Journal intime de 1921 | ||||||||||
Textes personnels recueillis datant de 1921
Entrée dans son album: TOUS NOS MEILLEURS SOUHAITS DE BONNE ANNÉE!!! POUR:
Entrées dans son livre: Le 3 janvier Je suis pour toutes les malchances: il fait aujourd'hui une vraie température de printemps si bien que les patinoires sont fondues! Donc pas de skating party. Ce ne sera qu'un thé qui se prolongera en veillée... Lucile a fait la conquête de Lucien Rodier (qu'il avait les cheveux longs!). Il ne danse pas mal, mais quelle fadeur! M. René Deguire a daigné se rendre à mon invitation: une vraie précieuse ridicule. Il ne souffle mot tant il est timide et m'a présenté en me quittant une petite patte molle, à l'anglaise - J'ai failli lui rire au nez! J'ai connu J. P. Senez - un philosophe jusqu'au bout des ongles... quelle haleine! Les Baillargeon m'exaspèrent avec leurs airs & leurs paroles moelleuses... d'autant que Gérard est venu sans être invité - Gérard Marquis s'est empressé autour de moi: «t'es ben trop petit, mon ami» - Raymond Lanctôt est gentil, mais trop bon enfant, pas assez homme - Pourquoi Guy Laramée n'est-il pas venu? Nous avons dansé puis goûté, puis dansé encore. Puis des jeux se sont organisés... des vers ont été dits. Au fond, je crois que tout le monde s'est amusé... sauf moi. Qu'est-ce donc qu'il me faudrait? Causer sérieusement, tant en dansant avec un beau jeune homme intelligent, ne se réalisera pas dans nos petites réunions, je crains. Le 4 janvier - Thé chez Mad. Cinq-Mars. Les jeunes gens: Guy, J.C. Lessard, L. Duchastel, Alain Paradis, J. Beaulieu sont venus nous rejoindre le soir. J'ai affecté de ne pas voir Guy, mais je me suis vite rendu compte qu'il était plus indépendant que moi. D'ailleurs, les Mercier & Paradis multipliaient les gentillesses à son égard... Lui aussi m'échappe... Alain Paradis est le type le plus flirt que je connaisse! Quels yeux! Un enfant, pourtant! Léon Duchastel: j'ai fait mon possible pour l'enjôler, mais tout est inutile avec les Mercier! Jean Claude Lessard & moi avons joué sur les mots - ah! ce que nous avons eu du plaisir! Cependant il m'a fait entendre que je devenais populaire, ce qui ne m'a guère plu. Il faudra donc que je sorte moins & prenne garde à mes faits & gestes! Le 5 janvier - Comme chez Mad, les plus intimes sont restées chez Rita après le thé & les mêmes j.g. plus Roger Biron sont venus nous rejoindre. - Ce dernier est venu me reconduirechez nous. Il n'est ni joli ni grand, mais il est moqueur, taquin au possible, blagueur, enfin c'est un flirt comme je l'entends. Le 7 janvier - Au rond - Léon est fichu de Marie-Paule - ne pourrais-je faire une conquête, moi-aussi? Le soir, je suis allée chez les Laurence avec Jean. Si s'amuser consiste à beaucoup danser et avec tous ceux qui nous plaisaient, tel est mon cas. Mais vrai, je ne puis me contenter de toutes ces paroles insignifiantes. J'aime les conversations pleines de sel! comme celle que j'ai esquissée avec l'avocat Goudreau - esquissée seulement! Un, par exemple, qui s'est emballé de moi, c'est Jean Crevier - il m'a même demandé pour être sa blonde!! Il est gentil, oui, mais n'a que 16 ans & danser est je crois tout son savoir - Le 8 janvier - Surprise chez Alice - tout ce qu'il peut y avoir de plus débraillé & vulgaire - Le temple égyptien s'y trouvait sans oublier son esprit chicanier & de clan! Émile Legrand m'a demandée à danser en dépit des Brisset et a presque flirté avec moi! Mais Robert Lebidois s'est laissé intimidé & ne m'a presque pas parlé! Le 18 février Quelle surprise! Un calendrier... signé de L. Duchastel. Il me l'avait promis, mais je ne l'attendais pas! C'est un joli calendrier certes mais on voit qu'un garçon est l'auteur. Le crayon n'était même pas effacé - un coin en était déchiré; le ruban était tout mur & le pis c'est qu'il était enveloppé dans un papier tout froissé! S'il eut été flirt, il eut profité de l'occasion: le sujet, la manière d'offrir, les q.q. mots, l'usage, tout aurait été piquant! Rien de cela, c'est un j.h. timide & courtois! Mais je suis bien contente!! Le 19 février - Fête d'Yvette - (surprise) J'ai été l'une des rares privilégiées avec lesquelles Guy a patiné. En voilà un avec qui j'ai du plaisir à causer. Je l'ai bien taquiné au sujet des Mercier - Le 24 mars - Grand émoi! Marguerite a perdu connaissance chez le cordonnier... Nous ne saurons pas encore si Marvin est catholique! Le 27 mars - Après la messe Marg. & moi, nous l'avons suivi jusque dans l'église St Michel. & quand sûre de l'y avoir vu, je remontais chez nous, je l'aperçus à sa fenêtre, lisant le journal - Nous nous étions trompées - désappointement de Marg. - plaisir incompréhensible pour moi! Le 26 avril - Voilà deux jours que Pio Éthier descend à pied avec moi - Voudrait-il en dépit de Ch. A. Paquin qui lui a conseillé de ne pas s'aventurer dans le labyrinthe de mon amitié, essayer ce jeu charmant? ... J'espère ne pas m'y laisser prendre, car je le méprise plus que je ne l'estime - Il ne vaut rien et moi il faudrait que celui que j'aime m'enthousiasme de quelque façon. - «J'ai passé l'âge de la politesse», me dit-il - «Vraiment? et où en êtes-vous? À l'âge du snobisme?» Voilà je pense qui a dû le refroidir. - Le 14 juin - Première de toutes les élèves du S. C. du Canada avec moyenne générale de 93 et 2/7%, ayant avec Cécile une différence de 6/7% - Après l e 1er étonnement passé, je demeurai plutôt abattue: je suis tellement exténuée de fatigue que je n'ai plus la force pour me réjouir. La joie de Mad. Demers me fit tout de même plaisir... Je ne sais quel malaise pèsa sur moi tout le jour. Dès le matin, la vue de ces grandes murailles grises entourées en arrière d'un autre petit mur en pierre avait produit en moi une impression de tristesse. Et lorsque je visitai ce vaste couvent, aux sombres corridors interminables; avec sa longue suite de classes bien éclairées il est vrai, mais fermées de portes brun foncé, nous rappelant immédiatement à la réalité & nous empêchant de goûter la joie qu'inspire toujours la lumière; avec ses images sans cesse revenant de saints & de saintes plus ou moins réussis, j'eus l'impression distincte d'avoir été reléguée dans cette prison, pour y sêcher d'ennui; non vraiment, et c'est étrange, ces cadres pieux loin de verser l'apaisement dans mon âme, y excitaient presque un mouvement de révolte. J'aurais eu le goût, il me semble, de les briser tous. Madeleine me fit ensuite voir sa chambre: 4 murs blancs, une couchette blanche, un bureau blanc : malgré tout, c'était triste, c'était pauvre. De la fenêtre, la vue gagnait sur le fleuve. Mais pourquoi un aussi beau paysage quand on est encagé, sinon pour donner la nostalgie? À gauche, un petit bois: le soleil doit s'y coucher superbe, magnifique... et entre les feuilles vertes, les reflets rouges de ses rayons doivent faire le plus beau contraste - un si beau contraste qu'on doit avoir le goût d'adminer de plus près, d'y pénétrer pour y entendre les chants des oiseaux et le murmure des feuilles: de s'y retirer loin de toutes pour s'y reposer, rêver ou penser seul-à-seul avec soi-même... Mais les élèves n'y ont pas accès! Et c'est ainsi partout - toujours la règle intervient pour réprimer le désir: ah! c'est à devenir folle! Le 19 juin L'on n'arrive pas impunément première de toutes les élèves du S.-C. du Canada. Aujourd'hui dimanche, nous célébrons cet évènement mémorable... De 2 à 4 hrs, réunion du Club des C.C.-F. - ah! je rêve d'une petite société musicale, littéraire, artistique nle q.q. façon... que le C.C.-F. ne réalisera jamais... À 4 hrs, nous sommes descendues au tennis - nous avons joué jusque vers 7 1/2 hrs, toujours bien doucement, sans ambition, mais ces jeunes filles s'amusent ainsi - Roger, Jean-Claude, Alain, Gilles, Marie Paule & son frère Jean, Jeanne Gagné, Guy L., Jean D., Léon D. s'étaient joints à nous. L'entrain a toujours rêgné. D'où vient que je n'étais pas satisfaite. Certes, le bonheur n'est pas d'ici bas mais un certain contentement devrait être possible. Pourtant j'ai reçu des roses magnifiques du C.C.-F., des bonbons délicieux des jeunes gens - mais je suis sceptique: la bienveillance que l'on m'accorde me semble être de la politesse ou selon le mot de Jean-Claude, de la reconnaissance... J'aurais préféré à tout cela un mot, un seul mot, mais un mot sincère d'estime... mais l'aurais-je cru? Ah! aimer et être aimé!... Ce moment est si loin de moi, hélas! qui suis si désagréable! Comme j'envie les personnes douces!! Le 20 juin - Retour de chez Yvette avec Roger - bonne causerie amicale qui m'a fait du bien. Le 21 juin - Visite de Jean Panet-Raymond. J'étais si contente de l'apercevoir & si touchée de le voir sitôt ses classes terminées que j'en ai rougi jusqu'à la racine des cheveux. Nous avons joué au tennis, puis nous avons causé: c'était charmant, nous étions tous deux, assis par terre, lui à mes pieds, appuyé sur le coude & moi le regardant sans cesse! Combien j'aurais voulu prolonger ce délicieux tête-à-tête: ah! s'il m'aimait! Le 25 juin - Partie de tennis avec Jean-Claude. Ma foi! il me dépasse dans l'art de lancer des points! J'ai connu le cousin de Marg.: Paul Dufresne. Ah! ce qu'il a l'air fin! Il a maintenant un vrai teint d'espagnol; avec cela, des yeux noirs superbes, une bouche très bien dessinée & des dents éclatantes. Il est grand & mince, un peu timide mais très courtois & distingué! Oh! être aimé d'un type comme celui-là! Se sentir forte de toute la force de cet être plein de vie & d'énergie... mais je ne suis qu'une écolière! Je suis partie pour Valois vers 5.30 hrs. Jean Crevier m'aime, je crois, mais pas moi - seulement je ferai mon possible pour ne pas lui faire de peine. Cécile Julien entre chez les religieuses des S.S.N.N. de Jésus & Marie le 25 juillet. Elle me l'a annoncé aujourd'hui même - je n'en suis pas revenue! Le 26 juin - Valois - Comme je me suis sentie gênée en apercevant Philippe. Tout de même, la chose m'apparaît moins atroce - le temps efface donc tout? Jean Crevier a été mon danseur attitré: s'il savait seulement causer! - J'ai appris que Teddy Barbeau me trouvait tellement moqueuse qu'il n'avait jamais osé me parler avant aujourd'hui, de peur de faire rire de lui. C'est le comble! Le 27 juin - Partie de tennis avec Mad. Demers, Mlle Cloutier, L. Rodier, J.P. Panet-Raymond - Voilà-t-il pas que celui-ci s'est tout-à-coup déclaré d'une courtoisie extrême pour Madeleine - ah! quel sort est le mien? Le 29 juin - Jamais je n'aurais reconnu Jacques Cousineau dans ce beau garçon! Il est très grand maintenant; il a une figure douce, une voix sympathique, des petits yeux bleus, une bouche adorablement bien dessinée, des dents très belles, une peau de bébé... et avec cela, un air viril! C'est toute une étude que de l'observer! Nature très riche, douce, impétueuse, ardente, affctueuse, délicate & énergique: il est quelqu'un & il fera quelque chose, mais ce n'est pas moi qui lui a plu, naturellement, c'est Marguerite! Le 1er juillet Départ pour Ste-Agathe avec Cécile - Le trajet aurait pu être agréable sans la chaleur accablante, la poussière & la compagnie des juifs. Alice couchée dans sa chaise longue nous attend & nous fait assez gracieux accueil - Cette hypocrite de Marie-Ange nous saute au cou - Après le souper, promenade sur le lac... en chaloupe, malheureusement. Nous avons assisté au coucher du soleil, puis à la montée de la nuit - Quels mots charmants l'on pourrait murmurer dans un pareil décor! Au lieu de cela, les fadeurs de Marie-Ange! Le 2 juillet - Ste-Agathe - Endormies à 1.30 hrs nous nous sommes levées à 6 hrs pour la messe... un peu raides. Branle-bas général. Marie-Ange ne tient pas en place, Marie-Rose de même, Pio se fait une toilette complète, Alice énervée va ici et là, pour mettre la maison dans son plus bel état, si bien qu'exténuée, elle a une faiblesse & part à pleurer: car un évènement tout-à-fait extraordinaire va se produire: l'arrivée de Mlles Thérèse Ouimet & G. Landry. J'avoue que Cécile & moi nous faisions tristes figures: notre venue n'avait pas semblé produire tant d'émotion! Je n'en revenait pas de voir Pio, si chic! Aussi ai-je ri de bon coeur en le voyant obligé d'enlever sa jaquette, son panama, retrousser ses manches pour réparer un pneu! Enfin! elles sont arrivées! Il était temps, chacun devenait fou! Surprise profonde en nous apercevant - Nos cachotteries réciproques étaient déjouées & nous nous retrouvions toutes les 5. Éclats de joie bruyante, sottises de toutes sortes!! Thérèse n'ayant qu'un costume de bain de garçon à sa portée ne voulut pas se résoudre à pareille hardiesse! oui, parlons donc de sa réserve! Pio est devenu l'objet de ses poursuites... mais comme elle ne voulut pas se baigner ce cher a entrepris de me faire la cour, mais là, sérieusement... à tel point que je ne savais plus que croire! Le soir, danse au Castel des Monts - Je me suis faite aussi belle que possible - Pio, qui tantôt paraissait emballée de moi, n'était pas à l'embarcadère pour nous recevoir & a même paru fort ennuyé de me demander à danser. Les juives, filles du propriétaire, étaient devenues à ses yeux les jeunes filles idéales - quel mise au point - J'ai connu le Dr. L. Simard avec lequel j'ai dansé le «Moonlight Waltz» mais l'émotion n'était guère facile avec lui: il parle & rit peu & semble même froid... pourtant ses yeux sont si bleus. Il me plaît, ce jeune homme! Ah! s'il pouvait vraiment venir me chercher pour une promenade en yatch! Le 3 juillet - Ste-Agathe M. Simard ne vient pas - Plus tard, jouant avec lui au tennis, j'ai essayé de savoir s'il avait quelque regret d'en avoir été empêché - Impossible... ce fut une douche! Notre départ n'a causé aucune protestation: on s'est même empressé à nous donner l'heure des trains! Faut-il donc faire & dire les sottises de Thérèse pour être apprécié dans cette famille? On l'eut gardée de force, je crois, si elle eut songé à partir. Nous nous sommes séparées sans regret d'autre part - Je m'étais amusée, j'avais vu du pays... mais combien j'aurais aimé demeurer plus longtemps pour les faire enrager! Le 4 juillet - Jean P.-R. est venu... me parler de Madeleine!! Le 6 juillet - Ma première soirée musicale! Depuis lundi, cette pensée m'obsède. Que ferons-nous pour ne pas nous embêter? Ce d'Esneval P.-R. se fera-t-il aimable ou nous écrasera-t-il de son pédantisme? Oserons-nous parler ou serons-nous paralysés de gêne? Je compte sur Madeleine qui les connaît un peu & sur les Mercier qui ont la langue bien pendue... L'heure fatale est arrivée - Je les vois venir. Béni soit Dieu qui fit que les j.f. arrivèrent les premières. Habits foncés, robes d'organdi rose, verte, blanc et de tricolette saumon (j'étais très chic, paraît-il) sous les demi-lumières faisaient un coup d'oeil vraiment joli! À ma profonde surprise, la conversation s'engagea facilement... & comme je n'avais pas l'intention de faire encore de la tapisserie je m'arrangeai pour placer les gens de telle sorte que je me trouvai près de d'Esneval avec lequel je voulais à tout prix causer. Il n'a pas froid aux yeux - ah! ce que ça doit être amusant de se faire faire la cour par un type comme cela - amusant mais dangereux... J'ai joué avec lui & Jean la Gavotte de Grieg - puis d'Esneval a joué à plusieurs reprises sans se faire prier - c'est un artiste!
Mais je n'étais pas au bout de mes émotions. Marcelle Mercier a fait la conquête de Jean - mais qu'a-t-elle donc de si attrayant? Et lui, n'est-il pas plus sérieux? Le 12 juillet - Pour des photos de ce voyage, pressez ICI Nous nous sommes embarqués sur le Saguenay, à 7 hrs, Madeleine, Pierre, Monsieur & Madame Demers et ne sommes partis qu'à 8 1/2 hrs. Il faisait une chaleur accablante. Notre cabine, grande, supposée belle du moins, semblait un véritable lieu d'asphyxie. Couchés tard dans la nuit, nous avons dormi quand même, q.q. heures seulement. Après un déjeuner très substantiel, nous sommes montés sur le pont. Le jour s'annonçait chaud déjà. Nous avons causé puis lassée il me prit l'envie de visiter le bateau - l'embêtant, c'est qu'on ne peut guère restées éloignées 15 mts sans que Mme Demers vienne à notre recherche. Paraît-il qu'elle a beaucoup voyagé & sait ce qui peut arriver à des j.f. seules sur un bateau. Je l'en crois... mais c'est un peu rude, surtout avec mon aimable caractère. Les passagers, des anglais, des américains d'un certain âge, des jeunes mariés - donc tout flirt impossible! D'ailleurs des personnes sérieuses comme nous n'adoptent pas ce genre!! Pourtant un j.h. s'est fait notre admirateur. Partout il nous suivait & s'installant à peu de distance de nous, à tel point que j'ai fini par avoir peur. Madeleine, elle, ne semblait pas éprouver la moindre crainte: la timidité apparente du j.h. la rassurait, disait-elle... Elle ne dit pas tout ce qu'elle pense, j'en suis sûre! Le jour où elle aura qq. liberté, pourraît bien lui être fatal: elle aime trop les choses dangereuses & sa mère est vraiment trop sévère! Le 13 juillet Québec Nous n'avons fait que passer à Québec. Qu'il me semblait étrange d'être enfin près de cette ville témoin de tant d'héroïsmes! Nous avons admiré de loin le Manoir Richelieu - St Siméon nous a fort déplu - un hôtel délabré, pas de plage, qq. vieilles maisonnettes, pas d'arbres & c'est tout! - Au retour, nous passerons qq. jours à Tadoussac. Malheureusement, un brouillard très épais s'est élevé au moment où nous pénétrions dans la rivière Saguenay. Pourtant il s'est dissipé un peu, en sorte que c'était presque féérique de voir les montagnes à travers ce nuage, au coucher du soleil! Pour achever l'illusion qq. voix se sont élevées tout-à-coup dans la nuit, chantant doucement: sur le grand mât d'une corvette - Ah! que nos rêves se firent beaux! - Nous sommes entrées: trois danses avec Madeleine m'ont découragée: c'est ennuyeux, ce que j'aime, elle ne sait le faire! Elle cause, sans doute, mais enfin causer, causer, je ne me serai jamais amusée aussi sérieusement. Le 14 juillet - Tadoussac Encore de la brume, mais pas trop épaisse; nous avons déjà quitté la baie des Ha! Ha! à notre éveil. Rien de plus étrange & impressionnant que de voir ensemble la montagne et la mer; la 1ère calme, impassible, toujours verte & pleine d'espérance; la 2nde, subite, mystérieuse, éternellement changeante & agitée. Que l'on se sent petit entre les Caps Éternité et Trinité! Que l'on est alors peu de chose aux yeux du Créateur de masses si imposantes! Que l'eau réflétant sans doute les rochers qui tapissent son lit semble perfide avec ses flots jaunâtres. Enfin 11.45 hrs - Tadoussac! L'impériale nous conduit à l'hôtel où deux chambres simples, oh! très simples nous sont allouées. Quel changement! Nous nous croyions dans un palais tant tout semblait vaste! Est-ce drôle de se trouver sur terre après 3 jours de bateau: le roulis du bateau est demeuré en nous! Tout est idéal ici: l'hôtel est très propre, peint en blanc, la température rarement chaude, le panorama: à gauche, la montagne; en face, la mer très calme car la baie est étroite; de l'autre côté une île toute couverte de rochers; plus loin le Saguenay déversant ses eaux dans le St Laurent, et partout entourant cette jolie place d'été, des chaînes de montagnes. Le grand ennui ici, c'est que tous les groupes sont formés en sorte que nous sommes condamnées à rester isolées... & comme aucune avance de notre part ne nous est permise... Le 15 juillet - Tadoussac Armées de bâtons comme de véritables montagnardes nous avons escaladé, Mad. & moi des rochers à pente presque droite: je ne sais comment nous avons pu parvenir jusqu'au sommet. Mais là que c'était beau! De qq. côté que nous nous tournions de l'eau de toutes les couleurs depuis le gris perle jusqu'au vert foncé. Que c'était bon! Le physique comme le moral se délectaient: un vent frais nous reposait de l'ascension un peu rapide; et cette vue de l'immensité & de la majesté faisait oublier les ennuis d'en-bas: c'était presque le bonheur! Le soir ns ns sommes ennuyées: la vue de ces gens qui s'amusaient nous blessait. Et dehors, c'était la lune aux rayons argentés se réflétant dans un miroir... Pourquoi l'ennui vient-il en villégiature? Le 16 juillet - Tadoussac Journée idéale - c'est la veille de notre départ et nous n'avons fait aucune connaissance - Le maître d'hôtel allait pour nous faire qq. avances quand Mme Demers s'y est opposée... Ah! vraiment, il est temps que nous quittions Tadoussac car je ferais des sottises! Le 17 juillet - Tadoussac À la messe de 7.30 hrs nous avons rencontré Anita. Que j'étais contente de rencontrer une nouvelle figure amie! Avec elle nous avons visité l'ancienne église indienne bâtie en 1646 par le Père Labrosse, qui fut probablement martyrisé: l'on voit sous un globe une partie de son crâne. La chapelle, tout en bois, a à peu près 50 pds de long par 25 pds de large et est tapissée d'un papier à petite fleurs; elle possède un Enfant Jésus donné par Louis XIV avec robe faite de la main même d'Anne d'Autriche. Pauvre Enfant de la Crèche, il a l'air étonné couché sur de la paille, vêtu d'une robe de soie brodée d'or! À 12.30 hrs, arrivée à la Malbaie - Dépêchée en éclaireur pour étudier les toilettes, je faillis mourir de rire en apercevant ces dames assises sur la véranda, un chapeau berger sur la tête... par une après-midi pluvieuse. Le soir nous nous sommes placés pour voir tout le monde. La désinvolture des gens, se croisant la jambe, appuyant leurs coudes sur la table & lisant leurs journaux en attendant d'être servis nous choqua presque. Au concert, toute la gente féminine & distinguée de la Malbaie se trouvait - snobisme? amour de la musique? Mystère! Le 18 juillet - La Malbaie - Nouvelle découverte! Pour s'amuser ici, il faut connaître M. Wilson, le professeur de danse. Vieilles dames, gros messieurs, jeunes filles, jeunes gens, chacun suit ses cours... et ses leçons sont privés - et tous en raffolent! Dans l'après-midi nous avons visité la Malbaie, village assez considérable. Que de différence entre le Manoir & le Château Murray: pas de murs blanchis, ni tapissés, pas de tapis, peu de lumière, seulement du bois verni brun faisant demi-jour: c'était peu attirant! Mais qu'importe, si les gens sont accueillants, canadiens & gais! Au retour, partie de tennis avec Mad.; une fois de plus j'essaye de la convaincre à inviter des étrangers à se joindre à nous. Paine perdue «qu'ils nous invitent eux-mêmes!»... J'enrageais. Le soir, l'ennui, l'éternel ennui nous guette & comme pour le doubler, un concert! Ajoutée à cela la sensation de ne pouvoir faire à ma guise, de dépendre de Mme Demers même pour le geste le plus inoffensif; la conviction d'être tout-à-fait désagréable pour Mad. & sa mère me firent perdre le peu d'empire que j'avais sur moi - «Je sors» dis-je brusquement, et là seule, au froid, cachée dans un bosquet en face du fleuve, je fondis en larmes. À quoi bon vivre? Jamais je ne serai aimé avec ce détestable caractère - tel fut le thème de mon désespoir. Je me calmai pourtant et revins à l'hôtel où Mad. inquiète m'attendait - Je luis remis un billet d'excuses: en colère elle le déchira, me disant que j'étais sotte de me faire de la peine - Je vis qu'elle m'aimait un peu & cela me fit du bien... pourtant je ne puis l'aimer sans réserve; il y a entre elle & moi une barrière infranchissable, faite peut-être de son éducation supérieure à la mienne, de son peu de décision, de sa nature trop rêveuse, de ses allures toujours mesurées selon la plus grande discrétion, de ses aspirations (ses rêves de gloire future par exemple, une chaire de philosophie!). Je l'estime, je sais qu'elle mérite mon affection & ma confiance & je ne puis les lui donner - Au fait, est-ce que j'aime quelqu'un? Je commence à me croire un coeur de pierre. Le 19 juillet - La Malbaie - Je fis le tour de l'hôtel, après le lunch ayant réussi je ne sais comment à me séparr de la famille Demers. Je visitai la baignoire, le pool, le bowling alley, et là qui ai-je aperçu? Le professeur de danse! D'où vient que seule j'aie peur en apercevant un jeune homme? Avec une figure épanouie il m'offrit de visiter son studio. «Certainly» - J'entre, il me suit, ferme les rideaux. Anxieuse, je me demande où il veut en venir & pour plus de sûreté je me tiens près de la porte. Il alluma de petites lumières, demi-jour: «You see it is very nice for dancing.» - «Indeed! Had I stayed longer, I would have taken some lessons... alas! I am leaving to night!» Dès lors la façon fut courte car à quoi bon être courtois s'il n'en résulte aucun profit? L'hôtel est très joli, très «cosy» - parout des chaises longues, des divans; ici le grand salon, là le boudoir des dames, celui des messieurs; une gentille salle d'écriture, des murs tapissés de papiers aux couleurs vives et gaies. Nous sommes alors montées faire nos malles et revêtir nos costumes de voyage... quand tout-à-coup la nouvelle arriva que le bateau ne partirait qu'à 9 hrs. Ce fut un véritable supplice de voir les préparatifs de la danse: les j.f. vinrent toutes pimpantes dans leurs robes pâles, les j.g. en smoking, les dames en grande toilette... un fox-trot s'esquissait: il fallait partir en emportant cette folle image. Nous sommes montés sur le Cap Éternité, un vilain bateau s'il s'en fut, pas propre du tout. Nous avons ri des gens et dansé, moi bien à contre-coeur. Que j'enviais ces j.f. vulgaires peut-être, mais s'amusant si gaiement. Et ce j.h. qui ne cesse de me regarder ne dansera-t-il pas avec nous? mais non, c'est un canadien-français, il préfère les anglaises... Le 20 juillet À 8 heures, nous étions à Québec. Au Château nous avons pu avoir deux chambres. À 9.30 hrs, l'autobus nous attendait. Ah! Québec combien je t'aime! Tu n'as pas honte comme Montréal d'afficher ta noble origine! Partout des noms de rues qui rappellent un monde de souvenirs historiques: Lévis, Montcalm, Champlain, Frontenac, Brébeuf... entrecoupés ça et là de qq. rares noms anglais qui y semblent comme perdus. Comment décrire l'émotion que l'on ressent en passant le seuil des portes St Louis, St Jean, St Roch, en foulant les Plaines d'Abraham, en contemplant la Pointe-au-Foulon, que gravit grâce à la ruse Wolfe & ses troupes. Et de quel amour ne se sent-on pas épris pour ces héros qui osèrent lutter contre des forces innombrables, derrières ces murailles à peine élevées de 20 pds? Oui Québec c'est la ville française par excellence, mais c'est aussi la ville essentiellement originale avec ses rues étroites et boisées, ses côtes raides & nombreuses, sa haute & sa basse ville, ancienne résidence des colons français avec ses magnifiques monuments, avec allure jamais précipitée presque lente de ses habitants! J'aurais voulu y demeurer 5 jrs pour revivre tout ce passé glorieux de notre histoire. Dans l'après-midi nous sommes allés à Ste Anne, village assez considérable, respirant l'aisance grâce aux touristes sans doute. J'y fus très désagréablement surprise de n'y pas voir régner la piété: partout la routine, la froideur, l'intérêt... car enfin Ste Anne c'est plutôt une source de revenus: aussi est-elle peinte ou gravée sur les objets les plus futiles... même sur des poudrettes! Jusqu'au prêtre, notre guide, qui par ses explications sans enthousiasme, ayant toujours trait au côté curiosité ou matériel, contribuait à nous enlever notre peu de foi. Mais dans le sanctuaire, en présence des miracles attestés par les béquilles, lunettes, jambes de bois, appareils de fer; en présence des grands et petits malades, nos coeurs se sont sentis touchés. Pour ma part, je ferai volontiers un pélerinage à Ste-Anne, à la condition de le faire seule. Entrées dans son Ledger full-scap: ... assure que je peux être fendant parfois. (Je n'en doute pas.) Et vous que pensez-vous de moi? Ah! je ne juge pas les gens si tôt: ce n'est d'ailleurs que par l'écriture que je le fais et je n'ai jamais vu la vôtre... bien que j'aurais pu si je l'avais voulu...!! À 10.30 hrs, il est parti: Je regrette beaucoup, mais je suis fatiguée & je dois être bien dispos pour remplir mes devoirs de maître de maison demain soir... nous nous reverrons. - Mais un épicurien n'a pas de devoirs... autre que s'amuser. - Vous...; à demain! Maurice a évidemment trouvé M. Demers de son goût... et le fait que je n'aie pas dansé ne l'a pas beaucoup affecté, comme il l'avait prétendu. «Elle est gentille, n'est-ce pas M. D.» lui dis-je. - «Oui, très gentille... toutes vos amies le sont d'ailleurs!» J'ai passé mon album de photographies. Mon portrait tout-à-coup, s'est détaché et est tombé par terre. Maurice s'est empressé de le prendre, mais je le priai de me le rendre ce qu'il fit en disant: «C'est bien, vous ne voulez pas, pas absolument? ... C'eut été si facile de faire comme si vous n'aviez rien vu!» Jean Panet-Raymond a passé presque toute la veillée avec Marcelle Mercier. En vain, Madeleine essaya de lui faire belle façon. Rien n'y fit... toujours il revenait à Marcelle, ou elle revenait à lui...! Il est incompréhensible... car, enfin, elle est nulle au possible! C'est ce que Madeleine m'a dit, en ajoutant: «oh! mais je l'aime, Jeanne!» Tous les autres jeunes garçons lui ont fait bon visage: J. P.-R. voudrait-il cacher son jeu, lui aussi, car non, il a beau dire, un poète ne peut être stoïcien! Parlant de photographies, J. P.-R. sortit de son calpin un feuillet sur lequel était peinte une femme aux grands yeux bleus, au nez long, à la bouche trop marquée pour être naturelle: «Voilà mon idéal... dans les moments difficiles, je la regarde...! - Votre idéal, ces lèvres pleines de fard, cet air poseur. - Mais les yeux... ils sont adorables... l'on m'a dit qu'elle ressemblait à Madeleine Demers - C'est vrai - (j'en convenais mais l'effet fut celui d'une tape en plein visage) - Ne me regardez pas tant vous, vous me gênerez... que vous avez les yeux brillants ce soir, me dit-il quelques temps après, car sans cesse je l'étudie, les yeux fixés sur lui! Paul Gonthier a peu dansé; son choix portait sur Marguerite et sur Madeleine Demers qu'il est allé reconduire. Regardant mon portrait, habillée en garçon, il dit: «Il faut être jeune fille, pour faire un si beau garçon! Si vous l'étiez pour vrai, l'on aurait d'yeux que pour vous!» «Je devrais l'être.» - Non... a-t-il [dit] en me regardant. Il est gentil, très courtois et sérieux. Tout le monde a semblé s'amuser... moi un peu; la satisfaction de voir ma veillée réussie, mais trop pour ceux que je préférais, Maurice & Jean; je me serai donc toujours dédaignée pour mes amies!! Vendredi, le 19 août 1921 Dans l'avant-midi, nous sommes allés Marg., Maurice, Gaston et moi au tennis Montcalm, et grâce à Dieu, j'ai gagné ayant pour partenaire Gaston. J'exultais... Maurice enrageait... car Marg, a joué comme une commençante. «Et vous m'avez dit qu'elle jouait mieux que vous. - Vous avez voulu choisir tant pis. - Mais non c'est le sort. - Vous n'avez qu'à me demander sans plus de convention. Je revenais d'une marche avec les Mercier, découragée de la veillée qui allait nous incombre, et décidée à me coucher pour me mettre en point, quand maman me dit: «Jean P. -R. a téléphoné pour t'annoncer qu'il regrette, mais que le musical ne peut avoir lieu ce soir, son frère étant absent, et... est remis à lundi.» - Je sautai de joie et Maurice, donc! quand je lui appris la nouvelle. «Que nous avons eu du plaisir, Lionel, ce soir où nous sommes revenus avec ta cousine. Je vous dis, elle a une rangée de dents c'est comme une barrière quand on l'embrasse! Pardon, c'est vous Maurice, le «sweet18» qui parlez. Ah! mais c'était en gage. - Je comprends, quand il y a du monde, ou que c'est dû, ça ne compte pas, pour vous ôter v otre qualificatif. - Parfaitement, je suis encore «sweet 18»; mais j'ai bien peur de ne pouvoir plus l'être après mon départ... pas d'allusion, vous savez... tu sais Lionel, il s'agit de la petite juge carreautée, là, sur la galerie (c'était moi). - Écoutez Maurice, je vous garde à souper. - Je téléphone à Mme Fortin & tout est conclu... mais quel sabbat j'ai attrapé quand à 6 hrs, je dis à maman que Maurice restait avec nous! Peu importe! Je fus placé à côté de lui; papa semblait ne pas goûter fort, ses attentions pour moi, ses coups de coudes, ses oeillades, ses causeries à mon oreille. De fait, je n'étais moi-même pas très à l'aise... devant tant de monde!!! Ce fut bien pis au salon, quand après souper, j'allai faire de la musique. Il s'assied à côté de moi, me causant toujours très près, ou feignant de vouloir jouer une note à l'autre bout du piano, en passant son bras derrière moi, m'ayant ainsi presque enlacée... et Lionel était là!! J'avais toujours peur qu'il m'embrassât. Quel type, ma foi! Je n'ai jamais vu un sans-gêne pareil! D'un autre, ce serait hardi; de lui, ça passe, ça lui est si naturel, et il le fait, semble-t-il, si bien sans arrière-pensée, et autant devant dix personnes que pas une!! Et avec maman, c'est la même chose: c'est tout-à-fait le portrait de son père... mais fera-t-il la vie comme lui? Mon Dieu! ne le permettez pas!! Parlant de oui-ja: «C'est bien intéressant... malheureusement, quand il n'était pas défendu, je n'ai pas pensé à lui demander ce qui m'intéressait» dis-je en regardant Maurice. - Il a ri de bon coeur, moi je m'en allai m'asseoir sur le sofa, pour cacher mon embarras, ne croyant pas être si bien comprise. - Il vint me retrouver, répétant sans cesse: Que nous sommes heureux, nous Jeanne! n'est-ce pas! Puis les Désy arrivèrent, et nous sommes allés faire un tour. Je me plaçai près de Maurice. Je n'aurais pas dû lui donner ma main et répondre trois serrements: yes, I do, à sa question «Do you love me!» Il fit de même quand je lui posai la même demande. Et nous nous sommes séparés, Maurice restant à coucher chez M. Leroux. Samedi, le 20 août 1921 À 9 hrs, Maurice était debout; je reprisais mes bas assise dans la fenêtre du passage. Pour attirer mon attention il se mit à chanter «Bright eyes» sur l'air de «Darling» que nous avions sans cesse fredonné la veille. Il n'avait que ses pantalons et une camisole sans manches mince & décolletée... car enfin, pourquoi se gêner. «Je vais aller vous voir là.» Au bout d'une 1/2 hre, il arrive en effet, mais repart aussitôt. «Vous reviendrez avant de partir.» «Oui, certain.». à 12hrs, pluie à boire debout. «Maurice ne pourra pas venir.» Mais non il est venu quand même pour 15 mts au plus. Il ne tenait pas debout: était-ce la joie du départ? J'aurais voulu lui parler, lui demander la question qui me brûlait les lèvres:« Do you care a little for me?» Mais je n'ai pas osé... il semblait si peu sérieux. L'heure du départ est arrivé. «On s'embrasse avant de partir.» Il commence par Gilberte, et se penche vers moi. «Ah! non, Maurice - » «Oui, oui, je ne suis pas venu pour rien.» - Ah! non, et je le poussais de la main. (Que j'avais peur qu'il m'embrassat quand même, car enfin, le baiser eût perdu de son charme: il voulait m'embrasser comme camarade... quand j'avais rêvé de l'embrasser en ami.) Il n'osa pas «Vous n'êtes pas sport», dit-il. - Soit, mais j'étais contente de moi. «Vous reviendrez, j'espère aux jours de congé.» - C'est difficile, mes parents sont toujours à la ville. - Au revoir, tout de même. - Tout était fini. À 2 hrs, le beau temps revient: je pars pour Vaudreuil, dis-je. De toute façon, il faudra que j'aille, partons par le train de 4 heures. En chemin, oh! que le coeur me battit fort, qu'ai-je aperçue? L'automobile des Désy! Oh! ce que j'aurais donné pour revoir Maurice? Qu'aurais-je pu lui dire?... ce n'est qu'un camarade. L'idée de mon train me talonnait heureusement et j'ai passé outre. - J'arrive à la gare 4.01 hrs, le train est parti... et le prochain n'est qu'à 5 hrs... J'aurais bien le temps de me rendre au Allen pour dire un nouveau «bonjour» à Maurice. Mais non! ne montrons pas tant d'empressement pour lui, c'est l'habitude des autres jeunes filles, ne soyons pas comme elles. - À 5.45 hrs, j'arrive chez M. Gagné: il n'y avait personne, sauf les enfants tout sales et en guenilles, sous la surveillance d'une petite bonne hébétée de 13 ans; André 6 ans s'offrit d'aller me conduire aux régates, mais nous avons perdu le chemin et n'avons vu que la course à sept paires de rames. Puis nous sommes revenus avec notre petit bonheur, juste comme les Gagné arrivaient: l'on m'a fait bon accueil, Jeanne semblait très contente de me voir; j'ai connu ses frères Jean-Paul un joli petit blond, moqueur et un peu têtu, et Maurice genre d'Henri Beaulieu, garçons de 16 & 14 ans donc peu intéressants... mais bien gentils pour moi. Un souper sans cérémonie. Le soir nous sommes allés à la distribution des prix: j'y ai rencontré un j. h. qui ressemblait à M. Simard comme deux gouttes d'eau: je ne sais ce que j'aurais donné pour que ce fût lui; H. Clément & R. Désourdies, tous deux ayant l'air pas mal embarrassé de me voir, (ils se rappelaient ce soir à Valois, où sous un prétexte quelconque ils s'étaient esquivés pour ne pas passer la veillée avec nous); Baby Singer, fort étrange, frondeur avec toutes les jeunes filles, un peu Jean Crevier; Gertrude Gendreau, genre collant, qui essaye de persuader aux gens qu'elle les a déjà vus; Simone de Serres qui semble le centre de la jeunesse: est-ce assez sot, une petite fille de 14 ans! mais, halte-là!, elle pose à la vingtaine! (elle m'a fait bon visage, ce qui m'a fort étonnée); Crescence Harwood, très jolie & mal mise, assez prisée dans tous les groupes; M. Portelance, 20 ans, chic type, qui a rodé autour de nous, et qui finalement allait nous demander à danser quand nous sommes parties; à Louise Branchaud qui parlait de double; «oh! toi, tu n'as rien à dire, tu as tout double, lança-t-il. La plupart des j. g. & des jeunes filles étaient de bonne famille & d'âge à s'amuser ensemble: c'est le 1er endroit où je vois du plaisir, mais paraît-il qu'il n'est pas deux jeunes gens qui sachent se conduire convenablement. Au retour, pendant que Jeanne préparait sa chambe, j'ai eu une longue causerie avec Mme Gagné; qu'elle a donc l'air de ne pas aimer les Létourneau: «On a beau dire, ce ne sont pas de beaux mariages que Mme L. a fait faire à ses filles.» - Mais dans le temps, on ne pouvait pas prévoir. - Il faut y regarder à deux fois... comme cette Marcelle qui part avec un artiste sans sou vaillant pour l'Europe... jamais je ne permettrais celà. - Mais mieux cela, que de les laisser sécher de langueur. - Mais rien ne peut lui faire abandonner une de ses idées. Elle me fait l'effet d'une de ces bonnes commères un peu têtues. Dimanche, le 21 août 1921 Nous sommes allées à la messe de 8.30 hrs, après laquelle, nous sommes revenues avec Alice Marcotte & sa soeur, deux petites laideronnes fort gentilles. À 11 hrs, elle revint porter à Jeanne l'acrostiche que Robert Choquette lui avait fait, et très joliment encore! Cette brave famille que maman prétend très riche est tout de même économe: la preuve, les deux habits en drap noir que Mme a fait faire à ses fils à Vaudreuil pour $13. À 3 hrs, les Marcotte vinrent nous chercher pour un tour d'automobile: Paul St Onge & Robert Choquette me furent présentés; tout le trajet, j'étudiais ce dernier afin de pouvoir en donner mon idée à Jeanne, comme elle m'en avait priée; il est tout délicat, très brun, les yeux noirs langoureux, frangés de longs cils, les lèvres épaisses, enfin il a un profil de sensuel, parle bas et lentement, baisse les yeux comme une jeune fille: l'on pourrait le croire timide à première vue, mais en dépit de ses «Soyez assurée de mon respect» multipliés, je ne sais ce qui instinctivement m'avertit qu'il fallait le tenir à distance: il doit être très ardent, mais papillon aussi, jaloux certainement; je n'ai guère aimé à le voir couché sur Mlle Marcotte; ça dénote un sans-gêne! Puis nous sommes allés au tournoi de tennis entre Laframboise & Robert; Mlles Léger-Gingras sont arrivées; il a beau prétendre trouver Jeanne de son goût, il l'a toujours bien laissée pour cette dernière: c'est l'une de ses anciennes flammes, a-t-il dit; elle est jolie, mais son teint de cire et ses narines pincées la présentent comme malade. Paul St Onge est resté avec nous; quel type! Il ne dit pas deux mots de vérité; tout à fait R. Biron en frais de taquineries. Il pose au viveur, qui a tout vu, & fait expérience de tout, (bien qu'en réalité ce soit impossible pour un pensionnaire à l'année: tout de même il a dû faire quelques mauvais coups), parle à Jeanne comme s'il était son aîné, essaye de lui faire croire qu'elle le trouve de son goût!... enfin, il est vraiment amusant... pour passer le temps. Parfois, il lui faisait un compliment ou un semblant de déclaration: À qui vous adressez-vous, disais-je alors. - «Aux deux (Jeanne)» répondait-il sans se déconcerter. Après souper, nous sommes allés, Jean Paul, Maurice, Jeanne & moi, chez les Léger. Nous nous sommes embêtés, moins cependant après l'arrivée des Marcotte & de R. Choquette! On le pria de chanter. «C'est pour vous que j'y vais» dit-il bas à Jeanne. Il choisit cette partie de Lakmé, où il rêve qu'il a pu l'embrasser dans son sommeil. Je ne pouvais m'empêcher de rire intérieurement. Puis comme après un coup de vent contraire, notre départ s'effectua, Nous étions dans le passage à mettre nos manteaux «À qui pensiez-vous quand vous avez chanté?» Mlle Gingras arrivant, attira l'attention de Robert. Revenu: «Pourquoi me demandez-vous celà?» dit-il en me serrant fortement le bras. - Je ne sais pas, répondis-je en le fixant, il me semble que la chanson devait être dédiée à quelqu'un: elle était exécutée avec tant d'âme. - Vraiment? Vous me faites plaisir. Dans l'automobile, il s'assied, entre Alice & moi, les bras autour de nos épaules, mais il ne tarda pas à me laisser «Jeanne vous a-t-elle montré l'acrostiche que je lui ai fait? - Oui, c'est très joli. - Aimeriez-vous que je vous en fasse un? - Moi... (je n'en revenais pas) mais certainement. - Très-bien. Et nous ne nous sommes plus dit un mot de la veillée. Il resta tout le long du trajet à la gare, aller & retour avec Alice, courant après elle, faisant mille folies ou la tenant par le bras. Lundi, le 22 août 1921 Quoique morte de fatigue, je suis allée à la messe. Que c'était beau sur l'eau de voir les rayons roses du soleil et ces mille petites îles ou presqu'îles couvertes d'arbres superbes. Que c'était calme! Que c'était reposant! Ah! être en canot avec un être aimé, m'aurait-ce pas été le bonheur! Après déjeuner, j'ai causé avec Jeanne. Ce n'est pas une enfant, comme je le croyais, mais une jeune fille pas si virile que moi, mais tout de même une soeur qui redoute le monde, qui comprend sa malignité, qui elle aussi aimerait vivre quelques temps éloignée de tous ceux qu'elle aime. J'ai été heureuse de le constater. Elle a beaucoup de vogue à Vaudreuil: M. Lefèvre: «Quelle heure est-il?» Lui: 5 1/2 hrs à peu près. - C'est juste celà... votre blonde pense à vous, M. - Lui: ... (regardant Jeanne) c'est pas mal vrai!! - ; Paul St Onge, R. Choquette, M. Gendreau, M. Bélanger, M. Gagné son cousin et que sais-je encore? Moi, j'aime une personnalité plus prononcée... je le suis peut-être trop... mais autrement il est plus facile de se concilier toutes gens. Crescence & J. Gendreau sont venues jouer au tennis... et Robert n'arrivait pas. «Un homme n'a donc pas de parole!» Pourtant il faut que je parte ce soir: c'est le musical des P.-R. non pas qu'il me tente, je sais que je n'y ennuierai, mais je voudrais voir comment la chose se passera, et d'ailleurs la politesse...! Il faut donc que je parte... et Mme & Jeanne qui ne veulent pas absolument! Que faire? Bon, j'ai trouvé! «Allons téléphoner.» Nous approchions de la gare, quand Robert s'amène en bicycle. - Mlle Jeanne pourrais-je vous parler? - Jeanne se retire et nous continuons, oh! mais que c'était drôle de voir l'air de Gertrude: elle enrageait. «Quelque chose pour toi, Jeanne! - dit jeanne me rendant un billet. - Pour moi?... je n'en pouvais pas croire mes oreilles. «Il s'est trompé d'adresse.» - Une conquête... qu'est-ce que je vous disais, ajoute Gertrude. Nous demandons Rkd 973. Purissima qui répond: Maman est-elle partie. - Mais non. - Depuis ce matin; ah! et puis comment ça va. - Très bien, très bien, et ta mère ne va pas à Ste Martine. Ça ne va pas? Mon Dieu! mais alors, je vais partir tout de suite. - Mais non, mais non. - C'est entendu, je pars! - Et durant toute cette conversation, j'avais ouvert la porte & crié très fort pour qu'on entende. Jeanne était consternée... moi j'exultais... mais je feignis une peine profonde. J'ai passé par toutes les transes car Jeanne qui n'est pas bête disait: «Mais enfin, ton père est chez vous, tu peux bien rester pour la veillée ici. Tu partiras par le train de 8 hrs demain.» J'ai poussé un soupir de soulagement quand j'ai pris mon train à 7 hrs. «Si le tour ne peut pas être découvert!» À 8.15, j'arrivais ici: maman avait compris par le téléphone embrouillé que Purissima lui avait rapporté, que je voulais revenir; j'ajoutai en plus que Mme était fatiguée, qu'elle n'avait pas de bonne, que ses enfants étaient de véritables petits diables... et tout fut parfait. Je couche les enfants et vivement je fais ma toilette. À 9.20 hrs, j'étais chez les Panet-Raymond, fort énervée. Tout était calme, l'on eut dit un soir ordinaire. La bonne vient ouvrir, Jean me salua & me débarassa de ma musique, Marie m'accompagna au porte-manteaux. Les ornements sont rares: il n'y a pas de tapis, mais des planchers cirés, ce qui a toujours un certain air monastère: la mode a beau être du parti, un beau tapis semble plus riche et plus confortable, par suite plus intime. L'on causait tout bas & peu. Lucille était au milieu entre d'Esneval & M. Lafrance, un petit jeune homme de ses amis fort timide; Jean près de Marcelle, Madeleine en face. - Je fus présenté à Madame et m'assieds à côté d'elle: ses cheveux blancs et ses yeux noirs lui donnaient un air digne, mais elle n'avait pas cet air revêche que je lui prêtais: «Je ne sais comment vous remercier d'avoir reçu Jean si souvent au tennis. - Mon Dieu! Mme, le plaisir est pour nous: il est bon joueur & si gentil. - C'est justement, ce qu'il me faisait remarquer, alors je lui ai dit: Nous recevrons tes amies, voilà tout. Puis ce fut à qui ne commencerait pas. «Madeleine est une bonne âme, elle va se dévouer» dit Mme et Madeleine s'exécuta, puis Marcelle, puis moi. J'ai fait un véritable fiasco, mais je ne me sentais pas tant j'étais énervée & mal à l'aise. Il me semblait que tout le monde m'était antipathique. Si Jean au moins... mais non! Marie Panet-Raymond est gentille, distinguée, mais si sérieuse qu'elle semble froide. Pourtant qu'elle a l'air fin, quand elle rit! À force de diplomatie, Madeleine parvint à s'asseoir près de Jean: que de gentillesses à son égard: il ne peut bouger qu'elle ne lui adresse une parole: cela m'agace. Je n'ai pu m'empêcher de remarquer, qu'une fois s'étant levé, il se rassied à côté de Madeleine mais en laissant une chaise vide entre eux, quelle était l'idée? Mais Marcelle s'empressa de la prendre... alors zut! D'Esneval avec mille civilités est venu reconduire Lucile au piano; il était adorable ayant déposé son masque de fadeur, avec ses cheveux moins brillants & plus blonds, sa petite moustache naissante. Au physique avec la taille svelte et élancée qu'il a, il est le type idéal de garçon. Puis les Panet-Raymond ont joué: je ne cessais de regarder Jean... s'il pouvait comprendre... mais enfin, quoi... car je ne l'aime pas... je le trouve gentil... alors! Plusieurs fois, je me suis exécutée, mais je ne puis m'en faire de gloire, j'étais la seule qui pouvait le faire. Et nous avons goûté. Pauvre Jean, qu'il s'est fait taquiner «Mais Jean, passe les sandwiches, mais Jean, les dames en premier, mais Jean, présente-nous à tes amis!» Et il n'a pas eu une minute de répit: il n'avait pas l'air ému, car cela semblait être une habitude. J'ai connu Réal: il a l'air fin, de petits yeux noirs très vifs. Je l'ai regardé dès le 1er moment où il m'a été présenté: c'est si drôle de connaître enfin une personne que l'on a rencontrée depuis trois ans, tous les jours. Je me demandais ce que lui, un homme de 30 ans, pouvait penser de nous. Il s'en est apercu car il m'a dit: «Ne me regardez pas toujours, vous me gênerez.» Il s'est aussi informé si j'apprenais toujours bien mes leçons. Il a fait frais de grande amabilité pour Lucile, priant Jean de spécifier «laquelle Mlle Mercier il présentait». À 12.15 nous sommes partis, et ce que j'ai trouvé le plus drôle, c'est que les deux frères se sont fait manger l'avoine. Réal est allé reconduire les Mlles Mercier!! Jean avec Madeleine et d'Esneval avec moi! Après que Mina Clément et Mad. Demers furent chez elles, je me suis trouvée avec trois messieurs. «Je crois que Robert Choquette n'est pas le type des élèves de St Laurent; il baisse les yeux.» Ironique: «Et il parle tout bas.» - Il semble timide. - Timide... Hector, qu'en penses-tu? -«C'est que vous ne le connaissez pas.» Je n'ai pas osé en demander plus long... mais qui est donc ce M. Robert? «Ah! cette fameuse côte! Vous permettez? je vais vous aider». - Et il me donne le bras. «C'est ici, Hector, que demeure Jeanne Michaud.» - Elle est jolie, n'et-ce pas? - «Oui, mais c'est une espèce de petite folle, une exaltée.» En voilà une autre de classée!!! La côte était gravie, et nous nous tenions encore par la main: je ne pouvais m'empêcher de rire en songeant au d'Esneval si différent qui m'avait accompagnée quinze jours plus tôt, le ton bourru, le chapeau sur le bout de la tête, les mains dans ses poches de pantalons. On eut dit qu'il se laissait aller à son naturel aujourd'hui. Par une allusion, la conversation tomba sur Mlles Mercier, sans que nous les nommions pourtant: Ah! ce ne sont que des enfants! - Vous ne détestez pas les enfants tout de même. - Ah! des hochets bons pour passer le temps. Vous savez que je ne suis pas si bête que j'en ai l'air. - Mon Dieu! pourquoi dites-vous toujours cela? Voyez-vous, je ne veux pas que les gens me connaissent. Alors, je me fais comme un masque de niaiserie. - Seriez-vous donc un second «Mouron Rouge»? - Oui, mais pas si fin. - Déposez-vous quleque fois votre masque. - Oui, parfois. - Ne pourrais-je pas être de ces heureuses mortelles. - Qu'est-ce que celà pourrait vous faire. - Ce doit être fort agréable. - Vous voulez dire? - car enfin, ce l'est malgré tout, comme cela. Mardi, le 23 août 1921 Jean-Claude & Roger sont venus au tennis; ils m'ont paru avoir un air drôle (car ils ont dû se répéter mon impolitesse pour Jean-Claude du 9 août, et ma soirée de jeudi). Mais je les ai laissé faire; ils sont revenus d'eux-mêmes & m'ont raconté leur voyage. Jean-Claude en a eu jusqu'à satiété des taquineries & tours de Roger. Jeudi, le 24 août 1921 Tout est consommé: le temps est décidément au beau et je passerai l'après-midi en automobile avec Lucien Rodier. Mon Dieu! donnez-moi assez d'empire sur moi pour ne pas dire de sottises ou lui faire sentir qu'il m'ennuie! À 1.35 hrs ils étaient ici; nous sommes allés chercher Paul Letondal, compagnon de Béatrix Rodier, & moi je fus bel & bien placée à côté de Lucien. Qu'il a l'air fat! Mais nous n'avons guère dit de non-sens. «Saviez-vous ce que Lucille Lanctôt m'a demandé...? Si je la trouvais de son goût. - Et vous avez répondu... oui? - Vaguement. - Et si je vous posais la même question? - Je répondrais «oui». - Évasivement? - Non, catégoriquement. - Dieu! que j'aimerais aller camper pour m'ennuyer vraiment; mais il est probable que je n'irai pas de si tôt, papa ne veut pas en entendre parler... à moins que j'aille avec mon mari. - Y pensez-vous donc déjà. - Non, mais c'est une chose inévitable... quand les antécédents sont posés, il y a obligation morale de terminer l'action. - Vous êtes trop drôle: c'est ainsi que vous regardez la vie? Moi, pas du tout. Je la considère du côté de la satisfaction personnelle... car enfin, il n'y a aucune obligation à vous marier; vous pouvez rester vieille fille ou vous faire religieuse. - Oui... oui, mais je suppose les antécédents étant posés, il faut agir, alors... à moins qu'il n'y ait point d'antécédents... mais jamais je resterai vieille fille, je me ferai religieuse plutôt. - Ne vous inquiétez pas vous en aurez des antécédents, c'est moi qui vous l'assure. - «Jean Crevier, encore un qui fait un cours commercial. - C'est dommage, car ce n'était pas l'intelligence qui lui manquait mais un peu de courage. Pourtant le cours classique, c'est un bienfait, voyez l'homme instruit, mais il a cent fois plus de satisfaction personnelle que l'ignorant. Bien plus, il jette comme un verni sur les personnes, un verni inéffaçable & remarquable partout & toujours. Je n'ai pas compris celà depuis mon enfance; non heureusement papa m'a forcé à le suivre, maintenant je l'en bénis. - Mais la religion protestante, il ne faut pas essayer de l'approfondir brusquement pour en découvrir la fragilité. Seulement, les preuves morales sont écrasantes. Entrez dans une église protestante, c'est froid comme le marbre; maintenant, assistez à un office religieux à la messe de minuit par exemple, l'émotion vous gagne bientôt, les larmes vous montent aux yeux en entendant "Minuit chrétien". C'est là une preuve éclatante!» - les professeurs de classe, ça fait beaucoup pour le succès d'un élève. Le mien, cette année, m'a découragé; il m'avait pris en grippe dès le début, et il jura en lui-même de ne jamais me donner mon "optime". En sorte que j'avais beau faire, à la quatrième semaine, il fallait m'attendre à un «io». Alors, j'ai tout flanqué là. Je me suis dissipé, j'ai déserté, vendu du chocolat aux élèves, je n'ai pas étudié, j'ai gaspillé mon temps jusqu'à mai. Alors mon maître m'a pris & m'a averti qu'il me «coulerait». J'ai été tellement insulté que je me suis mis à travailler comme un nègre, étudiant sans cesse, la nuit comme le jour, et je suis arrivé avec 600 points quand j'en méritais 750: le professeur enrageait.» Voilà une idée de la conversion qu'il m'a tenue; je l'ai fait parler beaucoup pour pouvoir le juger: c'est visible il y a du sérieux en lui, de la bonne étoffe, de l'énergie, mais il se croit trop fin, plus fin que ses supérieurs. «Mais j'ai travaillé tout de même un peu toute l'année pour lui montrer que le succcès m'était indifférent.» Peut-on être plus pédant, et ce rire fat! Ah! mais c'est atroce de se croire, de s'imaginer si au-dessus du commun des mortels. En le quittant, je les remerciais: «Ah! mais le plaisir a été pour nous. L'après-midi a été si agréable, que je souhaite en passer de semblables encore. - Vous êtes par trop aimable. Jeudi, le 25 août 1921 «Il y a un monsieur avec des goggles qui est venu pour toi. Il semblait fort désapointé de ne pas te voir.» C'est J. P.-R.; sans doute il venait jouer au tennis; téléphonons-lui; l'après-midi sera plus agréable qu'avec L. Rodier seul. Chez M. P.-R., pourrais-je parler à Jean. - C'est lui-même. - Il parait que vous êtes monté? C'est dommage qu'il n'y ait eu personne pour vous recevoir. Mais vous ne voudriez pas revenir au tennis, nous jouerions. - Maintenant, c'est plutôt difficile. Je viens de commencer quelque chose que je veux finir, y-a-t-il quelqu'un en haut. - C'est vraiment impossible, ... demain alors? - Demain, y aura-t-il quelqu'un? Mais enfin, que voulez-vous dire avec ce quelqu'un. Oui, très bien, Mad. Demers y sera. Ah! faites-vous pas de bile, ce n'est pas cela! J'irai en tout cas, si je ne suis pas engagé. - Mais ne pouvez-vous pas vous engager avec nous? - Ah! oui, je ferai mon possible. Le tout sur le ton le plus bourru imaginable: j'ai fait de même, on peut le voir par la réplique. T. B. Mad. y sera! Ah! mais j'enrageais. Vendredi, le 26 août 1921 J. P.-R. me téléphona pour m'exprimer ses regrets de ne pouvoir venir: il avait un engagement qu'il avait oublié la veille. Mais il semblait de meilleure humeur, j'en ai profité pour lui dire: «Que vous étiez de mauvaise humeur hier. - Oui, en effet. - Et aujourd'hui. - Un peu meilleure... au revoir, merci beauoup, ce sera pour une autre fois. Madeleine Cinq-Mars est revenue: il semble qu'elle devienne de moins en moins expansive; elle voudrait, prétend-elle recommencer son été... pas moi! On durait qu'elle est en train de détester Lucile. Mardi, le 30 août 1921 Madeleine est montée cette après-midi: J. P.-R. devient, prétend-elle, de plus en plus gentil. Elle le voit deux ou 3 fois par jour & chaque fois, ce sont les plus gracieux sourires. Il est monté, ce soir. Était-ce pour moi, vraiment, ou espérait-il rencontrer Lionel ou Maurice? Nous avons d'abord causé au tennis puis à la maison, car il voulait voir les photographies de l'autre jour. «Ne vous dérangez pas. - Ce n'est rien, mais je puis bien vous les montrer plus tard. - Oui, je connais vos promesses. - Mais quoi! ne vous les ai-je pas envoyées l'an dernier. - Ah! seulement des groupes de garçons, ce n'était pas ce qui m'intéressait. - Voici les portraits, je vous les donne, excepté celui-là, où je suis moi-même. - Mais c'est le vôtre que je veux. - je le garde. - Pour ça, jamais! rendez-le moi. Ah! mais non. - Mais il est mal. - Pas du tout, vous ne l'aurez pas. - Écoutez, promettez-moi, que vous me l'échangerez pour un meilleur lorsque j'en aurai un. - Entendu. Vous êtes très poli, savez-vous. - Vous m'avez demandé s'il y aurait quelqu'un l'autre jour au tennis, lorsque je vous ai appelé. Mais il y aurait eu, moi. - Ah! ce n'est pas celà; vous avez mal compris, je venais justement de monter pour rien, je n'entendais pas recommencer, c'est tout. Jeudi, 1er septembre 1921 Maurice est venu: il semblait de mauvaise humeur; pourquoi? Je n'en sais rien! «Vous ennuyez-vous de Trois-Rivières. - Je ne puis pas ici. - Vous avez l'air persuadé tout-à-fait. Il a dit que s'il n'était pas venu plus souvent me voir, c'est que l'an dernier, c'était impossible. Marcelle ira à Outremont, & comme c'est près, vous comprenez, je viendrai assez souvent. - Mais il avait un ton si peu convaincu que je m'en vengeai comme ceci: Les «quatre» s'entendirent pour aller aux courses. J. P.-R. vint chercher Maurice ici: «Vous ne venez pas, dit Jean. Je ne suis pas invitée - répondis-je en regardant Maurice. Ah! il aurait pu me battre! J'arrive de chez Lucile pour coucher les enfants: il est 9 heures, il fait noir & nous n'avons pas de lumière électrique. Seule, je n'arriverai jamais à remettre le meter en ordre. «Lionel, mon cher voisin, veux-tu venir m'aider? Et J. P.-R. qui était là, a dû suivre. Rien de plus comique que de voir marcher les trois en tâtonnant, d'abord vers la cuisine pour avoir des allumettes, puis à la recherche de chandelles. - Enfin deux bougies sont allumées. Nous montons à ma chambre, Lionel trop petit cède sa place à J. P.-R., qui s'était presque disloquer le corps, le bras & les doigts, put enfin les échanger... inutilement. Deux fois, il essaye sans plus de succès. Enfin une 3e fois, donne un instant de lumière électrique quand un cours circuit survient & crac! la lumière manque. «Laissez faire, leur dis-je, j'ai des chandelles en quantité, suffisamment pour la nuit. Demain, je demanderai un électricien.» Je couche les enfants; je restai bouche bée en les voyant revenir, que me veulent-ils «Maman dit que les fews que nous avons mises doivent être brûlées, ce n'est peut-être que la seule raison.» Jean de nouveau s'exécute... sans plus de succès. J'eus pitié de lui, car il était presque à se rompre les os, & avec quelle gaucherie! j'allai chercher un escabeau. «Je vais essayer moi-même» & dès la 1ère fews que je mise, la lumière électrique se ralluma... pour de bon. Je ne puis m'empêcher de rire de bon coeur. «Il fallait donc j'y mette la main. - Je vous remercie infiniment, leur dis-je. - Je ne regrette qu'une chose, dit J. P.-R., c'est de ne pas vous avoir donné de la lumière moi-même!» Qu'elle a donc du talent, dit-il de Marg. en examinant le petit calendrier qu'elle m'a donnée. Ce n'est pas le 1er compliment qu'il fait d'elle: faut-il donc le traiter durement pour s'attirer sa sympathie, ou n'est-ce qu'un hommage au mérite?... Vendredi, 2 septembre 1921 Il y a un an aujourd'hui, J. P.-R. me quittait, alors qu'un commencement d'amiité s'était établi entre nous, lien délicieux que la perspective d'une correspondance rendait plus doux & allait renforcir. Mais que les temps sont changés! Il allait, il est vrai, monter cette après-midi tout comme l'an dernier pour jouer au tennis... mais en chemin, il avait invité Madeleine Demers!!! C'était l'heure de la vengeance: trop de fois pendant l'été il avait ouvertement, devant moi manifesté sa préférence pour elle! Tous deux étaient assis, l'un à côté de l'autre: le moment ne pouvait être mieux choisi... D'un air moqueur et avec mon plus joli sourire, je le fixe en disant:«Les années se suivent & ne se ressemblent pas, n'est-ce- pas, Jean? - Naïf, il feint de ne pas comprendre le sous-entendu... je le regarde longuement... et je ris! «Sais-tu, Lionel, toi qui es expert, tu devrais arranger la rime pour chanter sur l'air de «Feather your nest» «Ah! Madeleine, si tu savais quel amour Jean te porte...» - «Restez donc tranquille, supplia Jean. - Nenni, Monsieur! «5 heures! L'an dernier vous partiez (et vous me laissiez espérer une lettre!). Vous souvenez-vous - De nouveau, je le fixai, comme l'on aime pas de coutume. Il se sentit mal à l'aise... mais ne se rappela que vaguement, je crois. - Et dans tout ce que je dis comme par exemple: «Avez-vous joué au ping-pong, hier soir. - (L'an dernier, le 1er septembre, il avait passé la veillée avec nous, quand à 9.30 hrs, quoique nous fîmes, rien ne put l'empêcher de partir... pour aller prendre une partie de ce jeu avec Mina Clément) je faisais allusion à l'an passé. Un moment le sujet fut la correspondance: «J'ai honte de moi, j'ai trois lettres à écrire & je n'ai pas le courage de le faire! - C'est très mal, il faut toujours répondre. - Oui? parlez-en vous, c'est votre habitude (car l'une de mes lettres s'est perdue, l'autre n'a pas eu de réponse). - Enfin, je me suis déchargée le coeur... l'on ne me dédaigne pas sans le payer. - Dimanche, 4 septembre 1921 Enfin, la fameuse soirée de Lucile, à laquelle j'ai été invitée depuis un mois, aura lieu! Arrivée à 9.30 hrs, Marg. était fatiguée & de mauvaise humeur: sa robe était trop longue pour être chic & ses souliers difformés. Madeleine Demers s'était relevée à tort ses beaux cheveux. - Moi, j'étais bien disposée & mise à mon goût. Après les présentations j'étais avec un groupe de jeunes filles quand Jean m'appela. Intriguée, je m'approchai de lui... et Madeleine me suivit. «M'avez-vous attendu, hier? - Mais oui, & j'ai été fort désappointé (c'est à peine si j'y avais songé). - Ah! oui, beaucoup; heureusement que Jean-Claude put nous avertir, car autrement, l'après-midi eut été un supplice, renchérit Madeleine. - Mais elle commence à m'agacer joliment, Madeleine: elle ne dit pas deux mots, sans parler de Jean, sans répéter qu'elle l'aime à la folie. Lorsqu'il se trouve où elle est, elle ne le laisse pas autant que possible: est-il une chaise près de lui, elle la prnd; passe-t-il près d'elle, «Hello Jean» lui dit-elle; dans le pol Jones, se trouve-t-il entre deux filles, elle & une autre, elle la repousse doucement, lui prend le bras & danse avec lui; jamais de la vie, je ne pourrais faire tant d'avances pour un jeune homme: j'aurais trop peur que s'en apercevant, il ne rit de moi! Un fox-trot s'ébranle: Jean ne danse pas, moi non plus. Nous nous retirons en un délicieux aperté. «Vous ne m'en voulez pas trop de vous avoir tant taquiné. - Je n'ai pas aimé cela. - Vrai... et il n'y a que la vérité qui choque! - Je ne suis pas choqué aussi; car ce n'était pas la vérité! - Vous souvenez-vous bien de quoi il s'agissait: les années se suivent & ne se ressemblent pas. - Je sais... ce n'est pas la vérité. - Que dois-je déduire de tout cela? Il faudra que je le fasse parler... Hélas! nous avons dû nous séparer pour ne pas exciter de commentaires désagréables. Le reste de la veillée, il a été bien gentil pour moi, il est même venu me trouver, un moment où j'étais seule. Je papillonnai un peu partout, jusqu'à ce qu'un Pol Jones fut organisé. Je fus priée de jouer du gramophone, oh! que j'ai ri! Les jeunes filles d'un air suppliant me regardaient en passant devant tel jeune homme ou plus hardies, me demandaient carrément de bien vouloir jouer la valse quand elles se trouveraient vis-à-vis de celui de leur choix. C'est ainsi que Marg. Émard, Simone Lemieux dansèrent avec d'Esneval P.-R.; Madeleine D. avec Jean P.-R.; Roger avec Yvette; Marcelle avec Alain; Raymond avec Madeleine. Comme j'ai trouvé drôle de faire tant de plaisir! J'étais appuyée au mur, quand L. Duchastel m'amène & se met à me causer. - Il semblait décider à une longue conversation; en sorte que je le priai de venir s'asseoir, et là pendant plusieurs danses & tout le temps du réveillon nous avons parlé politique, classe, avenir, profession, patriotisme, voyage, enfin nous avons parlé comme des gens sensés. Il est plus sérieux que je le pensais; sa timidité semble s'être fondue en un naturel très aimable: de lui-même, il entamait un sujet de conversation, et ce qui est encore plus surprenant, il alla jusqu'à me dire que celui lui causer une peine réelle de ne pouvoir pas danser avec moi: je n'en revenais pas. Lucile semble trouver P. de Boucherville bien de son goût; & Marie de B. a tombé dans l'oeil de d'Esneval. - Ce cher, qu'il est chic type. Il a eu l'amabilité de me demander plusieurs fois pour danser, et est même venu causer avec moi pendant une valse, et ce qui est pis, est venu me reconduire. Mais enfin que je n'en tire pas une trop grande gloire: «Quand arrive l'heure du départ, a-t-il dit, je fais toujours belle façon aux j. f. qui demeurent près.» - Bien aimable! Il trouve Marie de B. gentille, jolie & très intelligente, mais il n'en est pas de même de son frère Pierre, «c'est un frais que j'ai assis l'autre soir; nous causions philosophie & le cher était tout mêlé mais faisait mine de grand savoir. «Où as-tu fait ta philosophie Pierre?» lui dis-je. - Il ne souffle mot d'un bout de temps car il n'a jamais étudié la philosophie.» Que croire de lui ou de Lucile qui le porte aux nues? Pour le physique, je préfère d'Esneval à Pierre... Alain avait l'air tout-à-fait gentil, oh! qu'il est flirt! Que je trouve drôle de le voir rougir quand je le regarde! Moi, j'étais charmante. J'avais, parait-il, l'air d'un coeur... Canadien-Français. Lundi, 5 septembre 1921 Soirée chez Marguerite. Qu'elle est malchanceuse: il pleut à boire debout! Tout de même, nous fumes assez nombeux; mais il manquait de vie; soit que deux ou trois couples seulement dansent, que les jeunes filles s'en aillent se faire tirer aux cartes, soit que tous dansent mais ne causent pas: telle fut la veillée jusqu'à ce que Mme B. se fut misde au piano, vers 12 hrs; alors ils devinrent tous comme fous; exténués, rendus, ils dansèrent sans interruption; que c'est laid de les voir! L'élégance, la grâce, tout cela était banni... que dire de Madeleine & de Marie-Paule? D'où vient qu'Alain dansa, presque toujours avec l'une ou l'autre, bien qu'en vérité, elles fussent les deux plus vilaines partenaires? Jean, mon frère, a presque toujours demandé Mlle Brault, qu'elle a l'air fin, bonne danseuse! C'est Paul Dufresne que j'aimerais comme danseur, uil est si grand, et il va si doucement; ce cher, il m'a fort surpris. Il m'a fait la causette pendant presque tout le temps à partir de 11 heures. Quelle mouche le pique, ma foi! Il prétend ne pas aimer beaucoup la danse - alors, ... ! Qu'il a donc l'air fin, si grand, si poli, si distingué, un peu timide, et ses yeux noirs moitié vifs, moitié nonchalants, et ce teint d'espagnol - En vérité, il ne me déplaisait pas du tout de le voir avec moi. «C'est drôle, me dit-il, je ne puis vous dire combien j'aimerais danser avec vous.» - Et moi donc! - En vérité, c'est dommage car lorsque ma promesse sera finie, je ne vous verrai pas souvent, sans doute, car vous aurez d'autres engagements. - Je ne vois pas du tout...! - Je verrai une quinzaine d'arpentage dans l'ile Perrot... loin de tout le monde, ça va être plutôt ennuyeux. - C'est vous qui dites cela... vous qui voulez aller demeurer dans l'ouest. Ce sera bien ppis... tout seul. - Attendez... je n'irai jamais seul... à moins que ce soit pour guérir quelque grosse peine d'amour. - Ce goût m'en prend parfois quand ça va mal. - Ce soir - ... J'aime... autant être ici! - À la chaise honteuse, ce qui m'a le plus étonnée, c'est cette question: «Où est M. D. (Maurice Désy)? Qui a pu la poser? Je me suis pas trop mal amusée en somme; c'est surprenant en vérité car enfin aller à une danse, quand on ne danse pas, c'est plutôt chercher l'ennui. C'est presque le contraire: depuis ma promesse, j'ai plus de plaisir. Au moment du départ, Alain avait une cigarette: «oh! encore une autre, vous aviez dit que la précédente serait la dernière. Alain, je vous en prie...» Alors, et je n'en suis pas encore revenue, d'un mouvement spontané, il brisa en deux, et jeta sa cigarette en me regardant. «Je vous remercie», dis-je. Que signifie cette scène? Aurais-je quelque empire sur lui? Mercredi, 7 septembre 1921 Maurice est venu; avec ma nouvelle coiffure, il m'a trouvée adorable: j'étais contente d'être jolie. «Vous vous êtes bien amusée hier soir. - Comme çi, comme ça. - Ce n'est pas bien d'avoir fait cette promesse. - Mon Dieu! elle n'a pas eu l'air à vous déranger beaucoup, ici. - Il prit son air choqué: «As-tu entendu, Lionel? - «Comme cela c'est la mode, les gages à T. Rivières. - Moi, je n'aime pas cela; vous l'avez dit vous-même, une chose due perd de son charme!... c'est pour cela que je vous ai refusé l'autre jour. - Il comprit trop bien... et sourit drôlement (il y avait de quoi!). - Je vous assure que J. P.-R. n'était pas content que je l'aie tant taquiné le 2 sept. - Vous en devriez pas faire cela, il m'en a parlé, moi. - Comment, mais c'est la vérité. - Non, non, il m'en a parlé, & vous vous trompez! - Si c'était vrai!! Et Madeleine alors? À 2.15 hrs il m'a quitté, et 20 minutes après, je suis partie en automobile avec Marg., Cécile Dufresne, Jacques, Jean-Claude, Jean & Henri. Jean-Claude a été plutôt gentil, très taquin... nous nous sommes amusés. Il savait que je ne mangeais pas de bonbons, et à part une boîte de chocolats, il a pensé à m'acheter deux sacs de pistaches salées. N'est-ce pas très aimable de sa part... mais un l adies' man peut-il être autrement? Vendredi, 9 septembre 1921 Maurice est venu dîner; il s'est accusé d'être en retard, et comme l'an dernier, il avait l'air étrange du 2 septembre. Il n'a pas insisté pour avoir son petit moine & n'a même pas essayé de m'enlever mon portrait qu'il avait dans les mains. Est-ce réserve, vu que J. P.-R. est son ami? Est-ce indifférence... et aurait-il quelque autre personne en vue? Qui était cette jeune fille avec laquelle il est allé aux vues, la veille? «Les adieux ont dû être touchants? - Ils n'auraient pas eu raison de l'être, a-t-il répondu. En tout cas, je n'ai pu m'empêcher de lui dire: «Savez-vous, où j'en suis... à me demander si en vérité cela vous plait de venir à la maison?» - Pourquoi, irais-je alors? - Oh! de vieilles connaissances! - Il se pinça les lèvres, comme lorsqu'il est embarassé & choqué et dit: «Hé! Lionel, as-tu compris?» - Et nous nous sommes quittés... quand le reverrais-je? J'espérais toujours que J. P.-R. viendrait me dire bonjour avant son départ. Aussi me suis-je hâtée de revenir à la maison. Mais rien... ni téléphone, ni visite, 4.30 hrs, 4.45 hrs, 4.50, 5 hrs, rien! Avec Marg. je descends prendre un sunday; j'ai beau regarder, je ne le vois pas venir! 5.15 hrs, et 20 et 25... il est parti! Mais non, le voilà qui descend la rue Laurier! Qu'il avait l'air fin! Que j'aurais désiré être seule? - «Mais vous serez en retard! - J'ai le temps. - Bien du succès. - Merci! - ... M'écrira-t-il? ... Grande nouvelle! Alain ne fume plus! C'est lui-même qui me l'a dit. «Mais, enfin, qui vous a décidé?» - Ah! ça n'avait pas de bon sens! - Il doit, me semble-t-il, y avoir quelque chose là-dessus: on ne prend pas une telle résolution comme cela, du jour au lendemain! Pourrais-je savoir? Dimanche, 11 septembre 1921 Le 30 août, J. P.-R. m'avait volé mon portrait; je ne pus lui arracher que la promesse qu'il me l'échangerait pour un meilleur; depuis j'avais essayé maintes fois de me faire photographier sans succès, et aujourd'hui, enfin, j'en ai un bon que je lui ai expédié sans retard: seulement, il fallait bien que je lui écrive quelques mots aussi brefs que possible mais enfin... j'espère qu'il ne va pas s'imaginer que je veuille prendre l'initiative de la correspondance! J'ai profité du messager, Lionel, pour faire remettre son moine à Maurice... car il serait capable de penser que j'y tiens énormément, par rapport à lui... or je suis diplomate. Donc, je lui envoye avec ces mots: «Cher sweet 19.. : Je vous rends votre bien... car je n'apprécie guère plus les objets enlevés de force que je n'aime... les gages.» 15 septembre 1921 Lettres de Lionel qui m'apprend que J. P.-R. lui a déclaré qu'il n'aimait pas Mad. Demers, mais du tout; et de Jean qui me remerciait. Serait-ce possible? Pourtant il m'a dit la même chose chez Lucile; il ne peut y avoir que de la vérité! Ah! j'ai bondi de joie! Je tremblais, je riais, je ne pouvais plus étudier. Ah! quelle délicieuse nouvelles! 21 novembre 1921 Surprise extraordinaire: une lettre de J. P.-R. oh! ravissante petite lettre: il devient plus confidentiel et m'exprime un peu d'amitié: oh! qu'il est aimable ainsi! Mais lui répondrais-je? Que faire? Ne devrais-je pas ploutôt simuler l'indifférence et le pousser vers Madeleine? Mais pour Madeleine, il est le fruit défendu, par ses parents! Alors, ... ne semble-t-il pas que je puisse en toute justice continuer ma correspondance avec lui? Mais si plus tard, Mad. apprenait... oh! de quel mépris ne m'écraserait-elle pas! Quoi! je lui aurais conseillé l'oubli, pour l'avoir tout à moi? Et lui, si dans la suite, il l'aimait: «Ah! beau caractère que cette J. B., ne dirait-il pas: elle sollicitait des confidences, pour mieux diriger ses batteries.» Quelle cruelle alternative! Si j'avais donc un ami, un véritable ami, un confident, un conseiller! Ne ferais-je donc jamais ce pas, vers un prêtre, qui dissiperait tant de doutes & me procurerait tant de pures joies? Henri Loranger est venu me reconduire après la séance du Gèsu. Je ne puis concevoir qu'il soit sérieux. Il est amusant et rit sans cesse, est toujours prêt à mystifier les gens par quelques tours, feint sans cesse l'ignorance: c'est un flirt comme il y en a beaucoup... peut-être à la différence des autres sait-il se conduire avec une j.f. ... mais je ne saurais l'affirmer: Comment expliquer ces promenades sur le quai de Kamouraska, au clair de lune, qui ont laissé une telle impression à Madeleine Cinq-Mars? Pour moi, je crois que ces amitiés folles, excitantes entre j.f. & j.g. ont toujours pour point de départ: un baiser. Mais comment peut-on s'amouracher d'un j.h. qui aime toute j.f.? Il faut vraiment aimer à gaspiller son coeur! Mon Dieu, Ne permettez jamais qu'une telle sottise m'arrive! 7 décembre 1921 Un hasard que d'ailleurs j'avais favorisé, m'a fait rencontrer d'Esneval P.-R. ce matin. Qu'il est chic type! Je fis mine surprise en l'apercevant, et je feignis vouloir payer mon passage. «Laissez faire, dit-il, vous avez un ange titulaire, aujourd'hui!» - Dieu, ce n'est pas un compliment que vous me faites, l'ange est toujours meilleur que celui qu'il garde! - Que voulez-vous dire? Ce n'est certes pas un compliment que vous me faites là! - Apercevant en face de moi, deux de ses «flirts». «C'est dommage, dis-je, que je me sois trouvée sur votre chemin, car enfin, je vous prive de ces deux jeunes anglaises qui vous intéressent!» - «Je ne vous ai jamais dit que vous ne m'intéressiez pas!» Avez-vous hâte aux vacances? - Je le regardai d'une drôle de manière pour répondre à l'ironie que je crus discerner dans sa question. - Ah! sans arrière pensée, ajouta-t-il! «Oui, j'ai bien hâte; - patinez-vous? - Je patinerai beaucoup cet hiver, car c'est à cela seul que j'emploirai mes soirées. - Vrai! et moi je me propose d'y aller souvent. - Faites-vous du sky? - Oui, pour la 1ère année. - Alors, permettez-moi de vous enseigner ce sport. - J'accepte (quel rêve, aller en sky, avec d'Esneval P.-R.) mais ce sera ennuyeux pour vous, je suis toujours par terre. - Je vous aiderai. Je ne sors plus, vous savez, je passe mes veillées à faire de la musique. Les débutantes, les dégoûtantes, comme je les appelle, les petites filles de cette année ne valent pas la peine d'être considérées, - je suis positif que celles de l'an prochain seront mieux.- Dans quel sens dois-je l'entendre. - Comme il vous plaira. Ne croyez pas que ce soit un compliment: c'est la vérité. J'ai passé l'âge de feindre. Quand j'ai envie de dire q.q. chose, que ce soit gentil ou non, je le dis quand même. - Vous vous trompez, je crois vous vous imaginez pis que vous êtes! - D'ailleurs, j'y trouve un certain plaisir, chat échaudé craint l'eau froide. Or je me suis fait échauder une fois. Mais malheur à ceux qui en sont la cause - j'attends ma vengeance.- Mais votre vengeance doit être toute tirée de celles que vous avez échaudées. - Je ne crois pas que cela me soit arrivé, mais en attendant que mon tour arrive, je dis des sottises désagréables. Aussi plutôt d'être méchant, je préfère ne pas sortir... Vous avez une amie qui n'a pas des airs allant à sa personnalité, Mlle Beauchamp. - Ah! elle ne vous a pas fait la façon que vous êtes habitué à avoir des j.f. - Me croyez-vous si jeune.- Non, mais l'habitude de ne jamais rencontrer de résistance chez un si grand no[mbre] de jeunes filles vos flirts. - Ne me le reprochez pas, c'est tout ce que je fais. - Est-il vrai? 8 décembre 1921 Que d'évènements à la fois! - À la messe de 7 hrs, je me suis mise q.q. bancs avant celui de d'Esneval, et il nous a attendues, Madeleine & moi. Je ne sais si tout-à-coup, il a changé d'idée, mais nous ne l'avons pas rejoint, tout de même en chemin; il s'est retourné, pour voir si nous le suivions de près. - Et Mad. de dire: «Vous savez, Jeanne, à propos de d'Esn. c'est bien plus sérieux avec vous, qu'avec Lucile. - Madeleine! - Quand je vous dit! Naturellement, ce n'est pas sérieux!» Après cela, sur la rue McDougall, je rencontre Réal, qui me salue en daignant m'honorer d'un sourire, chose rare. Au couvent, voilà Marie P.-R. qui me rencontrant dans l'escalier. - «Bonjour, Mlle B. - vous allez bien. - T.B. je vous remercie. - C'est que je vous avais cru malade, l'autre jour à la tribune, vous ne chantiez pas. - Je lui explique que Mère Barnard m'avait chargé d'avertir Mère Castonguay pour les répétitions & les nuances, - et je rougissais de plus en plus! Et le soir, je suis allée voir «le chef arabe» par Rudolph Valentino! Jamais je ne me suis sentie si mal! Ces yeux qui semblaient lancer des éclairs, jetaient dans mon âme, un malaise inexplicable. Ils se faisaient tour-à-tour, doux, impérieux, amoureux, idolâtres: on eut dit une bête prête à bondit sur sa proie, on eut dit qu'il voulait bondir sur elle & la forcer à l'aimer en dépit de l'honneur personnel, et pourtant non, il était bon! Il lui faisait sa vie de captive aussi douce que possibler. Il se sacrifia même, il immola son amour pour la laisser retourner dans son pays, l'Angleterre, jusqu'à ce qu'apprenant qu'elle l'aimait, et elle, instruite sur son origine européenne une guerre entreprise par Ahmed pour l'enlever aux mains du bandit pirate, eut révélé à tous deux le fond de leurs coeurs, et amena une union plus étroite: lui sacrifiera son désert, et elle son indépendance. C'était magnifique! Les décors, le désert, les scènes, les personnages, enfin tout! Mais ces yeux! Il me semblait voir en lui, d'Esneval qui me regardait, comme il avait regardé sa petite flirt d'un certain jour! Ah! que je m'étais sentie mal alors. C'était comme un regard magnifique qui amenait l'abdication de la volonté & faisait de la personne, une chose, un jouet. Il me semblait voir en lui lorsqu'il souriait, Marvin. Et quand il l'enlacait dans ses bras, il me semblait sentir sur ma poitrine, la pression de Marvin, lorsque je dansais avec lui. Ah! ce ten???. J'ai senti tout cela, j'en suis restée avec un malaise étrange. Vraiment à quoi bon garder son coeur pour l'être privilégié, compagnon de sa vie? Pourquoi ne pas prendre sa part des amours qui s'offrent à nous, et jouir d'aimer & d'être aimée. Ah! être aimée! Quand cela sera-t-il pour moi? Mon Dieu! Je vous en prie, faites que celui que j'aimerai soit beau & grand. Que sa taille & sa physionomie soit l'image d'une âme généreuse, grande & forte! Mon Dieu! Mon Dieu ayez pitié de moi! |