LE BON VIEUX TEMPS
Un phénomène en 1885. - Les puces industrieuses - Adrien, le magicien. - Une farce
au vieux marché.
- Un phénomène météorologique en août 1835
En 1835 un phénomène météorologique des plus extraordinaires se produisit dans le
firmament et causa une grande terreur parmi les habitants de la bonne ville de Montréal.
Voici en quels termes la Minerve raconte le fait:
"Mercredi le 12 août, nous avons vu dans le firmament, sur les neuf heures du soir, avant
le lever de la lune, un arc de lumière d'environ un pied de largeur, qui traversait toute
la voute céleste à la façon des arcs en ciel. Il allait du levant au couchant, dans une
direction qui était à peu près parallèle à celle de l'équateur. Cette zône n'était pas
tout-à-fait perpendiculaire à l'horizon. Son sommet se trouvait être un peu au nord de
notre zénith et paraissait tant soit peu incliné vers le pôle. La soirée était belle, les
astres brillants, le temps calme et électrique et l'on voyait quelques étoiles filantes.
Cet arc était accompagné d'un autre de même éclat et de même largeur, qui la joignait au
sommet et qui allait en quelque sorte dans la direction du méridien, en tirant au
sud-ouest.
Après avoir observé ce phénomène pendant un temps assez considérable nous avons remarqué
qu'il devenait moins lumineux. Nous avons jugé qu'il disparaîtrait en s'atténuant par
degrés. Nous ne savons combien de temps il a duré; car nous n'en avons vu ni le
commencement ni la fin.
Nous avions déjà eu l'occasion de voir deux météores semblables à quelques différences
près, l'un dans le mois de mars de l'année 1818, l'autre dans le mois de septembre 1824
et nous avons observé que tous ont eu lieu, dans des moments où il n'y avait point de
clair de lune.
- Le magicien Adrien à Montréal en août 1835
Le plus fameux magicien du bon vieux temps était Adrien.
Adrien fit sa première visite à Montréal le 24 août 1835, après avoir épaté les Yankees
par des tours de prestidigitation des plus incompréhensibles.
Après avoir donné une représentation au Théâtre Royal, qui se trouvait en 1835 à
l'endroit où est aujourd'hui l'extrémité Est du marché Bonsecours, Adrien eut l'idée de
faire une fumisterie aux dépens des bons habitants du vieux marché, place Jacques-Cartier.
Accompagné par M. Ludger Duvernay il se promène sur le marché et s'arrête
devant la charette d'une vieille "habitante" qui offrait en vente plusieurs paniers
d'oeufs de la plus belle venue.
- Combien vendez-vous vos oeufs! dit le magicien en s'adressant à la fermière.
- Sept sous, répond la bonne femme.
- Sept sous! ce n'est guère. J'en voudrais deux. Combien me demanderez-vous!
- Pour deux seulement, ça sera deux sous.
- Soit, dit Adrien qui choisit deux oeufs dans un des paniers.
- Savez-vous, madame, reprit-il, que vous nous vendez des oeufs extraordinaires. Ils
pèsent beaucoup plus que les autres que j'ai vus sur le marché. Je vais en casser un
pour connaître la raison de leur pesanteur.
Ce disant le prestidigitateur prend un oeuf et le casse sur le bord de la voiture.
La coquille brisée laisse tomber sur le pavé une guinée d'or (21 shillings sterling).
Adrien ouvre des yeux grands comme une des vitres de montre et empocha la pièce d'or en
s'exclamant:
- C'est prodigieux! Allons cassons l'autre.
L'autre oeuf est cassé avec le même résultat. Une nouvelle guinée s'enfouit dans la
poche du magicien.
- Tenez la mère, dit Adrien. J'achète tous vos oeufs. Allons, je vous en offre dix sous
la douzaine.
Vous n'y pensez pas, mon cher petit maître. Des oeufs comme ceux-là! Je ne vous céderai
pas le lot à moins de cinq chelins par oeuf.
Mais, madame, vottre prix est exhorbitant. Si vous voulez, nous allons conclure un marché
à un écu la douzaine. Du reste qu'est-ce qui m'assure que chacun de vos oeufs contient
une guinée. Tenez.
Adrien casse une couple d'oeufs et n'y trouve pas de pièces d'or. Il en casse un
troisième et il en tombe une guinée.
- Monsieur, dit la bonne femme, je préfère garder mes oeufs. J'aurai peut-être plus de
profit à les casser moi-même.
Adrien et Duvernay s'éloignèrent. La fermière ne tarda pas de partir du marché avec
sa charette. Elle entra dans la rue St-Paul et arrêta sa voiture devant une porte cochère
près de l'église Bonsecours. Elle prit un de ses paniers et se mit à casser ses oeufs
un par un, triturant le jaune pour y découvrir la pièce d'or qu'elle convoitait.
Be nique! elle cassa cinq ou six douzaines de ses oeufs sans trouver la moindre monnaie
frappée à l'effigie de Sa Majesté le Roi Guillaume. La brave canadienne avait déjà cassé
des oeufs en quantité suffisante pour faire une mayonnaise pour une table de huit cents
couverts lorsque Adrien jugea à propos d'intervenir.
Adrien en bon prince s'aboucha avec la vieille et l'indemnisa pour la casse de ses oeufs
et alla rire à ventre déboutonné avec son ami du succès de sa plaisanterie dans une
chambre de l'Hôtel Rasco.
- Les puces industrieuses et savantes à Montréal en août 1835
Pendant qu'Adrien amusait le public de Montréal avec ses prodiges au Théâtre Royal
un Italien, dont le nom m'échappe, exhibait des puces industrieuses et savantes dans
la grande salle de l'Hôtel Rasco. Voici en quels terme la Minerve du 24 août 1835
parle de ces représentations:
L'une d'elles sert de monture au héros de Waterloo le grand duc de Wellington. Il y en a
pour tous les goûts, Napoléon, l'antouste du Midi Dom Miguel et jusqu'au Dey d'Alger,
caracollant sur des coursiers fringants. Deux PUCES entiers traînent un élégant
carosse dans lequel se carrent deux Ladies Puces en grande tenue de soirée
sautante, le cocher et le laquais sont très piquants sous leurs costumes.
Un CANONNIER, non partie de l'espèce des pompeurs, mais celle des suçeurs,
met le feu à une pièce de quatre avec autant d'intrépidité que pourrait le faire
l'artilleur le plus expérimenté.
La Patrie, mardi 10 février 1885, page 4.