Mes racines / my roots

Henri Césaire Saint-Pierre


Adéline Albina Lesieur


Louis Émery Beaulieu


Joseph Bélanger


Geneviève Saint-Pierre


Jeanne Beaulieu Casgrain


Simone Aubry Beaulieu


Édouard Trudeau


Rolland Labrosse

En attente d'un mari

Chapitre Trois

EN ATTENTE D'UN MARI

Le tourbillon mondain

La vie d'une mondaine n'est pas organisée autour d'intérêts particuliers comme la pratique d'un sport ou l'amour de l'opéra. Elle consiste essentiellement à multiplier les occasions de rencontrer des gens. Pour ce faire, on doit se joindre à un réseau de personnes appartenant au même milieu social. Si les jeunes hommes étudient ou travaillent, pour les jeunes filles, la vie mondaine tient lieu de carrière et permet de développer des amitiés durables.

On se constitue en somme un milieu bien à soi, en dehors de la famille. On peut s'étonner de ce que je mène cette vie pendant plusieurs années sans m'ennuyer. Mais comme les rencontres sont nombreuses et variées et qu'il faut en organiser soi-même régulièrement, le livre d'engagements d'une mondaine ressemble plutôt à l'agenda d'un directeur d'entreprise. C'est à peine si j'ai le loisir de me rendre compte du temps qui passe.

J'ai en horreur les parties de cartes, mais je dois faire comme tout le monde et apprendre à jouer. La mode est au bridge, que j'apprécie plus que le 500. Je ne vois cependant pas comment on peut jouer aux cartes tout un après-midi sans en subir les conséquences - dans mon cas, un fameux mal de tête...

La danse reste mon activité favorite, surtout la valse et le fox-trot. Heureusement qu'on danse à toutes les occasions: dans les fêtes, les dîners ou simplement à la maison quand la fantaisie nous en prend. J'aime tellement la danse que je consens à m'en priver pour obtenir une faveur. Plus le sacrifice qu'on offre au Tout-Puissant est grand, meilleures sont les chances d'être exaucée, n'est-ce pas? J'invente alors un ingénieux stratagème qui consiste à dire à mon partenaire : «Écoutez, au lieu de danser, on pourrait se parler.» Piqué, curieux, le jeune homme ne peut qu'accepter. Ainsi, je m'engage dans des conversations très intéressantes au cours desquelles j'apprends à mieux connaître mes compagnons. Ce petit manège m'apporte une grande satisfaction, moi qui aime tant causer, échanger et découvrir toutes les richesses que recèlent les différences de l'autre.

Les étés se passent désormais à Ste-Adèle, dans les Laurentides. Mon père a décidé que ses filles n'allaient tout de même pas épouser des «Anglais» (ou des Américains, ce qui revient au même à cette époque) : il doit donc leur permettre de faire des rencontres intéressantes l'été aussi. Malheureusement, les hommes des environs sont déjà mariés ou pas encore prêts à «faire le saut»...

L'aventure littéraire

À cette époque, je fais une brève incursion dans le domaine de la presse écrite. Empruntant à l'abondante correspondance échangée avec mes amies lors de mon séjour en Europe, je construis un article regroupant des anecdotes amusantes, des impressions, des commentaires sur Paris et la vie des Parisiens. À mon grand étonnement, «Mon Magazine» accepte mon texte. Il est publié en mars 1927 sous le pseudonyme de Lady Jane. Encouragée par ce premier succès, je prépare une Vie de Chopin qui est également publiée. Aurais-je enfin trouvé le moyen de garder à travers l'écriture, le contact qui m'est si necessaire avec la vie de l'esprit et la culture? Il semble que non. L'aventure n'ira jamais plus loin.

Hésitations

En 1929, j'hésite toujours quant à mon choix de vie: bien sûr, je cherche un mari, c'est ce que font la majorité des filles de mon âge. Mais pas n'importe qui! Je veux quelqu'un de cultivé, de sérieux, d'adroit, de sûr de lui, un homme qui possède des opinions et peut les soutenir, un chrétien convaincu! Suis-je trop exigeante? Peut-être est-ce en religion que je trouverais la paix? Aurais-je la «vocation»? Quelle impasse! J'ai besoin de liens, mais aussi de liberté : or, la vie d'une religieuse dans les années trente n'en permet aucune.

Par ailleurs, je ne peux envisager mon avenir parmi des femmes seulement : j'aime trop me mesurer à l'esprit masculin. Ça serait l'enfer! et le couvent, une prison! Je reprends donc «vaillamment», le chemin de la vie mondaine.

«La» rencontre

À l'occasion d'une réunion chez mon amie Suzanne Goyette, présidente de la société du bon parler français,je remarque Jean Casgrain. Jean a presque 28 ans, comme moi. Il revient d'un séjour de trois ans en Angleterre où une bourse Rhodes, décernée par l'Université de Montréal, lui a permis de perfectionner ses études de droit et sa culture générale. Beau et bien vu en société, il a devant lui un avenir prometteur. Maintenant avocat, il occupe, en 1930, le poste de secrétaire à la Commission scolaire de Montréal. En somme, il en impose.

Le premier vrai contact est quelque peu tendu :
- «Vous n'êtes pas encore mariée, vous?» me lance-t-il.
Vexée, je n'ai pas d'autre choix que de l'envoyer promener.
- «Vous non plus?» rétorqué-je.

Drôle de façon d'amorcer une conquête, tout de même! Peut-être Jean s'étonne-t-il simplement qu'une jeune fille issue d'une famille en vue n'ait pas encore trouvé un homme pour partager sa vie? Pourtant, ce soir-là il me raccompagne chez moi, signe d'un certain intérêt.

Cependant, je le trouve un peu hautain, distant, fier. D'ailleurs, à notre âge, on est devenu plutôt indépendant, on sait ce qu'on veut et surtout ce qu'on ne veut pas. La prudence est toujours bonne conseillère.

Quand je me rends aux Éboulements avec mes soeurs pour un séjour estival, Jean vient nous rejoindre. Malgré cette autre marque d'intérêt, un an passe avant que nos fréquentations ne soient officielles.

Jean Casgrain est un excellent parti et plusieurs jeunes filles lui tournent autour. Certaines lui vouent une admiration sans bornes. À la maison de campagne des Casgrain, au lac Gagnon (au nord de Ste-Agathe), la mère de Jean est habituée à une forte présence féminine, elle qui a deux garçons célibataires. Jean et moi nous voyons souvent, bien que nous ne soyons encore que bons amis. Mme Casgrain soupçonne qu'il y a anguille sous roche.

Afin de tirer les choses au clair, elle m'invite pour une fin de semaine. Deux admiratrices de Jean arrivent de Montréal à l'improviste pour une petite visite. En m'apercevant, elles ne font ni une ni deux et retournent en ville, sans même la politesse d'un bonjour. Voila des membres du «fan club» de maître Casgrain qu'on n'est pas près de revoir! Elles ont cru la place prise et elles n'ont pas tout à fait tort. Lentement, mais sûrement, des liens se tissent entre nous et nous annonçons nos fiançailles pour Noël 1932.



Jacques Beaulieu
jacqbeau@canardscanins.ca
Révisé le 19 juillet 2013
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