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Le quartier des geishas

LE QUARTIER DES GEISHAS (1995)

Nous sommes au Japon depuis déjà trois semaines. Tous membres du Musée des Beaux-Arts de Montréal, nous avons de plus l'avantage d'avoir parmi nous quelques messieurs très obligeants.

Or, ce soir, nos compagnons de voyage prennent congé de nous. Les suggestions de Pierre, notre organisateur, ont atteint leur but.

«Des geishas pour tous!» leur a-t-il dit.

«Des renardes pour étrangers» rectifia notre guide, madame Ara.

Et pour contrer leur projet, elle affirme qu'elle conduira un petit groupe féminin dans le quartier réservé, énigme inquiétante pour tous, « de 6h30 à 9h30 », précise-t-elle. Peine perdue que sa sollicitude! Nos amis veulent leur liberté, sans nous.

Et nous, nous voilà huit au rendez-vous: huit, c'est trop pour deux taxis! Craignant de nous séparer, nous prenons le tramway; puis nous marchons. Nous marchons dans un enchevêtrement de ruelles étroites, courtes et tortueuses où aucune automobile ne peut s'aventurer. Les enseignes lumineuses nous éblouissent; colorés et mouvants, les caractères japonais nous inquiètent par leur mystère. On croirait qu'un décorateur fou s'est déchaîné dans la place.

Sous les néons, les particularités physiques des Asiatiques nous frappent davantage : cheveux raides et noirs, peau jaune, petite taille. Peu d'hommes sont accompagnés; certains vont d'un pas rapide à leur rendez-vous, d'autres nous adressent un petit sourire en passant.

Nous parvenons à un secteur plus calme où le passé semble s'être attardé. Ici se balancent des lanternes aux lueurs tremblantes. Perchée sur ses « gettas » doublement élevés, à petits pas sonores, une geisha traverse la rue, kimono noir et obi fleuri. Poudrée de riz, sa figure enfantine se dégage de sa coiffure gonflée, d'un noir éclatant de laque. Sans précipitation, pour ne rien déranger ni de son large décolleté tiré vers le dos, ni de ses épingles dans les cheveux, ni de son maquillage savant, elle pénètre dans une maison de poupée où, dans l'embrasure de la porte, un petit oiseau en bois peint annoncera sa présence.

Nous entrons au « Karafune » où notre guide a fait des réservations. Nous y mangerons une « tempura » à la crème glacée - qu'il faut manger une fois! - et surtout nous aurons à nous seules une geisha authentique, une geisha retraitée à qui le don de ce restaurant lui fut fait par son protecteur, pour services professionnels rendus... Bouche bée, nous attendons des explications. De fait, notre guide nous apprend qu'au Japon l'épouse est encore tenue à l'écart de la vie sociale. L'institution des geishas en est une d'« amuseuses » ayant une formation très poussée dans les arts de la conversation, de la danse, du chant et de la musique. Elle existe précisément pour les hommes qui, ayant à transiger d'affaires de tous genres, ont recours à ces jeunes femmes pour les moments de détente avec leurs clients.

La geisha n'est pas une prostituée, ajoute-t-elle. De par sa profession, qui la met constamment en contact avec les hommes, il arrive que d'autres liens se nouent entre elle et le client. Mais une « vraie » geisha ne s'engage pas avec un étranger par crainte de tous les malentendus qui peuvent s'ensuivre. De plus, une soirée en cette aimable compagnie est un luxe extrêmement coûteux par suite de l'habitude des firmes japonaises de faire passer ce genre de dépense sur une quelconque note de frais.

« Pour rencontrer une geisha dans l'exercice de ses fonctions, mieux vaut être invité par un ami japonais », de conclure notre guide et, malgre nos protestations, elle nous ramène à l'hôtel à 9 heures à peine sonnées.

Nos compagnons de voyage auront beau se vanter, nous savons maintenant que ce ne sont pas des geishas qui les entoureront ce soir, au bar de luxe choisi par eux. Des hôtesses videront rapidement leurs whisky-coca ; peu de whisky, beaucoup de coca n'enivrent pas, mais grossissent l'addition. C'est le jeu des « renardes », non pas des « geishas ».



Jacques Beaulieu
beajac@videotron
Révisé le 22 juillet 2019
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