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La Punaise

Le bon vieux temps

D'après des articles parus dans le journal La Patrie en décembre 1884.


    LE BON VIEUX TEMPS

    La Punaise de Trois-Rivières, un petit vapeur extraordinaire. - Un voyage périlleux.

  1. La Punaise de Trois-Rivières, un petit vapeur extraordinaire: 1855

    Un souvenir de jeunesse sera aujourd'hui le sujet de ma causerie sur le bon vieux temps.

    Si ma mémoire ne me fait pas défaut, c'était pendant l'été de 1855.

    J'étais alors collégien et je passais mes vacances à Trois-Rivières. Un jour en me promenant sur le quai, un peu plus haut que l'ancien Hôtel Farmer, je vis le plus drôle "Steamboat" que j'aie jamais vu de ma vie. Ce petit vapeur ne portait pas son nom sur la boîte aux roues, mais tout le monde l'appelait la Punaise.

    La Punaise était un de ces anciens bateaux servant au commerce des pommes, comme on en voit encore beaucoup sur le Richelieu et le St-Laurent. Ce bateau avait été revêtu d'un pont, et avait reçu dans sa cale une machine à vapeur à engrenage comme celle dont on se sert sur nos quais pour décharger les navires d'outre-mer.

    La machine, qui était posée horizontalement, pouvait avoir trois ou quatre chevaux de force. Lorsqu'elle était en activité elle faisait un petit trin-trin des plus comiques. La bouilloire n'avait pas des proportions considérables attendu que le tuyau était en ferblanc ordinaire comme ceux qui sont actuellement en usage dans les maisons. Le Bateau à pommes qui avait subi cette métamorphose avait tout au plus 40 pieds de long et environ cinq pieds de large.

    La Punaise avait des roues à aubes dont l'utilité cessait du moment que le petit navire oscillait le moindrement à droite ou à gauche. Aussi fallait-il voir le soin qu'on apportait à arrimer le fret et à placer les voyageurs à bord afin de préserver l'équilibre.

    La Punaise était amarré au quai par une corde à linge. Elle n'avait ni cloche, ni sifflet à vapeur. Son départ était annoncé par le capitaine qui embouchait une longue trompette en fer blanc et faisait entendre une de ces fanfares familières aux oreilles des vaches dans les champs.

    L'équipage de la Punaise était composé de deux personne, le père et le fils, tous deux habillés en droguet avec tous les tenants et aboutissants d'une toilette de cultivateur. Le père cumulait les charges de capitaine, de pilote et de commis; le fils était mécanicien, chauffeur et matelot.

    la Punaise faisait le service entre Trois-Rivières et la Rivière Godefroi. J'avais six sous dans ma poche et je m'étais dit: "Voici un petit "steamboat" qui a l'air assez apprivoisé. Si je faisais un voyage dessus!" Je m'approche du capitaine et je lui demande s'il y avait moyen de faire avec mes six sous un petit voyage de plaisir sur son bateau. Le commandant de la Punaise prit mon argent et me dit d'embarquer sans perdre de temps.

  2. La traversée du St Laurent sur la Punaise de Trois-Rivières: 1855

    Le bonhomme fit résonner sa trompette une troisième fois, sauta sur son navire et se mit à la barre. Son fils armé d'une gaffe éloigna du quai la proue de la Punaise. Le capitaine après avoir recommandé plusieurs fois à ses voyageurs de ne pas bouger de leur place, donna de vive voix à son fils l'ordre de faire machine en avant:

    - Envoie encore un peu! Arrête! Recule un peu! Arrête, envoie en avant! Envoie fort!

    La Punaise s'avançait au large.

    Une commère s'était levée de son siège pour aller prendre quelque chose dans son panier de l'autre côté du vapeur. Ce mouvement dérangea l'équilibre de la Punaise, ses aubes se mirent à battre l'air à tribord, pendant que ses roues de babord se noyaient jusqu'à l'essieu. Le capitaine lâcha un juron formidable et demanda à la femme si elle voulait faire périr tout le monde à bord.

    Le capitaine de la Punaise était un homme très complaisant pour ses voyageurs.

    Nous étions à une couple d'arpents du rivage lorsque la brise qui était un peu forte emporta le vieux chapeau de paille d'un des passagers. De nos jours dans une pareille circonstance un voyageur aurait fait son deuil du couvre chef, mais dans le bon vieux temps il en était autrement. Le capitaine cria à l'ingénieur d'arrêter la machine. La Punaise recula jusqu'à ce qu'elle fut à proximité du chapeau, alors le matelot le repêcha avec sa gaffe et le donna à son propriétaire.

    La Punaise reprit sa route vers le sud et lorsqu'elle fut rendue au milieu du fleuve elle faillit périr dans une tempête. Il ne fallait pas qu'Eole déchaînât le plus fort des ouragans du Nord pour troubler les flots du St-Laurent au point de les rendre dangereux pour le petit navire.

    Cette fois le vent ne s'en était pas mêlé. Les vagues avaient été soulevées par le passage de l'Alliance, le plus grand remorqueur du temps, l'Alliance avec ses quatre gros tuyaux et ses deux balanciers. Nous étions une dizaine de passagers à bord de la Punaise. Lorsque la houle causée par les roues puissantes du remorqueur eussent imprimé à notre frêle embarcation un sérieux mouvement de roulis et de tangage, la terreur se peignit sur toutes les figures. Il n'y avait à bord ni canot, ni ceintures de sauvetage. Il nous semblait que le St-Laurent était pour engouffrer la Punaise corps et biens.

    Le capitaine eut beau nous rassurer par des paroles d'encouragement, pendant qu'il virait la barre de manière à éviter les vagues de flanc, nous crûmes que notre dernière heure était arrivée. Les femmes poussaient des cris et recommandaient leur âme à Dieu; moi, je disais mon acte de contrition. Après avoir été balancée pendant cinq ou six minutes par la houle, la Punaise entra dans des eaux calmes. Une demie-heure plus tard nous étions à une vingtaine de pieds du petit quai de la rivière Godefroi, une couple de madriers posés sur des "pattes" lorsqu'il y eut un nouvel anicroche. La Punaise venait de s'échouer.

    Le capitaine et son matelot armés chacun d'une gaffe, firent des efforts héroïques poru nous remettre à flot. Peine inutile. Il fallut que quatre ou cinq hommes ôtassemt leurs bottes et se missent à l'eau pour pousser le "steamboat" jusqu'à son quai, en s'enfonçant dans la vase jusqu'à mi-genoux.

    On procéda ensuite à décharger le fret composé d'une trentaine de boîtes vides de bleuets, de cinq ou six cruches et d'une douzaine de paniers.

    En mettant le pied sur le quai de la Rivière Godefroi vous pouvez croire que je poussai un profond soupir de satisfaction. Mon retour à bord de la Punaise s'opéra sans incident, mais en arrivant je jurai que je ne ferais plus d'excursions sur des petits "steamboats apprivoisés."

    La Patrie, jeudi 11 décembre 1884, page 4.





Jacques Beaulieu
beajac@videotron
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