Chapitre DeuxMES DÉBUTS DANS LE MONDE
Mes études terminées, le moment est venu pour moi
de décider de mon avenir. Deux choix s'offrent à moi
comme à toute fille de bonne famille : le mariage ou le
couvent. Mais je caresse un autre rêve, celui d'une carrière
en droit ou du moins d'une formation dans ce domaine. Mon père
m'oppose un refus catégorique. Les hommes ne sont pas prêts
à accepter les femmes dans leur profession. Trop en avance
sur mon temps, je deviendrais vite celle qui fait les courses
et sert le café, m'expliquera-t-il. Il ne saurait être question
de se passer de l'approbation morale d'un père pour une jeune
femme de mon époque. Au Québec, les femmes sont des mineures
aux yeux de la loi et le père de famille exerce une autorité
à laquelle sa fille peut difficilement se soustraire.
Je me marierai donc. Commence alors une vie de mondanités
dont le point culminant est le bal des débutantes. À l'occasion
de cette soirée, on «présente»
officiellement la jeune fille en âge de se marier à la société de
ses pairs, en l'occurrence aux jeunes hommes de la bourgeoisie
locale prêts à prendre épouse. Dans les années 1920, l'évènement
a lieu dans l'un des plus prestigieux hôtels de Montréal: le
Windsor ou le Ritz. Dans la chronique mondaine des journaux
locaux, on commente le nombre des invités, leur rang social
et surtout les toilettes des dames. Elles ont souvent recours
aux talents d'un couturier de renom pour s'assurer de briller
du plus grand éclat.
Les parents de la jeune fille que l'on «présente»
invitent les enfants de leurs amis ou de connaissances
de bonne réputation. On s'assure qu'il y ait un assortiment
de jeunes hommes convenables. Chaque débutante a son carnet
de bal sur lequel se sont inscrits les garçons intéressés à
danser avec elle, c'est-à-dire à mieux la connaître. Je ne
fais pas tapisserie, et pour cause! Ma beauté est indéniable :
traits fins, yeux pétillants, tête auréolée de longs cheveux
brun-roux; je suis mince et élégante. De plus, j'adore danser!
Quand vient le moment de rendre la politesse et de recevoir
chez mes parents, je décide de prendre les choses en main. Ma réception
sera mémorable car la concurrence est vive entre les débutantes de
l'année. Jamais à court de
fantaisie, j'opte pour un bal costumé à la canadienne. À la bibliothèque,
j'emprunte des cahiers de mode de 1875 et envoie copie des modèles à
chacun des invités.
Le grand soir venu, une cinquantaine de jeunes se présentent
à la maison de la rue Roskilde. Le spectacle vaut le coup d'oeil.
Les filles sont vêtues, qui de l'ancien costume de leur mère, qui
de la robe de mariage de celle-ci. Les hommes portent les habits de
leur grand-père : redingote et chapeau haut-de-forme. Maman et sa
soeur, en cuisinières avisées et femmes de traditions,
préparent un copieux repas traditionnel: ragoût de boulettes et
de pattes de cochon, tourtières, desserts et boissons d'usage
sont au menu. Le banquet a lieu dans le sous-sol à la lumière des
chandelles.
L'évènement remporte un énorme succès dont je suis très fière.
Des idées originales, j'en aurai d'autres. Celle-là ne me vaudra que
des compliments.
En dehors des bals, ma vie et celle des jeunes filles de
ma condition s'organisent autour d'une succession ininterrompue
d'évènements mondains. On finit par se constituer un groupe et on
va chez l'un et chez l'autre - un
dîner, un thé dansant - on multiplie les occasions de faire des
rencontres intéressantes.
L'été, on se retrouve à la campagne ou à la mer. Pendant
plusieurs années, nous passons un mois, plus tard deux, à Old
Orchard avec la branche américaine de la famille Beaulieu qui
baragouine le français. À la fin du séjour, tout le monde revient
ensemble à Moontréal, car les cousins et leurs familles honorent
une tradition sacrée : le pélerinage annuel à l'Oratoire St-Joseph.
Tourments d'amour
J'ai fait mes débuts dans le grand monde, j'ai fréquenté
les jeunes de mon milieu et m'y suis fait des amis. Mais je n'ai
pas rencontré l'âme soeur. À l'occasion de vacances familiales sur
les bords du lac Champlain, près de
Plattsburg, je fais la connaissance d'un jeune Américain de belle
allure à l'avenir prometteur. Nous apprenons à mieux nous connaître
et à nous apprécier mutuellement. Toutefois, je vois un obstacle de
taille à un mariage : parler anglais toujours? vivre aux États-Unis?
Jamais! Il ne peut en être question!
Je m'explique avec mon soupirant qui, malgré tout, imagine
la chose possible. Lorsqu'un jour, il se présente rue Roskilde à
Montréal, je dois mettre un point final à cette aventure qui est déjà
allée beaucoup trop loin. Mon
prétendant, très attaché et croyant de bonne foi qu'il m'épouserait,
est atterré.
De mon côté, je trouve ma position de plus en plus
inconfortable. Je ne vois se dessiner devant moi aucun chemin précis.
Me marierai-je, entrerai-je au couvent? Entre les deux, mon coeur
balance, comme dit la chanson. La frénésie des mondanités dure
depuis un an : j'en ai assez.
Au printemps 1923, mon père doit se rendre à Londres pour
défendre une cause civile en dernière instance: ainsi le veut la
Constitution canadienne à cette époque. Comme maman a décliné
l'invitation au voyage car elle ne parle pas un mot d'anglais,
mon père me propose de l'accompagner. J'accepte sans hésiter.
Quelle magnifique occasion d'explorer le monde et d'y chercher une réponse
à mes constantes interrogations! Et quelle façon unique d'oublier
une peine de coeur!
L'Angleterre
Mon père et moi, qui en sommes tous deux à notre premier
voyage en Europe, faisons la traversée en bateau à partir de
New-York. Pendant toute la semaine où il est retenu au tribunal
à Londres, je passe mes journées à l'Abbaye de Westminster. Là,
mon plaisir est double: en écoutant le guide faire ses
commentaires en anglais et en français, je me familiarise
avec la langue de Shakespeare que je connais déjà un peu.
J'apprends du même coup l'histoire de l'Angleterre à travers
la vie des rois et des grands hommes qui ont leur tombeau dans
la magnifique enceinte. En m'enjoignant de rester à Westminster, mon
père a ouvert à sa fille un véritable coffre aux trésors.
La plaidoirie terminée et la cause gagnée, nous partons à
la découverte du pays et de ses habitants. Bien que l'Angleterre
se relève encore difficilement des blessures de la Première Guerre
mondiale, je découvre des gens d'une très grande générosite qui,
malgré leurs moyens encore réduits, n'hésitent pas à se serrer la
ceinture pour recevoir dignement les visiteurs canadiens. Les Anglais
sont réservés et bien élevés, avec juste ce qu'il faut d'excentricité
pour pimenter le tout. Je les apprécie plus que je ne l'aurais cru.
Ce premier contact avec le Vieux Continent s'achève avec le retour
de mon père à son port d'attache, le Québec.
Quant à moi, je me vois offrir une prolongation de séjour de
huit mois, chez des amis de mon père, en France. Comment refuser? De
l'autre côté de la Manche, m'attend ce pays que j'ai appris à connaître
à travers les oeuvres romanesques de Aigueperse, Mayran et Delly!
La France
De mes lectures, je me suis forgé l'idée d'un monde idéal
où les choses de l'esprit l'emportent sur tout. La France que je découvre,
c'est cela, mais c'est aussi toutes les manifestations du tempérament
latin et d'un système qui porte les gens à des comportements inimaginables
pour une jeune fille de la ourgeoisie canadienne-française élevée dans
le respect des valeurs victoriennes et des
interdits imposés par un clergé omniprésent et omnipotent.
Le peuple français me déçoit très vite. Déjà, dans le train qui
m'amène de Calais à Paris, j'ai un avant-goût du choc culturel qui m'attend.
Deux messieurs, dont l'un arbore la Légion d'honneur, attirent mon
attention. L'un d'eux fait cependant fi de la courtoisie la plus
élémentaire : il me bouscule à plusieurs reprises sans même s'excuser.
Plus tard, les habitants de la Ville-Lumière me laisseront ahurie.
Je m'étonne de tous ces gens attablés dans les bistrots, discourant, les
yeux allumés, le verbe haut. Quel sans-gêne chez les filles! Elles encouragent au
«flirt» des garçons qui ne voient là rien que de très naturel.
Dans un article qui sera publié plus tard dans «Mon Magazine»,
(N.B. Toutes les citations sont tirées de l'article «Paris!
Impressions d'une jeune Canadienne-Française dans la Ville Lumière»,
paru dans «Mon Magazine» en mars 1927, sous le pseudonyme de Lady Jane.)je raconte:
«Ainsi donc, tu voudrais faire une conquête? Eh bien! voici la
recette : mets-toi chic ... et promene-toi seule sur les Grands
Boulevards... au bout de quelques instants, tu auras fait une pêche
miraculeuse! Mais je ne te réponds pas de la valeur intrinsèque des
«poissons» qui seront à ta ligne - oh! ils auront bonne apparence,
mais ...! Le fard n'est pas d'une nécessité rigoureuse, mais si tu
en es parée, tu rendras les «coqs» fous! Car ici, on appelle «poules»,
les personnes du sexe féminin qui rêvent de former une basse-cour!
Leur nombre est grand à Paris!»
Quant à la pratique religieuse, qu'en dire sinon qu'elle est
minimale par rapport à la ferveur religieuse qu'on connaît
au Québec :
«Le dimanche, les rues sont bondées de gens qui vaquent
à leurs affaires, les boutiques sont ouvertes, le brouhaha
le plus total règne dans les églises pendant les services
religieux. Oh! Ces chaises mobiles.»
Une telle liberté de paroles et de moeurs et un tel
manque de retenue trouvent, selon moi, leur explication dans
le régime politique qui sévit en France. La lutte continuelle
pour s'emparer du pouvoir, pour prendre place
parmi les «choisis», engendre une instabilité dont souffre
finalement toute la société.
Je suis convaincue que le retour de la monarchie reste
le seul remède à une situation qui ne peut aller qu'en se détériorant:
«Aujourd'hui, la France est minée non plus sourdement,
mais en plein jour, par le socialisme qui se fait brave,
ayant Mitterrand à sa tête. La lutte est ardente, L'Action
Française proclame hautement que le règne des «choisis» est
à son terme et que la monarchie va renaître. Puisse-t-elle
dire vrai! Car la France république n'est pas la France: il
lui faut un roi pour maintenir l'ordre, ainsi que son rang
social dans l'univers. Croyez-vous que Georges V, Albert
de Belgique et Victor-Emmanuel peuvent traiter d'égal à
égal avec un homme qui hier n'était rien et qui demain
redeviendra néant? Allons donc!»
La découverte de la liberté
«Libre, totalement libre de mes faits et gestes,
sans parents, sans amis, sans relations, dégagée de
toute contrainte, de toute obligation, pour la première
fois je me suis sentie vivre. J'ai brisé ma coquille et
j'ai essayé mes ailes :
ma surprise fut grande de constater que tout ce qui
était beau trouvait écho dans mon âme et ne me semblait
jamais d'un accès trop difficile. Je me suis découvert
une nature optimiste, artistique... »
En France, j'habite chez Auguste Descarries,
qui étudie la musique à Paris grâce à une bourse du
gouvernement canadien. Lui et son épouse accueillent
leur pensionnaire avec joie. Ce séjour sera pour moi la
période la plus marquante de ma vie.
Bien que je n'apprécie guère les Français, la jeune
Outremontaise que je suis se passionne pour la Ville-Lumière.
Les Descarries, qui habitent ici depuis un an, me renseignent
sur les activités et les conférences, les sites à visiter et
les endroits à fréquenter. Je pars seule à l'aventure, libre
de mes choix, de mon horaire. Je flâne dans Paris, le long de
la Seine, ce fleuve boueux, alors
que le soir tombe dans un ciel grandiose.
Quand je demande un jour à un passant de m'indiquer le
chemin du Panthéon, il me fait une réponse qui me laisse sous
le charme de tant d'esprit : «Eh bien, mon petit, vous tournez
à droite et puis à gauche et là. le Panthéon vous
écrasera de son ombre!» J'obéis à mes désirs profonds et
participe à des ateliers de littérature et de philosophie donnés
à la Sorbonne. Moi, Jeanne Beaulieu, qui n'avais jamais imaginé
venir à Paris, me voilà entre des murs qui
ont vu défiler les plus grands professeurs. Quel bonheur!
Toutes mes amies laissées au Québec et avec qui je corresponds
me réclament toujours plus de détails sur mon odyssée dans la capitale
française. Les lettres que je leur envoie régulièrement relatent par le
menu mes
découvertes quotidiennes et brossent un tableau sans concession,
sur ce ton parfois irrévérencieux, souvent humoristique et toujours
incisif dont je ne me départirai jamais et ce, malgré les réactions
négatives qu'il provoquera à l'occasion.
Une journée typique me voit au musée, à un cours à la
Faculté ou explorant Paris pendant l'avant-midi. Je rentre
généralement déjeuner à la maison. Vers 14 heures, je lis ou
rédige le cours de la matinée jusqu'à 16 heures. En fin
d'après-midi, je m'occupe à quelque tâche domestique personnelle
ou à ma volumineuse correspondance. Le soir: théâtre, sorties avec
des amis ou travail. En somme, la vie d'étudiante que j'aurais pu
mener s'il m'avait été possible de poursuivre mes études.
Premier amour
Un jour, je reçois de ma mère une lettre m'annonçant
l'arrivée prochaine à Paris de Jacques, fils du Docteur Cousineau,
d'anciens voisins du quartier St-Henri. Il fait maintenant partie
de ma bande d'amis à Outremont. Quel plaisir
j'ai eu à descendre en ski avec lui le «gully» (couloir)
du Mont-Royal, à l'écouter parler de ses projets!
Aujourd'hui, il fait son voyage en Europe pour décider
de sa vocation: sa mère, jadis, a promis à Dieu que son premier
fils deviendrait prêtre, et Jacques ne veut pas s'engager à la
légère. Comme je l'admire! Chaque jour, pendant trois mois,
nous nous rencontrons pour visiter la ville et ses environs.
Est-ce un rêve? Serait-il possible que Jacques et moi...
Nous déjeunons quelquefois dans un bistrot sympathique
où nous discutons, badinons, causons, profitons sans nous
presser de l'air du temps. Nous fréquentons le Louvre et
échangeons nos impressions sur les oeuvres exposées qui,
parfois, font rougir la demoiselle que je suis. C'est que les
artistes n'ont pas peint que des saints, hélas! Les parents de
Jacques arrivent enfin à Paris pour y rejoindre leur fils.
Avec eux, j'entreprends des visites, de
courts voyages qui me mèneront, entre autres, sur les rives
de la Loire ou je découvre avec emerveillement les célèbres
châteaux et leur histoire.
Le 2 janvier 1924, je suis de retour au Québec, au terme d'une
traversée sans encombre sur le De Grasse.
Quelque temps plus tard, Madame Cousineau me demande si je
vais m'opposer à ce que son fils entre chez les Jésuites.
Je l'assure que je n'en ferai rien; j'ai toujours su que
Jacques était destiné à la prêtrise et je ne tenterai pas
de l'en détourner. Mais on n'empêche pas un coeur d'aimer,
surtout à vingt ans et je suis profondement éprise. Le
respect de la parole donnée m'a obligée à tirer du fond
de moi-même tout le courage dont je suis capable. Tout
au long de ma vie, ce premier amour occupera une place
à part dans mon coeur, la place réservée aux élans purs,
entiers, sans calcul.
Partie pour oublier un tourment, je reviens lourde d'un
vrai chagrin et face au même choix impossible: le mariage
ou le couvent. Mais j'ai tout de même vécu une aventure
passionnante de près d'un an, qui m'a menée de surprise
en surprise. J'ai découvert l'ampleur de mon potentiel
intellectuel et pressenti des sommets où peuvent mener
les plaisirs de l'esprit.
Dorénavant, ma vie de jeune fille en vacances, c'est
terminé. Désormais, mon existence sera réglée comme du
papier à musique : de nouveau, les mondanités bien
orchestrées pour arriver à denicher le meilleur «parti» possible.
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