Chapitre Trois
EN ATTENTE D'UN MARI
Le tourbillon mondain
La vie d'une mondaine n'est pas organisée autour
d'intérêts particuliers comme la pratique d'un sport ou
l'amour de l'opéra. Elle consiste essentiellement à
multiplier les occasions de rencontrer des gens. Pour ce
faire, on doit se joindre à un réseau de personnes
appartenant au même milieu social. Si les jeunes
hommes étudient ou travaillent, pour les jeunes filles, la
vie mondaine tient lieu de carrière et permet de
développer des amitiés durables.
On se constitue en somme un milieu bien à soi, en dehors
de la famille. On peut s'étonner de ce que je mène cette
vie pendant plusieurs années sans m'ennuyer. Mais comme
les rencontres sont nombreuses et variées et qu'il faut en
organiser soi-même régulièrement, le livre
d'engagements d'une mondaine ressemble plutôt à
l'agenda d'un directeur d'entreprise. C'est à peine si j'ai le
loisir de me rendre compte du temps qui passe.
J'ai en horreur les parties de cartes, mais je dois faire
comme tout le monde et apprendre à jouer. La mode est
au bridge, que j'apprécie plus que le 500. Je ne vois
cependant pas comment on peut jouer aux cartes tout un
après-midi sans en subir les conséquences - dans mon cas,
un fameux mal de tête...
La danse reste mon activité favorite, surtout la valse et le
fox-trot. Heureusement qu'on danse à toutes les occasions:
dans les fêtes, les dîners ou simplement à la maison
quand la fantaisie nous en prend. J'aime tellement la
danse que je consens à m'en priver pour obtenir une faveur.
Plus le sacrifice qu'on offre au Tout-Puissant est grand,
meilleures sont les chances d'être exaucée, n'est-ce pas?
J'invente alors un ingénieux stratagème qui consiste à dire
à mon partenaire : «Écoutez, au lieu de danser, on
pourrait se parler.» Piqué, curieux, le jeune homme ne
peut qu'accepter. Ainsi, je m'engage dans des
conversations très intéressantes au cours desquelles
j'apprends à mieux connaître mes compagnons. Ce petit
manège m'apporte une grande satisfaction, moi qui aime
tant causer, échanger et découvrir toutes les richesses que
recèlent les différences de l'autre.
Les étés se passent désormais à Ste-Adèle, dans les
Laurentides. Mon père a décidé que ses filles n'allaient
tout de même pas épouser des «Anglais» (ou des
Américains, ce qui revient au même à cette époque) : il
doit donc leur permettre de faire des rencontres
intéressantes l'été aussi. Malheureusement, les hommes
des environs sont déjà mariés ou pas encore prêts à «faire
le saut»...
L'aventure littéraire
À cette époque, je fais une brève incursion dans le
domaine de la presse écrite. Empruntant à l'abondante
correspondance échangée avec mes amies lors de mon
séjour en Europe, je construis un article regroupant des
anecdotes amusantes, des impressions, des commentaires
sur Paris et la vie des Parisiens. À mon grand
étonnement, «Mon Magazine» accepte mon texte. Il est
publié en mars 1927 sous le pseudonyme de Lady Jane.
Encouragée par ce premier succès, je prépare une Vie de
Chopin qui est également publiée. Aurais-je enfin trouvé
le moyen de garder à travers l'écriture, le contact qui
m'est si necessaire avec la vie de l'esprit et la culture? Il
semble que non. L'aventure n'ira jamais plus loin.
Hésitations
En 1929, j'hésite toujours quant à mon choix de vie: bien
sûr, je cherche un mari, c'est ce que font la majorité des
filles de mon âge. Mais pas n'importe qui! Je veux
quelqu'un de cultivé, de sérieux, d'adroit, de sûr de lui,
un homme qui possède des opinions et peut les soutenir,
un chrétien convaincu! Suis-je trop exigeante? Peut-être
est-ce en religion que je trouverais la paix? Aurais-je la
«vocation»? Quelle impasse! J'ai besoin de liens, mais
aussi de liberté : or, la vie d'une religieuse dans les années
trente n'en permet aucune.
Par ailleurs, je ne peux envisager mon avenir parmi des
femmes seulement : j'aime trop me mesurer à l'esprit
masculin. Ça serait l'enfer! et le couvent, une prison! Je
reprends donc «vaillamment», le chemin de la vie
mondaine.
«La» rencontre
À l'occasion d'une réunion chez mon amie Suzanne
Goyette, présidente de la société du bon parler
français,je remarque Jean Casgrain. Jean a presque 28 ans,
comme moi. Il revient d'un séjour de trois ans en
Angleterre où une bourse Rhodes, décernée par
l'Université de Montréal, lui a permis de perfectionner
ses études de droit et sa culture générale. Beau et bien vu
en société, il a devant lui un avenir prometteur.
Maintenant avocat, il occupe, en 1930, le poste de
secrétaire à la Commission scolaire de Montréal. En
somme, il en impose.
Le premier vrai contact est quelque peu tendu :
- «Vous n'êtes pas encore mariée, vous?» me lance-t-il.
Vexée, je n'ai pas d'autre choix que de l'envoyer
promener.
- «Vous non plus?» rétorqué-je.
Drôle de façon d'amorcer une conquête, tout de même!
Peut-être Jean s'étonne-t-il simplement qu'une jeune fille
issue d'une famille en vue n'ait pas encore trouvé un
homme pour partager sa vie? Pourtant, ce soir-là il me
raccompagne chez moi, signe d'un certain intérêt.
Cependant, je le trouve un peu hautain, distant, fier.
D'ailleurs, à notre âge, on est devenu plutôt indépendant,
on sait ce qu'on veut et surtout ce qu'on ne veut pas. La
prudence est toujours bonne conseillère.
Quand je me rends aux Éboulements avec mes soeurs
pour un séjour estival, Jean vient nous rejoindre. Malgré
cette autre marque d'intérêt, un an passe avant que nos
fréquentations ne soient officielles.
Jean Casgrain est un excellent parti et plusieurs jeunes
filles lui tournent autour. Certaines lui vouent une
admiration sans bornes. À la maison de campagne des
Casgrain, au lac Gagnon (au nord de Ste-Agathe), la
mère de Jean est habituée à une forte présence féminine,
elle qui a deux garçons célibataires. Jean et moi nous
voyons souvent, bien que nous ne soyons encore que bons
amis. Mme Casgrain soupçonne qu'il y a anguille sous
roche.
Afin de tirer les choses au clair, elle m'invite pour une fin
de semaine. Deux admiratrices de Jean arrivent de
Montréal à l'improviste pour une petite visite. En
m'apercevant, elles ne font ni une ni deux et retournent en
ville, sans même la politesse d'un bonjour. Voila des
membres du «fan club» de maître Casgrain qu'on n'est
pas près de revoir! Elles ont cru la place prise et elles
n'ont pas tout à fait tort. Lentement, mais sûrement, des
liens se tissent entre nous et nous annonçons nos fiançailles
pour Noël 1932.
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