Mes racines / my roots

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Rencontre avec madame Jeanne Casgrain

Rencontre avec madame Jeanne Casgrain

L'insatiable appétit de la vie

«Bien sûr, les femmes ne vivent pas toutes aussi longtemps que moi. Mais quel plaisir ce serait de pouvoir nous rencontrer! Nous aurions tellement de choses à nous dire! Au fond, nous avons toutes mené des vies semblables.»

Jeanne Casgrain

Quant à moi, je le dis d'emblée: quel plaisir de rencontrer cette femme! Avec ses yeux bleus qui fixent les vôtres, sa parole franche et sans détours, sa distinction aussi naturelle que sa droiture morale, Jeanne Beaulieu-Casgrain appartient à cette «race» de femmes dont je déplore qu'elles soient si peu connues.

Arrivée à Outremont en 1910, la famille Beaulieu s'installe avenue Roskilde, tout en haut de la montagne. Jeanne, l'aînée de sept enfants, va à l'Académie Bon-Secours et fait ensuite un cours Lettres ès Sciences chez les Dames du Sacré Coeur. Son père est avocat et refuse qu'elle aille en Droit. Comme pour l'en consoler, il lui offre de choisir entre «faire ses débuts», selon l'expression du temps, ou passer un an en Europe. Sans une seconde d'hésitation, Jeanne opte pour Paris. Elle y suit des cours au Musée du Louvre, fréquente les concerts, les conférences, bref, «étudie» et «apprend». Deux mots qui la laissent encore aujourd'hui, insatiable.

Au retour, elle étudie au YMCA pour devenir garde-malade en même temps que commencent «les débuts». « C'étaient des bals sans arrêt, se souvient-elle en riant, chez les familles, avec des musiciens engagés mais pas de traiteurs comme aujourd'hui. » Elle-même avait organisé un bal costumé où l'on pouvait compter une centaine de jeunes. Quelle époque!

Ce n'est pourtant pas dans ces bals que Jeanne Beaulieu rencontra Pierre Casgrain, avocat lui aussi. Elle l'épouse en 1933. Comme bien planifié, il lui donne quatre enfants. En 1943, la maison de l'avenue Wilder (maintenant Antonine-Maillet, à Outremont) étant devenue trop petite, la famille déménage à Westmount. Après le décès de son mari, Jeanne Casgrain revient à Outremont, croyant y retrouver ses amies de jadis.

À un moment donné, Mme Casgrain interromp notre conversation en disant: «Je ne pense pas que vous ayez raison de vouloir écrire un article sur moi. Ma vie n'a rien d'exemplaire. J'ai élevé mes enfants, je suis restée avec mon mari et l'ai soigné jusqu'à la fin. Voilà.» Mais en creusant un petit peu plus...

«Au fond, la vie n'était pas toujours drôle pour les femmes comme moi. Bien sûr nous avions des bonnes, mais cela n'empêchait pas les difficultés familiales. Un jour, je n'en pouvais vraiment plus et me sentais bien déprimée. Alors, je suis partie à l'hôtel avec mes deux enfants. Je n'ai jamais pensé que je ne reviendrais pas à la maison. Le plus comique c'est que mon mari venait me voir et me demandait : "Est-ce que tu vas mieux? Comptes-tu revenir bientôt?" Ne croyez pas que j'étais la seule femme à faire ce genre de chose. Certaines logeaient chez les religieuses pour n'offusquer personne. Les hommes avaient beau dire qu'une femme ça n'est pas toujours utile et commode, mais quand ils se retrouvaient seuls à la maison c'était la vraie misère. Et c'est avec plaisir qu'ils nous voyaient revenir!» Elle ajoute: «De nos jours, si les jeunes avaient la patience d'attendre que les problèmes s'estompent, je crois qu'il y aurait moins de divorces.»

Revenons aux rencontres. Aujourd'hui, pas facile. Peu après son arrivée au Chambertain, elle affiche une petite annonce demandant une dame voulant bien marcher ou faire des courses avec elle. Aucune réponse. Elle, qui a une «sainte horreur des cartes», se résout tout de même à suivre des cours de bridge dans l'espoir de faire des rencontres. «Pensez-vous! Pas moyen de se parler quand on joue.» Alors elle se replie sur le scrabble. «Là au moins on cause, on discute sur les mots, on cherche dans le dictionnaire. Mais avec ma compagne d'origine française, c'est parfois vexant. Elle connaît tous les noms des plantes, des animaux. Dites-moi, aurions-nous moins de variétés, au Québec?»

Mme Gasgrain s'arrête. Elle réfléchit et finit par dire: «II est vrai que j'aime la compagnie des personnes intelligentes et cultivées, comme si je cherchais continuellement à apprendre quelque chose. Au fond, c'est très égoiste.» Sans bien la connaître, je la trouve un peu sévère à son égard. N'a-t-elle pas, autrefois, été guide bénévole au Musée des Beaux Arts pendant 15 années? Certes, pour le plaisir d'apprendre. Et aujourd'hui, ne passe-t-elle pas des heures au téléphone à réconforter, encourager et conseiller les amies ou les membres de la famille qui font appel à son aide?

Sur le point de la quitter, Mme Casgrain me confie qu'elle aurait aimé écrire. Non pas de la fiction, mais des choses vécues. Selon elle:«Ce genre d'écriture permet de réfléchir, de s'étudier soi-même, de se juger aussi, et d'en faire profiter les autres.» Elle mentionne ses journaux intimes, ses lettres, et je finis par apprendre que toute sa vie est écrite! Elle est en train de relire ses papiers de jeunesse. «Je ne vais pas assez vite, dit-elle. J'en ai encore pour plusieurs années. Comme vous le voyez, je ne suis pas prête de mourir!»

Toute la vie de cette femme... Dommage de ne pas en faire profiter les autres!

Ginette Tourigny



Jacques Beaulieu
jacqbeau@canardscanins.ca
Révisé le 19 juillet 2013
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