honorable Premier Ministre de lui suggérer les amendements que je croirais utiles au
Code de Procédure Civile, mais il m'a été impossible de le faire, vu le peu de temps Ã
ma disposition.
Je crois de mon devoir cependant de ne pas laisser échapper l'occasion de faire les
quelques suggestions suivantes que j'esquisserai à grands traits.
1. Les contestations devront se faire devant des juges nommés spécialement à cette fin.
Ces contestations qui, depuis un certain nombre d'années surtout, sont devenus très
nombreuses, nécessitent de longues enquêtes et consument près d'un quart du temps de nos
juges.
2o La cour d'enquête, soit au long, soit au moyen de la sténographie, devrait être abolie;
cette cour est un reste des temps antiques; elle n'a plus sa raison d'être de nos jours.
Il est du plus simple bon sens que le juge qui est appelé à décider un procès doit voir
et entendre les témoins. Il ne peut juger équitablement, ni avec connaissance de cause en
s'en rapportant simplement à la preuve écrite où le témoin de mauvaise foi fait souvent
meilleure figure que le plus honnête homme. Maintenir cette cour c'est perpétuer les
longueurs interminables qui font le désespoir des avocats et des clients. D'abord, il est
facile à l'avocat d'une partie de prolonger l'enquête pendant six ou même douze mois,
s'il tient à faire trainer la cause en longueur; ensuite il faut encore six autre mois
au juge qui entend la cause au mérite pour lire la masse indigeste de papiers que l'on
accumule devant lui lors de l'audition au mérite de cette cause qui souvent lui est
présentée pêle-mêle avec quarante ou cinquante autres. Je parle surtout de Montréal.
3o Je suggère d'abolir cette cour et de la remplacer par trois divisions de la Cour
Supérieure ou trois chambres indiquées comme suit: chambre No 1, chambre No 2, chambre No
3. Voici maintenant comment je voudrais voir fonctionner les cours:
Dès que la contestation est liée à une cause, chacune des parties, par son avocat, pourra
aller l'inscrire elle-même, pour preuve et audition.Le protonotaire tiendra un livre Ã
cet effet à la disposition des avocats. Cette inscription se fera sans avis préalable,
mais la partie qui aura inscrit sa cause en donnera avis à la partie adverse dès que la
cause aura été mise sur le rôle de la division où de la chambre où elle devra être
entendue; le protonotaire sera averti de l'inscription et constatera le fait qu'il en a
reçu avis en mettant ses initiales vis-à -vis de l'inscription avec la date à laquelle il
en aura eu connaissance.
Cette précaution empêchera le favoritisme des subalternes qui font quelquefois passer au
pied du rôle les causes qui devraient y figurer parmi les premières.
Dès que le protonotaire aura été averti de l'inscription de la cause, il sera de son
devoir de transmettre le dossier sans délai au juge en chef de la Cour Supérieure ou en
l'absence de ce dernier au juge le plus ancien.
Le juge, immédiatement et au fur et à mesure que les dossiers lui seront remis fera la
distribution de ces dossiers dans chacune des divisions ou des chambres et désignera
d'avance le juge qui devra présider dans chacune d'elles.
Les avocats de chacune des parties devront mettre au dossier la liste des autorités sur
lesquelles ils appuient leurs prétentions respectives, de manière à ce que le juge chargé
de la cause puisse les y trouver; de cette manière, le juge pourra lire les plaidoiries
et les prétentions légales des parties avant l'audition. Au jour de l'audition il pourra
guider la preuve et la contrôler. Dans la discussion de la cause, les avocats seront aidés
des lumières du juge qui se trouvera aussi bien qu'eux préparé à discuter les points en
litige.
Je suggèrerais que, après avoir entendu la preuve, le juge fut tenu de décider
instanter[?] sur les faits. S'il n'est pas prêt à donner son opinion sur les
questions de droit, je voudrais qu'il indiquât sur quels points il entend délibérer et
que ces points fussent notés par le greffier sous la dictée du juge; dans tous les cas,
je fixerais à quinze jours au plus la longueur du délibéré sur les points de droit.
4o Maintenant, quant au mode de prendre la preuve par écrit, je voudrais que le juge fût
tenu de prendre des notes lui-même dans tous les cas. Le sténographe devrait être un
officier de la cour payé par le gouvernement et attaché à la cour comme le protonotaire.
Il ne devrait être payé pour ses notes sténographiques que dans le cas où une des parties
en appelerait de la décision de la cour de première instance. Ces notes sténographiques
de devraient psa coûter plus de dix cents par cent mots.
De cette façon le sténographe sera contrôlé: 1o par les notes du juge, 2o l'espoir d'un
gain additionnel dans le cas d'un appel à la Cour du Banc de la Reine.
Dans le système actuel il arrive assez fréquemment, lorsqu'une partie qui a été entraînée
dans une longue enquête est trop pauvre pour payer le sténographe, que ce dernier
s'adresse à la partie adverse et fait des arrangements avec elle pour se faire payer pour
les dépositions qu'il a prises au moyen de la sténographie; c'est laisser la porte
ouverte à la tentation. Les dépositions achetées de cette manière doivent rarement être
défavorables à celui qui les paie.
5o La Cour Supérieure tout aussi bien que la Cour de Circuit devrait siéger tous les
jours juridiques de l'année.
6o Simplification de la procédure, et à cette fin, je suggérerais l'abolition des défenses
en faits. Je poserais en principe que tous les allégués d'une partie soient sensés être
admis, sans qu'il soit besoin de l'annoncer formellement. J'abolirais aussi l'articulation
de faits qui est devenue une procédure inutile et je suggèrerais un article à l'effet
suivant: "A telles périodes de la procédure les parties seront tenues de déclarer les
faits qu'elles admettent respectivement; à défaut de faire telles admissions la partie en
défaut devra payer les frais occasionnés par son silence ou son refus d'admettre. Si les
parties refusent de faire une déclaration par écrit de ce qu'elles admettent ou de ce
qu'elles refusent d'admettre, elles n'auront droit à aucuns frais d'enquête. Une
disposition sévère sur ce point aura pour effet de punir les plaideurs de mauvaise foi et
de raccourcir considérablement l'enquête lors de l'audition de la cause."
Je suggèrerais encore l'abolition de ce que l'on appelle la "Cour de pratique" Ã
Montréal. Cette division de la Cour Supérieure n'est qu'un prétexte pour traîner les
causes en longueur. Toute la besogne qui s'y fait devrait être réglée par les juges en
chambre, et non pas par un seul comme ça se fait maintenant. Dans le système actuel, si
un plaideur veut gagner du temps, il fait une motion à la Cour de pratique, elle est prise
en délibéré avec trente ou quarante autres et le jugement arrive quelquefois deux, trois
ou six mois après. J'ai devant un des juges de la Cour Supérieure, à Montréal, une motion
de ce genre qui a été présentée par mon adversaire il y a près de neuf mois! Le juge me
déclare qu'il ne peut donner sa décision qu'après avoir lu tout le dossier; or ce dossier
contient une enquête qui dure depuis cinq ans!
Je voudrais que tous les juges fussent à la disposition des avocats de neuf à dix heures
de l'avant-midi. S'il s'agit de réformer une pièce de procédure, de donner un
cautionnement, etc., la chose se fera rapidement d'après mon système car si cette
procédure se fait avant que le dossier soit complété et distribué au juge qui doit
entendre la cause, les procédures ne seront pas longues à lire; et c'est après la
distribution du dossier ou à l'audition de la cause et même après la preuve, le juge
ayant une connaissance parfaite du dossier ne devra pas délibérer longtemps.
7o Défense aux juges d'occuper aucune charge qui puisse absorber une partie considérable
de leur temps, telle que celle de professeur dans les Universités, d'exécuteur
testamentaire, etc. etc.
Voilà , Monsieur le Ministre, quelques-unes des suggestions les plus essentielles que j'ai
cru devoir faire. Je me suis contenté de parler de la Cour Supérieure et je n'ai fait
qu'effleurer légèrement le sujet que j'avais à traiter. Je serais heureux de comparaître
devant une commission et d'expliquer en détail les réformes que je suggère.
L'administration de la justice à Montréal est dans un état déplorable, grâce Ã
l'aveuglement du barreau qui s'obstine à conserver des coutumes et des manières de
procéder qui pouvaient convenir à une autre époque mais qui ne s'adaptent plus aux besoins
d'une population nombreuse, active et entreprenante.
Lorsque j'entends quelques-uns de mes confrères au barreau, vanter le vieux système
d'enquête que j'ai dénoncé plus haut, franchement, je perds tout espoir dans des
réformes utiles, à moins, Monsieur le Ministre, que le gouvernement ne mette lui-même
sérieusement la main à l'oeuvre.
J'ai l'honneur d'être,
Monsieur le Ministre,
Votre très-dévoué serviteur,
H. C. SAINT-PIERRE.
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