L'Angleterre avec les Fortier |
Ce texte, dont l'original est la propriété de Nicole Casgrain Farmer,
fille de l'auteur, a été transcrit et édité par Jacques Beaulieu
Pour des photos de ce voyage, pressez ICI.
Le docteur Louis Fortier, fils du docteur
Louis Édouard Fortier et
d'Emma Mathieu, épousa en l'église Saint Germain d'Outremont
le 22 juin 1935 Pauline Kent,
fille de Philippe Kent et de
Marguerite Renaud.
L'Angleterre avec les FortierparJeanne BeaulieuPrésenté au cercle Roche en 1954La traverséeLe s/s Empress of Australia doit quitter le port à midi le 19 juin 1953 et les amis des passagers sont admis à le visiter jusqu’à 11 heures. Micheline et Nicole n’ont jamais rien vu d’aussi beau! Aucun luxe pourtant! Rien de vraiment riant, ni frais, et la chaleur est suffocante: nous sommes même un peu désappointés! Mais notrre cabine dépasse notre attente. Située sous le pont principal, au centre du bateau, elle a un hublot, une armoire double, deux lits séparés par un bon évier, deux tables de chevet, et un petit couloir conduisant à notre chambre de bain particulière. Nous avons aussitôt l’impression de voyageurs, qui sans jeter la poudre aux yeux, ont su joindre le nécessaire et l’agréable!! Nos parents, aussi, sont contents de nous voir si bien partagés. À midi, les amarres furent coupées et moins de 15 minutes plus tard, nous ne pouvions plus distinguer qui que ce soit sur les quais. Le chaleur aussitôt devient moins lourde. À 8 hrs: un arrêt de quelques minutes à Québec, juste le temps de hisser une passerelle entre le remorqueur et notre bateau pour y faire monter une douzaine de passagers. La ville-mère illuminée a vraiment grand air ce soir! Nuit reposante. Le samedi 20 juin, les gens ont à peine le temps d’exhiber leurs costumes de soleil que brusquement un vent froid nous fait passer d’une saison à une autre. La température descend graduellement, malgré le très beau soleil. Jusque dans le golfe, les côtes demeurent distinctes. Nous voyons la Gaspésie montagneuse, sa belle verdure, puis l’Île d’Anticosti et ses petits villages de pêcheurs. Les glaciers circulent assez près du bateau pour que nous puissions photographier les 1/9 de leur volume, qui est visible. Et nous traversons le détroit de Belle Île, ainsi nommé à cause de sa sauvage grandeur. C’est un rocher couvert de mousse, sans un arbre, certainement aussi haut que le Mont-Royal, et ayant à peu près deux milles et demi de long par un peu moins de largeur. Il est le dernier spectacle que nous ayons de la terre, si l’on peut dire... Les crevasses couvertes de glace, malgré ce beau soleil de juin en disent beaucoup sur les deux ou trois maisons qui abritent le gardien du phare et les employés de la radio... Le dimanche 21 juin, l’eau et l’air sont maintenant à 34 ºF, et les vagues enflent et j’ai bien beau me dire que j’en ai vu de bien plus grosses qui passaient par dessus les ponts, je n’en sens pas moins un malaise inconnu. Je double les “Gravol”. Inutile, et en plein pont, avant même que j’aie eu le temps d’ouvrir une fenêtre, “je dégobille”. Mon désappointement est extrême: il n’est que dimanche, 5 heures de l’après-midi et nous ne descendrons que samedi matin! Jean est à mes côtés, plus mort que vif. Chaque mouvement du bateau le fait verdir, mais il se garde bien de toute indigestion. Nous nous étendons sur le pont et nous nous commandons des sandwichs au poulet et des fruits, que Jean réussit à manger. Mais moi, je n’ai que le goût de me coucher et Jean me suit à la cabine. Il y fait tellement froid que malgré nos couvertures supplémentaires, nous prenons 2 hrs à nous réchauffer et à nous endormir. Le lendemain matin, lundi le 22 juin, je me sens mieux et je descends la première à la salle à manger. Mais à peine avalé, aussitôt rendu le déjeuner, cette fois par la fenêtre et avant même que Jean ait eu le temps de me rejoindre. Le fait est que je le retrouve dans la cabine, ayant décidé de prendre une bouchée dans son lit. Une telle sagesse m’impressionne et je me couche, moi aussi. Et je dors jusqu’au soir. Nous nous commandons d’autres sandwichs au poulet et d’autres fruits que nous grignottons du bout des dents et nous nous rendormons juqu’au lendemain matin. Mardi, le 23 juin, de nouveau, je fais l’effort de déjeuner à la salle à manger. Mais vitement je m’en vais dehors, au grand froid et au grand vent pour me secouer et faire descendre ce déjeuner qui veut encore sortir. Jean m’y rejoint, et nous aidant mutuellement, nous triomphons enfin du mal de mer! Fatigués, nous nous installons dans nos chaises et nous dormons encore jusqu’au diner. Lorsqu’arrive le moment des repas, l’effort consiste à descendre à la salle à manger; car à mesure que l’on descend, il fait plus chaud.et les odeurs de la cuisine nous tournent le coeur. Je descends encore la premièr, et au maître d’hôtel, je demande en grâce un morceau de boeuf chaud, sans sauce, avec de simples patates bouillies. Ça été le commencement de notre résurrection. Puis il faut dire que la mer s’est calmée et que le froid a aussi diminué. Mercredi, 24 juin: nous avons avancé nos montres de 3 hrs déjà, et ce soir, notre bateau passera par l’endroit le plus au nord de son parcours. L’obscurité sera de très courte durée et nous naviguerons à peine à 200 milles du Groënland. Nous mangeons très bien à bord, trop naturellement et les gens à les voir davantage, semblent être plus agréables. Nous avons rencontré quatre autres couples de boursiers Rhodes – ainsi que M. et Mme Erwins, attachés commerciaux en Afrique. Avec eux, nous avons pris des coquetels et consommations et nous avons dansé mercredi, jeudi et vendredi soirs. Nous avons pris le thé chez le capitaine avec Suzon Tellier et Élize Beauregard et j’ai même gagné 10 £ à une gageure sur la vitesse du bateau. Cette semaine de traversée nous a forcés de marquer le temps et de nous préparer aux jours remplis qui vont suivre. Si, malgré le mal de mer, nous sommes contents de notre voyage, nous le sommes aussi d’en voir le terme: et le brouillard rosé qui enveloppe Liverpool ce samedi matin, 27 juin, semble être teinté d’un air de fête.
LondresVers 9 heures, nous prenons le train pour Londres. Il fait très beau. Nous parcourons une campagne remplie de verdure aux champs ensemencés et les noms des villes rappellent nos articles d’importation: lainages, couvertures, draps, etc. Quelques traces subsistent encore des bombardements. À 2 heures, nous arrivons à l’hôtel Howard, (Londres) où sans tarder nous changeons de vêtements et partons pour arpenter les rues par ce beau soleil! Qu’il fait bon marcher sur la terre ferme! Et comme Londres a un aspect de propreté dont je ne me rappelais pas! J’en avais gardé le souvenir d’une ville aux édifices couverts de suie: ils sont d’une blancheur qui fait ressortir toutes les scuptures. Nous mangeons une bouchée, infecte, dans un petit restaurant pas cher, où le pain gris sec nous cause la plus désagréable surprise. En passant au Savoy nous tombons sur le juge Rinfret, qui revient, lui d’un excellent diner, en compagnie d’une jeune nièce. Il s’ennuie et nous invite à manger avec lui, dimanche midi. Nous refusons. Nos instants à Londres sont comptés. Au Savoy, on mange très bien, paraît-il, pour $5 à $10 sans vin!! Nous continuons notre pélerinage: l’abbaye de Westminster, le Parlement, la Tamise et ses rives, St Paul dans le lointain – le Palais de Buckingham, Trafalgar Square. Nous revoyons tout avec une réelle émotion. Les estrades et les décorations nous ébahissent: ce couronnement a été un triomphe pour le prestige britannique, et une gageure, nous dirons-nous à mesure que nous verrons la maigreur des gens et la pauvreté de leur nourriture, trop chère pourtant. À la fin de l’après-midi, nous retrouvons les Fortier qui en ont déjà assez de Londres. Leur traversée a été plus dure que la nôtre mais ils n’ont pas été malades, et leurs compagnons de voyage ont été des juifs ou des acteurs. Nous regrettons encore moins notre choix du Canadien-Pacifique. Nous mangeons chez Lyons; un sous-sol infecte et désespérement chaud et rempli. Louis Fortier nous amène à la recherche du London Hospital, où il a fait du service autrefois. Nous nous trouvons dans le quartier pauvre de Londres: les trottoirs sont remplis de déchets provenant des petites boutiques où l’on vend clams, patates frites, & mollusques inconnus cuits ou crus; les “saloons” sont remplis de femmes et d’hommes buvant leur bière, pendant que les enfants jouent dehors. Nous prenons l’autobus: impossible de comprendre les indications qu’on nous donne. “All the best!” n’en est pas moins le souvenir qu’il nous en reste (au lieu de bonsoir ou au revoir!). Dimanche le 28 juin, ous allons à une messe matinale, dans une église du quartier Soho. Et de nouveau, nous marchons. Et de nouveau, Jean et moi, nous sommes ébahis de voir Londres dans sa toilette du couronnement. Nous revoyons Buckingham Palace et nous traversons les jardins qui l’entourent. La verdure de l’Angleterre, les arbres de l’Angleterre ont vraiment une fraîcheur à nulle autre pareille... Les parcs portent encore les traces du campement de la foule: les détails les plus intimes de la vie humaine ont été prévus. Certaines tentes sont encore debout. Car il a fallu, non seulement construire des estrades pour le défilé, mais aussi pourvoir à l’installation des petites gens arrivés la veille ou l’avant-veille et pour qui le plus modeste hôtel était inaccessible. Les kiosques de rafraîchissement, de sandwichs s’étaient multipliés... Quelle organisation!! Encore une fois nous cherchons un restaurant pour manger. Les meilleurs de Soho sont fermés le dimanche. Nous aboutissons toutefois à l’un d’eux, une grande salle, sans cachet, où les garçons en smoking nous disent long sur l’addition prochaine et l’odeur de friture sur la qualité de la nourriture. L’un et l’autre se réalisent. Nous visitons the National Gallery: Jean est aussi heureux que moi des chefs d’oeuvre qui sont offerts à notre admiration. Les Fortier eux, les ont tous vus, prétendent-ils, quand ils en ont vu un! Nous cherchons un théâtre ou un bon cinéma: nous aboutissons au cinéma des nouvelles. Qu’importe, pendant une heure, nous sommes remarquablement bien assis, à l’air climatisé. Nous nous amusons de constater que certaines gens, pour payer la moitié du prix, restent debout alors qu’il y a tant de places libres. Nous mangeons à l’hôtel Howard, un repas peu copieux pour le prix qu’on nous en demande, mais de bonne tenue, dans une salle agréable. Lundi, le 29 juin: Préparatifs du départ.: nous bouclons nos valises après le déjeuner. À 11 hreures, Pauline Fortier et moi partons en taxi pour visiter Westminster Abbey, dans sa toilette du couronnement, sa magnifique toilette bleue et or. Sortant de l’abbaye par le cloître, nous yeux éblouis ont à peine à rajuster leur lentille, frappée impitoyablement par la vue d’une petite bicoque en bois non peint sur laquelle on lit: Pour MM. les Pairs d’Angleterre...” Ironiques contingences de la vie... Nous nous faisons un point d’honneur d’aller voir la cathédrale catholique de Westminster. Je suis émerveillée de la richesse des mosaïques dont sont couvertes les chapelles latérales. Quel changement depuis 1923! Je lis dans mon journal du temps: Le peuple anglais est profondément pieux, sinon catholique; son ardeur de néophyte doit donner à l'Église de grandes espérances et ce souci de la vérité, qui l'inquiète de nos jours, lui apportera la lumière dans un avenir prochain." Je ne pouvais pas alors faire une prophétie à si bon compte. Les quelques douze chapelles qui bordent la nef de la cathédrale attestent hautement des progrès de notre foi – progrès, en nombre, progrès en qualité, jusque dans la famille royale. Je me réjouis, certes, mais après ces deux guerres, je voudrais aux édifices religieux plus de sobriété – ou plutôt, si la religion exige la grandeur, que ce soit d’une grandeur moins éclatante, moins chargée d’or... Nous visitons ensuite la cathédrale de St Paul, dont la nef est la plus grande de l’Angleterre. Nous n’avons que le temps de jeter un coup d’oeil à la Tour de Londres, avant de cueillir nos bagages à l’hôtel et prendre le train pour Oxford.
OxfordNous arrivons à 6 heures. L’autobus nous conduit à nos quartiers, Marietta House pour moi et University pour les Fortier. Les Fortier sont logés comme des princes: lits jumeaux, eau courante, chaude et froide, fauteuil. Mais que m’importe! L’atmosphère seule importe!! Une simple chambre d’étudiant, dont je touche le plafond avec la main, un lit de fer étroit et dur, aucune armoire ni eau courante. Mais j’ai un salon avec un immense foyer!... et dans la petite remise attenant à ces deux pièces, je vois le bagage de celui qui a bien voulu me céder ses quartiers...Et pour ne pas faire mentir la tradition, Jean est logé - en célibataire – dans le bâtiment voisin, dans la chambre même qu’il occupait, en 1929. Il y retrouve les choses comme ils les avaient laissées: il y retrouve même, cela est presqu’incroyable et combien touchant, il y retrouve son vieux domestique, âgé de 80 ans, son “scout” comme on dit ici, perclus de rhumatismes mais heureux de faire son service en une occasion aussi mémorable. Vitement nous changeons de costume et nous nous dirigeons vers Oriel, le collège où Cecil Rhodes fut accepté en 1873, après avoir été refusé au collège University. Deux immenses tentes sont dressées sur les pelouses des cours intérieures, et à l’aide des “Bullers”, police universitaire, ainsi nommée à cause de son chapeau melon, “bowl, bowler, buller” nous sommes dirigés vers les officiels et présentés de l’un à l’autre: M. Williams, directeur actuel de Rhodes House et secrétaire de la Fondation et Mme Williams; Sir Carleton et Lady Allen leurs prédécesseurs immédiats, et enfin Lady Wylill (1903), la veuve du premier titulaire de cette fonction! le T. Hon. L. S. Amery, président de la Fiducie à Londres; ... Lord Elton le secrétaire et Lady Elton... Nous sommes 400 boursiers Rhodes et 274 épouses venant de toutes les parties du monde anglo-saxon (17 allemands, 179 américains, le reste de la communauté des nations britanniques). La plus grande cordialité ne tarde pas à s’établir au cours du souper froid qu’on nous sert copieusement arrosé de vin. Mardi le 30 juin, 8.30 – On frappe à ma porte. Le “scout”, mon “scout” m’apporte du thé au lait – infecte – une bouilloire d’eau chaude pour mélanger à l’eau , qui est là sur ma table de toilette, pour mes ablutions matinales... Je ne puis m’empêcher de sourire. - Je déjeune avec Mrs Walker d’Australlie et Mrs Hallet des Bermudes, dans le salon de la première. L’une et l’autre sont profondément touchées de se retrouver dans la mère-patrie après tant d’années. La mère-patrie! Mais pour nous, canadiens-français, abandonnés de la France et cédés à l’Angleterre, quelle est donc la mère-patrie? Quoiqu’il en soit, tous ces britanniques éprouvent le sentiment de dépendance, de respect et d’admiration du fils envers son père, que nous ne partageons certes pas, mais que nous n’éprouvons pas davantage pour la France. Nous marchons vers Christ Church car ici le taxi est hors de mise, et nous assistons au service d’actions de grâces présidé par le T. Rév. John Lowe, originaire d’Ontario et Dean de cette cathédrale anglicane. L’édifice est d’un très beau gothique avec cette particularité que le choeur des chantres occupe le plancher au centre de la nef, et qu’ainsi les fidèles sont relégués dans les côtés. La voûte est une véritable dentelle de pierre. Nous sommes alors invités à nous réunir à Peckwater quad afin de poser pour la photographie panoramique. Et nous sommes libres jusqu’au soir. Et jusqu’au soir nous nous promenons d’un Collège à l’autre, ne sachant plus quelle pelouse admirer davantage, ni quels jardins, ni quelle architecture. Le style est partout gothique mais ici il est sobre, ailleurs il est fleuri; ici le temps ne semble pas avoir laissé ses traces alors que tout près mousses et lierre couvrent des ruines. L’élégance de Magdalen College invite les princes mais le charme vénérable et discret de Trinity a retenu Jean et avant lui le cardinal Newman tandis que l’éclat de la renommée de University a su plaire à Louis Fortier. Nous déjeunons avec les Fortier dans le Hall splendide de University – tout en panneaux de bois d’acajou avec une voûte de pierre gothique aux nervures de bois. Les portraits à l’huile des bienfaiteurs ornent les murs et un immense foyer nous fait face en pénétrant dans la salle. Des tables réfectoires pouvant recevoir chacune une trentaine de convives sont alignées de chaque côté et dans un angle, une autre est légèrement surélevée: c’est la “High Table”, celle des Dons et des professeurs et des élèves privilégiés, qui à tour de rôle, sont invités à partager le repas de ces messieurs. Le service se fait par le “scout” sur plateau d’argent et dans des contenants du plus bel argent ciselé et poli aux armes de chaque collège tous les mets sont présentés. La bière se boit dans des bocks d’argent ou de faïence. L’eau – ce breuvage des lions comme l’on dit spirituellement – l’eau ne se boit jamais pure, mais coupée, coupée de scotch. À ceux qui n’aiment pas la bière, on offre du cidre ou du vin. Les mets ne sont pas nombreux mais excellents et copieux. Les Fortier vont se reposer et Jean et moi nous gravissons la tour de Radcliffe Camera pour voir le magnifique panorama d’Oxford. Les clochetons, les flèches, les clochers, les tours et tous les fleurons que le gothique flamboyant peut prodiguer, et les toits de pierre, de tuile rouge ou de cuivre vert se détachant sur l’abondante et merveilleuse verdure constituent un coup d’oeil qui n’est pas uniquement un plaisir esthétique mais une réjouissance intellectuelle. Vu d’ici, Oxford avec ses édifices peu élevés, ses rues étroites bordées de murs hérissés de tessons de bouteilles, Oxford, dis-je, est le type de la ville médiévale, mais d’une ville médiévale étrangement vivante. L’homme n’a plus l’impression d’être déraciné, ni un importé; au contraire, ses croyances, ses traditions, ce qui fait sa vie intime trouve ici sa justification, et les racines de cette vie plongent si loin dans le passé qu’il se sent impérisssable. Il se dégage des choses une certaine stabilité, un récomfort à la fois physique et moral qui explique en partie la cordialité qui règne dans cette réunion. Non seulement les corps se touchent, mais les âmes communient au même souffle, et nous les épouses invitées... par tolérance, et à qui était accordée la faveur de pénétrer dans ce monde de célibataires, nous n’avons pas tardé à sentir cet esprit et à nous en imprégner. En sorte qu’au diner du Jubilé qui réunissait 960 convives, boursiers, épouses et invités d’honneur, les organisateurs avaient atteint leur but: nous ne faisions qu’une grande famille. Une grande famille réunie sur les pelouses de Rhodes House, sous une immense tente. Chaque table était organisée d’avance, d’après un plan dont chacun avait une copie, avec l’indication exacte de la place de chaque invité. Un diner froid, varié, délicieux et copieux nous fut servi, arrosé de 4 vins différents, y compris le champagne. Une gaieté de très bon aloi régnait, et chacun se sentait dans les meilleurs dispositions envers monsieur Rhodes et sa fondation quand les discours officiels pour en raconter l’histoire débutèrent. J’en rapporterai ici les lignes générales empruntées au très Hon. L. A. Amery, président des fiduciaires, à Leif Egeland de Natal parlant au nom des boursiers du commonwealth et à l’hon. juge Nyles parlant au nom de ceux des États-Unis. Nous voici donc une grande famille réunie, grâce à la générosité d’un visionnaire pratique: Cecil Rhodes. Cecil Rhodes naquit en 1853 à Bishop-Stratford (Angleterre). Pour des raisons de santé, il dut interrompre ses études à l’âge de 17 ans; le goût des aventures s’alliant au besoin de gagner sa vie le pousse vers l’Afrique australe. Il s’intéresse aussitôt à l’industrie minière et acquiert en peu de temps une fortune collossale dans les mines de diamant de Kimberley. Il revient alors en Angleterre pour compléter son éducation; et prépare pendant 8 années mouvementées et souvent interrompues son “Arts Degree” à Oxford; puis repart pour l’Afrique où il devient l’âme de toutes les entreprises financières nouvelles. Il entre dans la politique et de succès en succès atteint le poste de premier ministre. Malgré des obstacles insurmontables de climat et de topographie, il colonise la Rhodésie. Son rêve de former une fédération impériale de l’Afrique du Sud jusqu’au Sambeze se réalise avant sa mort, qui survient en 1902. Une telle carrière est celle d’un grand homme d’affaires, et d’un colonisateur “empire buiilder” et rien n’y laisse deviner le futur fondateur de la célèbre bourse universitaire. Pourtant, après trois ans à Natal, Cecil était revenu à Oxford. Délaissant son camp minier, pour un monde complètement nouveau, il s’était rempli de la vision de ce que les grands hommes du passé avaient accompli et de ce que ceux de l’avenir peuvent réaliser. Pendant des années, l’agrandissement de l’Afrique du Sud pour l’Angleterre fut son rêve unique, son affaire personnelle. Mais à la lumière de l’expérience, acquise par ses succès, ses défaites et ses erreurs, une conviction se forme dans son âme, à savoir qie le monde actuel a besoin d’une nouvelle catégorie d’hommes capables par leur éducation et leur caractère, de prendre des décisions et d’épauler librement les plus lourdes responsabilités. Bien que lui-même se fut élevé par ses propres moyens, et qu’il fut pleinement conscient des qualités qu’il exigeait, il insistait pour que ces hommes fussent formés à l’université. Choisis pour leurs aptitudes intellectuelles et leur personnalité, ils devaient les renforcir par une discipline académique et les épanouir à la chaleur des contacts humains de la vie du Collège. Cette culture poussée, jusqu’ici le privilège d’un petit nombre en Grande-Bretagne, la fondation Rhodes devait l’étendre à tout le monde britannique, voire même à tout le monde anglo-saxon. Elle devait puiser aux sources inexploitées des deux hémisphères afin de trouver les hommes qui par leur vigueur morale, donneraient aux problèmes nouveaux du monde moderne une solution adéquate... La fin du siècle dernier fut marquée par un courant de liberté nationale des colonies de l’empire britannique. Le Canada ne venait-il pas de se former en une grande fédération indépendante? Plus que jamais le besoin de chefs allait se faire sentir: Cecil Rhodes prétendait y pourvoir par une école, que sa fortune soutiendrait... La surprise générale à la lecture de son testament en 1902 tourna à la stupeur. C’était une révolution, sinon un sacrilège, que de vouloir importer dans une université anglaise sacro-sainte un groupe nombreux de “colonists” comme on les appelait alors. Les traditions d’Oxford se crurent menacées et les habitants se demandèrent avec angoisse quel mal allait sortir d’une telle innovation. Inutile d’ajouter que les premiers élus furent eux-mêmes très inquiets du sort qui allait leur échouer. Aujourd’hui Oxford et ses boursiers ne font vraiment qu’un. 66 nouveaux y viennent chaque année pour deux ou trois ans; de sorte qu’ils sont près de 200 en résidence, originaires des nations du Commonwealth (Afrique du Sud, Rhodésie, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Bermudes, Malte, Jamaïque, Inde, Pakistan) et aussi des États-Unis et même de l’Allemagne, avant la dernière guerre. En fait, le voeu de monsieur Rhodes n’a pas été réalisé littéralement. Aucune université ne peut, ni ne doit essayer de manufacturer des chefs, de quelqu’ordre que ce soit. Mais choisis pour leur caractère et la qualité de leur intelligence, le don princier qui est fait à ces jeunes gens de deux ou trois années gratuites d’études, dans un milieu particulièrement choisi, leur permet de devenir des maîtres de la pensée et des défenseurs de la civilisation. Comme l’a dit si finement le “Warden” actuel, M. Williams, les futurs chefs sont les bienvenus “pourvu qu’ils ne se mettent pas à conduire le jour même de leur arrivée à Oxford”. Après avoir bu à la santé du fondateur, tous s’unirent pour chanter Auld Lang Signe et un peu avant minuit se terminait la réunion la plus importante du jubilé. Rien ne pressait personne, les règlements régissant les barrières étant suspendues. La foule joyeuse s’en retourna lentement à pied, vers ses quartiers, que certains n’intégrèrent qu’aux petites heures du matin. Le lendemain mercredi premier juillet, il y avait dans l’air un petit brouillard qui hésitait à se transformer en pluie. Nous étions convoqués pour la collation des Grades au Sheldonian Theatre. Avant les grades ordinaires aux boursiers actuels furent décernés des grades honorifiques, entre autre au Dr Wilder Penfield, de l’Institut neurologique de Montréal, qui comme “Esculape [?] était né pour sauver la vie au monde”, faisait allusion à ses services rendus en Russie, en Chine, en Europe et dans le Nouveau-Monde; puis à Marius Barbeau, à titre de fidèle conservateur des musées canadiens, qui a retrouvé un nombre incroyable de chants populaires du Canada-français & qui dans ses livres a mis au point le langage, les coutumes et les croyances des tribus indiennes au milieu desquelles il a vécu. Le plus strict decorum avait été exigé. Les toges étaient de rigueur l’hermine aussi et chacun avait sa place fixée d’avance dans cet amphithéâtre circulaire réservé aux plus grandes solemnités. Toute la cérémonie se déroula en un latin impeccable, dont nous avions la copie avec la traduction – soi-disant pour ces dames... Nous rendons aux Fortier leur politesse d’hier, et nous déjeunons ensemble, cette fois à Trinity College, notre propre collège. Même étiquette, même organisation. Le “scout” de Jean m’invite même à aller admirer l’argenterie des grands jours. Rien de plus touchant de le voir sortir les pièces du XIIIième siècle de leur armoire – souvent des pièces ayant appartenu à l’église catholique et avec la paume de sa main il se met à les polir: jamais avec un chiffon, fut-il le plus soyeux, dit-il, et voyez! aucune égratignure!! Toujours marchant, nous nous rendons à Christ Church Meadows, pour voir les barges de chaque collège sur la rivière. Charmant et touchant à la fois, et inoubliable, j’en suis sûr! Quel spectacle ce devait être en effet les jours de régates, toutes ces barges toutes ces barges en forme de caravelles, et ornées d’écusson portant cette splendide jeunesse masculine et féminine aux blazers et écharpes de couleurs suivant les facultés, et animée d’un même enthousiasme, l’honneur du collège! Quel décor que cet “Isis”, un ruisseau peut-être, mais bordé de verdure et d’arbres magnifiques, et qui un peu plus en aval, s’appellera la Tamise. Le soir, c’est-à-dire à 7 heures, les épouses furent invitées par les fiduciaires à une excellente représentation du “Mariage de Figaro” par le Saddlers Wells Opera au New Theatre, puis un souper froid nous fut servi à Rhodes House à 10 heures. N’ayant pris qu’une tasse de thé à 4 heures selon l’usage, nous avons littéralement dévoré ce qui nous fut offert. Cette charmante diversion avait un but: permettre à ces messieurs de revivre leur vie de célibataires à un Gaudy Dinner chacun dans son vieux collège. Chaque chef s’est surpassé et les meilleurs vins, des crus les plus vieux accompagnèrent les “canards à l’orange”, les “lapins chasseur”, les “poussin du printemps” et que sais-je encore? Les “dons” et les “tutors” anciens et nouveaux s’étaient joints aux différents groupes pour faire revivre l’atmosphère d’autrefois – cette atmosphère qu’il doit être impossible d’oublier. Nous étions déjà jeudi le 2 juillet, jour de la clôture. Pendant que les boursiers se réunissaient en une séance pléniaire au Sheldonian Theatre, je me suis promenée à travers la ville. Quel charme s’en dégage! Même les édifices les plus récents, parce qu’ils sont peu élevés, parce qu’ils sont en pierre, se fondent avec les plus anciens; en sorte que pour ceux qui reviennent après 25 ans, le véritable changement se trouve... sur la figure de leurs contemporains. La rue est étonnamment vivante avec ses bicyclettes, montées par tous, jeunes et vieux de toutes conditions, depuis le curé avec sa robe attachée à la ceinture, l’étudiant avec sa toge, le “don” avec son bonnet carré et la petite écolière avec son chapeau au large bord qui tient par je ne sais quel prodige et le blazer avec l’insigne de son école. Partout, l’Université est présente: sur la route, au détour du chemin, dans la petite boutique, dans le magasin huppé – et c’est cela le grand charme d’Oxford. C’est la ville d’une seule idée, d’une grande idée humaniste, qui a traversé les siècles; pour nous séduire davantage, nous avons vu cette ville par une saison exceptionnelle, ayant des matinées fraîches, des après-midi ensoleillées, des soirées étoilées. Et justement il fait si beau que Jean se croit obligé de m’offrir une promenade en Punt sur le Charwell. Jamais je n’ai imaginé rien de plus agréable! Le “punt” est un bateau assez large et long, à fond plat; vous vous y installez sur un tapis, ma foi! très propre, avec des coussins de tous côtés, et votre galant, debout à l’arrière, pousse lentement l’embarcation, sur une eau sans ride, entre des rives bordées de très beaux arbres qui vous enveloppent de leur ombre fraîche. Mon galant d’aujourd’hui à peine à garder son équilibre et il trouve sa perche trop longue et trop lourde et plus difficle à manier qu’il y a 20 ans. Qu’importe! reportons-nous dans le passé encore une fois! Quels moments merveilleux ont dû être vécus sur le Cherwell! Mes bagages sont faits. Nous quittons Oxford. Nous manquerons le garden-party de Lady Allen pour pendre à Londres l’avion qui va nous déposer à Paris où nous arriverons cette nuit même. Mais ceci est un autre voyage... Après tant d’année, j’ai éprouvé un très grand plaisir à revoir l’Angleterre. Notre séjour a été trop court pour juger si le pays a changé, et l’atmoisphère d’Oxford, toute imprégnée du passé ne nous porte pas à le croire. Mais je garderai de Londres le souvenir impérissable de sa toilette du couronnement, qui m’a permis de voir les finesses architecturales de ses plus beaux édifices... Et j’ajouterai ceci: en regard de la maigre chair qu’offraient les bons hôtels de Londres, les agapes plantureuses d’Oxford ont souligné davantage l’effort magnifique que les organisateurs de la fondation Rhodes ont déployé pour plaire à leurs hôtes tant estimés car l’abondance d’Oxford a certainement été un fait axceptionnel et local. Il y a encore beaucoup de privations en Angleterre. Mais les fêtes du couronnement de même que celles du jubilé ont suivi les meilleures traditions britanniques. |