LE BON VIEUX TEMPS
La Punaise de Trois-Rivières, un petit vapeur extraordinaire. - Un voyage
périlleux.
- La Punaise de Trois-Rivières, un petit vapeur extraordinaire: 1855
Un souvenir de jeunesse sera aujourd'hui le sujet de ma causerie sur le bon vieux
temps.
Si ma mémoire ne me fait pas défaut, c'était pendant l'été de 1855.
J'étais alors collégien et je passais mes vacances à Trois-Rivières. Un jour en me
promenant sur le quai, un peu plus haut que l'ancien Hôtel Farmer, je vis le plus
drôle "Steamboat" que j'aie jamais vu de ma vie. Ce petit vapeur ne portait pas son nom
sur la boîte aux roues, mais tout le monde l'appelait la Punaise.
La Punaise était un de ces anciens bateaux servant au commerce des pommes, comme
on en voit encore beaucoup sur le Richelieu et le St-Laurent. Ce bateau avait été
revêtu d'un pont, et avait reçu dans sa cale une machine à vapeur à engrenage comme
celle dont on se sert sur nos quais pour décharger les navires d'outre-mer.
La machine, qui était posée horizontalement, pouvait avoir trois ou quatre chevaux de
force. Lorsqu'elle était en activité elle faisait un petit trin-trin des plus comiques.
La bouilloire n'avait pas des proportions considérables attendu que le tuyau était en
ferblanc ordinaire comme ceux qui sont actuellement en usage dans les maisons. Le
Bateau à pommes qui avait subi cette métamorphose avait tout au plus 40 pieds de long
et environ cinq pieds de large.
La Punaise avait des roues à aubes dont l'utilité cessait du moment que le petit
navire oscillait le moindrement à droite ou à gauche. Aussi fallait-il voir le soin
qu'on apportait à arrimer le fret et à placer les voyageurs à bord afin de préserver
l'équilibre.
La Punaise était amarré au quai par une corde à linge. Elle n'avait ni cloche,
ni sifflet à vapeur. Son départ était annoncé par le capitaine qui embouchait une
longue trompette en fer blanc et faisait entendre une de ces fanfares familières aux
oreilles des vaches dans les champs.
L'équipage de la Punaise était composé de deux personne, le père et le fils, tous
deux habillés en droguet avec tous les tenants et aboutissants d'une toilette de
cultivateur. Le père cumulait les charges de capitaine, de pilote et de commis; le fils
était mécanicien, chauffeur et matelot.
la Punaise faisait le service entre Trois-Rivières et la Rivière Godefroi. J'avais
six sous dans ma poche et je m'étais dit: "Voici un petit "steamboat" qui a l'air assez
apprivoisé. Si je faisais un voyage dessus!" Je m'approche du capitaine et je lui demande
s'il y avait moyen de faire avec mes six sous un petit voyage de plaisir sur son bateau.
Le commandant de la Punaise prit mon argent et me dit d'embarquer sans perdre de
temps.
- La traversée du St Laurent sur la Punaise de Trois-Rivières: 1855
Le bonhomme fit résonner sa trompette une troisième fois, sauta sur son navire et se mit
à la barre. Son fils armé d'une gaffe éloigna du quai la proue de la Punaise.
Le capitaine après avoir recommandé plusieurs fois à ses voyageurs de ne pas bouger de
leur place, donna de vive voix à son fils l'ordre de faire machine en avant:
- Envoie encore un peu! Arrête! Recule un peu! Arrête, envoie en avant! Envoie fort!
La Punaise s'avançait au large.
Une commère s'était levée de son siège pour aller prendre quelque chose dans son panier
de l'autre côté du vapeur. Ce mouvement dérangea l'équilibre de la Punaise, ses
aubes se mirent à battre l'air à tribord, pendant que ses roues de babord se noyaient
jusqu'à l'essieu. Le capitaine lâcha un juron formidable et demanda à la femme si elle
voulait faire périr tout le monde à bord.
Le capitaine de la Punaise était un homme très complaisant pour ses voyageurs.
Nous étions à une couple d'arpents du rivage lorsque la brise qui était un peu forte
emporta le vieux chapeau de paille d'un des passagers. De nos jours dans une pareille
circonstance un voyageur aurait fait son deuil du couvre chef, mais dans le bon vieux
temps il en était autrement. Le capitaine cria à l'ingénieur d'arrêter la machine. La
Punaise recula jusqu'à ce qu'elle fut à proximité du chapeau, alors le matelot
le repêcha avec sa gaffe et le donna à son propriétaire.
La Punaise reprit sa route vers le sud et lorsqu'elle fut rendue au milieu
du fleuve elle faillit périr dans une tempête. Il ne fallait pas qu'Eole déchaînât le
plus fort des ouragans du Nord pour troubler les flots du St-Laurent au point de les
rendre dangereux pour le petit navire.
Cette fois le vent ne s'en était pas mêlé. Les vagues avaient été soulevées par le passage
de l'Alliance, le plus grand remorqueur du temps, l'Alliance avec ses
quatre gros tuyaux et ses deux balanciers. Nous étions une dizaine de passagers à bord de
la Punaise. Lorsque la houle causée par les roues puissantes du remorqueur eussent
imprimé à notre frêle embarcation un sérieux mouvement de roulis et de tangage, la terreur
se peignit sur toutes les figures. Il n'y avait à bord ni canot, ni ceintures de
sauvetage. Il nous semblait que le St-Laurent était pour engouffrer la Punaise
corps et biens.
Le capitaine eut beau nous rassurer par des paroles d'encouragement, pendant qu'il virait
la barre de manière à éviter les vagues de flanc, nous crûmes que notre dernière heure
était arrivée. Les femmes poussaient des cris et recommandaient leur âme à Dieu; moi, je
disais mon acte de contrition. Après avoir été balancée pendant cinq ou six minutes par
la houle, la Punaise entra dans des eaux calmes. Une demie-heure plus tard nous
étions à une vingtaine de pieds du petit quai de la rivière Godefroi, une couple de
madriers posés sur des "pattes" lorsqu'il y eut un nouvel anicroche. La Punaise
venait de s'échouer.
Le capitaine et son matelot armés chacun d'une gaffe, firent des efforts héroïques
poru nous remettre à flot. Peine inutile. Il fallut que quatre ou cinq hommes ôtassemt
leurs bottes et se missent à l'eau pour pousser le "steamboat" jusqu'à son quai, en
s'enfonçant dans la vase jusqu'à mi-genoux.
On procéda ensuite à décharger le fret composé d'une trentaine de boîtes vides de bleuets,
de cinq ou six cruches et d'une douzaine de paniers.
En mettant le pied sur le quai de la Rivière Godefroi vous pouvez croire que je poussai
un profond soupir de satisfaction. Mon retour à bord de la Punaise s'opéra sans
incident, mais en arrivant je jurai que je ne ferais plus d'excursions sur des petits
"steamboats apprivoisés."
La Patrie, jeudi 11 décembre 1884, page 4.