Mère St-Anne Marie |
Texte dactylographié en la possession de Nicole Farmer d'une conférence donnée en février 1952 au Cercle Roche. Mère Ste-Anne MariePourquoi faut-il que ce soit moi une élève des Dames du Sacré-Coeur qui vienne vous entretenir sur Mère Ste-Anne Marie. Je ne l'ai jamais vue, je ne l'ai pas entendue parler - elle ne fut pas des amies de ma famille. Un pur hasard me fit rencontrer récemment un prêtre que le nom de Mère Ste-Anne mit dans une verve qui me poussa à choisir cette grande dame comme sujet de mon travail. Son histoire fera suite à mon esquisse sur l'enseignement au Canada; elle sera le témoignage de ma sincérité lorsque je suggèrais l'étude des figures féminines de notre pays. Tout de suite, je fus rebutée. J'avais oublié que Mère Ste-Anne était presque une contemporaine, et une contemporaine religieuse. Ne dit-on pas qu'un mur sépare la religieuse du monde? Lorsqu'il s'agit d'une personnalité dont certains faits et certains gestes sont devenus la propriété du public, il semble que l'on ait qu'à tourner une page pour que toute une vie nous apparaisse dans sa splendeur ou sa simplicité. S'agit-il d'une femme consacrée à Dieu? sa vie intime, celle d'un journal par exemple, nous est soigneusement cachée. Le mur est vraiment là, qui arrête presque les suppositions même légitimes; ce mur, ce sont les trois voeux de pauvreté, chasteté et obéissance qui l'ont élevé, avec l'aide du silence, le silence de mort dont on entoure les chers disparus, parce qu'il semble plus conforme à la notion de néant qui est la mesure même de toute action humaine. Comprenez-vous maintenant mes hésitations, et les craintes qui s'emparent de moi? Me voilà en présence d'une vie plus remplie que celle d'un homme d'état où il n'y eut rien de médiocre, où les désirs sont devenus des ordres, les projets des fondations, les fondations des réalités merveilleuses adaptées aux besoins de tout un peuple. Mais pour relier entre eux ces chaînons, pour vous présenter autre chose qu'une nomenclature, je n'ai à ma disposition que les témoignages de regrets déposés sur sa tombe. Marie Aveline Bengle naquit le 15 octobre 1861 d'une famille profondément catholique. Son grand-père Benghel, venu directement d'Allemagne avait acheté deux terres à St-Paul d'Abbotsford. Il se disait cultivateur mais il exerçait surtout la médecine vétérinaire et confiait le soin de sa ferme à des employés. Son père fut le premier Bengle à naître au Canada; il fut lui aussi à la fois fermier et vétérinaire. Aveline passe son enfance tout entière dans ce pays de montagnes aux coloris et à la végétation si riches. Elle y acquit une robustesse de santé qui allait plus tard étonner ses collègues au travail. L'exemple des vertus familiales développe vite chez l'enfant une très vive piété; le soir de sa première communion, elle s'écria: « Le Bon Dieu a pris possession de mon âme ». En effet, dès les premières années de pensionnat passées au Mont Notre-Dame de Sherbrooke, Aveline connut la joie de l'attrait à la vocation religieuse. Cette vie de pensionnaire lui apparaît comme une grâce. Elle prend sur ses compagnes une incontestable autorité et exerce sur elles la plus bienfaisante influence. Mais les études prennent fin et munie de son brevet et de la médaille du cours gradué, Aveline Bengle retourne dans son pays. Elle qui a toujours projeté de se faire religieuse, hésite maintenant. Tant d'affection l'entoure: sa mère, son père, ses cinq soeurs, chacun se sent attiré par la belle jeune fille, si bienveillante, si intelligente. C'est à qui lui donnerait le plus de son coeur. Pourquoi partir? Pleine de doute, elle demande à Dieu un signe. Et le signe vient de la part d'un prêtre qu'elle n'a jamais vu, et qui l'ayant confessée l'invite à venir causer avec lui après sa communion. Quand elle le quitte, c'est pour solliciter immédiatement son admission à la Congrégation Notre-Dame. Chose étrange, la jeune fille qui à Sherbrooke remplaçait volontiers et avec succès une maîtresse absente ou malade, maintenant novice à l'Assomption puis à Iberville faillit être renvoyée à cause de ses gaucheries. L'influence de sa tante au Conseil Général lui accorda un sursis, et le 14 septembre 1882 Aveline Bengle devenait religieuse de la Congrégation Notre-Dame. Entouré d'ormes et d'érables, situé dans le voisinage des riches villas montréalaises, le Mont-Ste-Marie, en 1833 était un centre réputé de culture féminine. Les jeunes filles qui en sortaient savaient écrire de jolies lettres, se présenter avec grâce et converser agréablement. Exceptions faites de l'ortographe et de la grammaire qui venaient d'être fixées et étaient imposées à l'attention des élèves, elles avaient donc à peu près le même bagage intellectuel que leurs soeurs de la fin du régime français. Qui s'en étonnerait? Pendant 50 ans, le manque d'écoles et d'instituteurs n'avait-il pas privé le peuple canadien de l'instruction élémentaire. Pour ceux qui avaient vécu ou se rappelaient ce temps de ténèbres, c'était merveille de constater l'existence d'un monument tel que le Mont-Ste-Marie: un temple grec dans un bois sacré, disait-on respectueusement. L'ambiance de cette maison, faite de lumière, de piété, de distinction convenait particulièrement à la jeune religieuse. Dès son arrivée, les grandes furent vivement frappées par sa beauté, sa fraîcheur, l’éclat de son regard. Comme Soeur Ste-Anne ne les dépassait en âge que de quelques années, des rapports quasi-fraternels s'établirent bientôt entre la maîtresse et ses élèves, rapports pleins d'aisance, d'amabilité, de gaieté, sans que pour cela la discipline fut relachée, ni l'autorité amoindrie. Celle qui à l'Assomption et à Iberville demeurait toujours un peu gauche, est ici, après un an et demi, chargée de la discipline du grand pensionnat et des cours de la 1ère classe. La Supérieure en fait même sa secrétaire. Et en 1887, une nouvelle arrivée note: «Soeur Ste-Anne Marie est une sorte de divinité, à laquelle tous rendent hommage. La Supérieure prend ses avis en tout. On fait grand cas de ses paroles, on admire sans restriction ses compositions en vers et en prose, les fêtes, les concerts préparés par elle; on l'entoure de prévenance et de délicatesse. C'est à qui lui rendrait de petits services; si bien qu'elle n'a jamais besoin de prendre l'aiguille pour ses travaux de couture. Il se trouve à point nommé une amie, une bonne compagne, qui à la dérobée s'empare de ses effets et les remet dans sa commode, tout retapés, tout rafraîchis.» Soeur Ste-Anne a le don mystérieux d'attirer les coeurs et personne n'échappe à son attraction. Le secret de cet attachement général, c'est un besoin inné de faire plaisir, de donner sans compter, de payer de sa personne. Survient-il un différend? Son art de raccommoder les choses est tel que l'affection en sort plus vive qu'auparavant. Elle a l'intuition des paroles qui vous laisse l'impression d'être vraiment la plus aimée. Son talent de plume est mis au service de toutes, cela spontanément. Devenue assistante, elle surveille les états d'âme de ses soeurs. Il ne faut pas qu'un nouvel échec arrive à celle-ci, pensait-elle. Et là-dessus, elle se mettait à son aide, annonçait aux élèves qu'elle recevrait les leçons, faisait préparer un examen qu'elle corrigeait elle-même, ou encore, en appelant aux bons sentiments des élèves, suggérait des résolutions à prendre. Les programmes de cette époque n'étant pas très précis, chaque maîtresse les interprétait selon ses goûts ou ses aptitudes. Soeur Ste-Anne donna à ses élèves une culture plutôt à base de lettres, que de sciences et de mathématiques. Les catéchismes sous la direction de maîtres tels que M. le chanoine Bruchési, puis de M. l'abbé G. Gauthier, inculquaient une religion solide à laquelle s'ajoutait la pratique journalière d'une vie chrétienne fervente: méditation du matin, lecture spirituelle, visite au St-Sacrement, étaient surveillées de près et rendues plus attrayantes par la pieuse religieuse qui savait en varier les exercices et les pénétrer d'onction. Un équilibre salutaire en résultait, qui était la caractéristique de la formation reçue au Mont-Ste-Marie à la fin du XIXe siècle. De 1897 à 1903, Soeur Ste-Anne remplit la charge d'assistante. Le nouvel aumônier du Mont-Ste-Marie, l'abbé Georges Gauthier, arrive d’Europe: il est tout imprégné de culture latine et son âme est remplie de splendides projets. Tout de suite, il a deviné la femme supérieure que ses fonctions lui permettent de rencontrer. Aussi la taquine-t-il sur sa «formation de mousseline» et sans tarder, il lui propose une sorte de programme classique où figuraient du latin, des analyses, des dissertations littéraires et des sciences. Les jeunes soeurs durent se joindre à leur aînée. «Les travaux se succédaient régulièrement, et les traits rouges qui sabraient les copies, ne laissaient pas s'endormir dans une fausse complaisance les disciples d'un maître qui entendait former le goût de ses élèves». II fallait produire, non plus de «la mousseline», mais de «la solide étoffe». Emportée par son ardeur, lors de l'ouverture de la chaire de littérature française à l'Université, Soeur Ste-Anne trouva le moyen de bénéficier de cet enseignement supérieur. Par l'entremise d'une ancienne élève amie, elle se fait expliquer les sujets de composition française, les traite, puis les remet au professeur qui les lui retournait annotés et corrigés. Cette initiation aux études classiques se fait en outre de ses cours aux graduées et de sa surveillance des classes du pensionnat. N'importe! Ce sont les belles années de sa vie! En 1903, une requête générale des Soeurs du Mont Ste-Marie la fait nornmer supérieure. Pendant les cinq années qui vont suivre, il est facile de prévoir qu’ayant en main l'autorité première, Mère Ste-Anne va l'exercer dans le sens de la marche en avant. Les études d'abord. Mère Ste-Anne a compris que la mission de la femme dans la famille et la société doit se préparer par des études solides et larges. Le domaine, inexploré jusque-la de la philosophie, fut ouvert aux soeurs et aux élèves par un maître professeur, docteur des grandes universités romaines, l'abbé A. Curotte, plus tard chanoine de St-Jean de Latran. Puis une chaire de littérature fut créée dans la maison même. Les professeurs, que les religieuses ne pouvaient encore entendre à l'Université, elle en retint les services, et successivement Messieurs Augustin Léger, Louis Arnould, Louis Gilet furent invités à initier aux beautés de la langue française les grandes élèves et les religieuses de la Congrégation Notre-Dame qui s'étaient inscrites nombreuses à ce cours. Ces innovations n'allaient pas sans heurts, mais quand vint le tour de la chimie avec M. Jean Flahant, de l'École Polytechnique comme titulaire, ce fut un tolle. On cria au «pédantisme», au déclassement. Mère Ste-Anne ne broncha pas. Mais, aux travaux de couture, de tricot, de broderie déjà en honneur, elle ajouta un cours d’art culinaire, ou sous l'habile direction de MIle Élise Gauthier, les élèves apprirent à confectionner, non seulement les mets ordinaires, mais la table fine des grandes occasions, qui bien souvent convainc mieux qu'une thèse de philosophie. Les études furent le premier souci de la grande supérieure. La restauration de sa maison fut le second. Elle s'avisa même de vouloir y intéresser son riche voisin, Lord Stratchona, qui de Londres où sa lettre lui parvint après des mois lui fit tenir un chèque de $1000 dollars. Imaginez la surprise! Tout l'outillage scolaire en fut sensiblement amélioré. «Les murs se couvrirent de gravures représentant les oeuvres des grands maîtres. Le corridor du premier se transforma en une galerie des Bustes. Antiques et modernes, musiciens, poêtes, philosophes, peintres voisinaient là, solennels sur leur piedestal. Le couvent prenait ainsi grand air et les religieuses félicitaient leur supérieure de son bon goût. Mais cet envahissement de personnages inconnus ne laissait pas que d’intriguer fort une chère vieille soeur converse qui ne s’expliquait pas ce que venaient faire là toutes ces têtes frisées. Voulant en avoir le coeur net, elle aborda une soeur: « Dites-moi, c'est-y des saints, ca? Non, ce ne sont pas des saints. - C'est-y des prêtres? - Non, ce ne sont pas des prêtres. - Comment, reprit-elle, scandalisée, c'est des séculiers. Je ne comprends pas qu'on mette tant de séculiers dans une maison religieuse.» La réflexion amusa beaucoup Mère Ste-Anne et peu s'en fallut que sa galerie ne gardât le nom de «Corridor des Séculiers.» (Sr. Ste-Sophronie). 1908. Des idées nouvelles s'étaient fait jour. De sérieuses discussions s'élevaient sur l'opportunité d'ouvrir l'enseignement secondaire aux Jeunes Filles. Mère Ste-Anne soutenait la cause avec ardeur, mais les Mères du Conseil étaient loin de partager son enthousiasme. Voilà qu'un beau matin d'avril, le grand quotidien la Patrie annonce qu'un groupe de laïques se propose d'ouvrir à l'automne un lycée neutre feminin. Pour le coup, la congrégation Notre-Dame s'émut: l'éducation de la femme dans toute son étendue, n'était-ce pas la mission que lui avait confiée Marguerite-Bourgeois? Aussitôt Mère Ste-Anne fut chargée d'exposer à Mgr Bruchési le projet audacieux de la communauté. II donna son autorisation. L'ouverture de la nouvelle école fut annoncée pour le mois d'octobre de la même année et le lycée neutre mourut avant d'avoir vu le jour. Sur le point de devenir une réalité, toute l'importance et les difficultés de l'entreprise apparurent. Partout dans la communauté, l'on se mit à dire que seule Sr. Ste-Anne pouvait conduire à bonne fin une oeuvre aussi complexe; mais elle-même suggérait Mère Ste-Alivine, asssistante à Villa-Maria. Les déliberations ne furent pas longues, car au début de juillet elle recevait son obédience de fondatrice de l'École d'Enseignement supérieur pour les jeunes filles. Sans doute, ses études l'avaient-elle préparée, mais surtout ce sont ses qualités d'organisatrice, pleine d'initiative et de ressources qui la désignèrent à ce poste. Grande abatteuse de besogne elle-même, elle exigeait de toutes du bon travail. Pas une parcelle d'activité ne devait être perdue. Les aptitudes les plus diverses, elle savait les découvrir et les utiliser au mieux. Bien plus, elle confiait à chacune, en marge de son emploi, des tâches d'à côté auxquelles elle trouvait deux avantages; celui d'élargir les horizons et celui d'obliger des bienfaiteurs acquis ou à venir. Et sachant que l'allégresse décuple les forces, elle ne laissait jamais passer l'occasion de causer de la joie par une louange ou un encouragement. Grâce à cet épanouissement créé autour d'elle pendant 25 ans, elle laissait le Mont Ste-Marie dans un état de prospérité enviable tant par le nombre de ses élèves que par les progrès accomplis dans tous les domaines de l'enseignement. Elle s'était acquis des collaborations précieuses pour ses oeuvres futures, mais la séparation exigée brisait le coeur de toute une famille. Dans sa lettre d'approbation Mgr avait écrit: «L'oeuvre que vous entreprenez présente des difficultés que vous ne vous dissimulez pas. Elle demande de la prudence, un grand tact, une connaissance parfaite du monde et des exigences de notre temps, un zèle éclairé, un dévouement que rien ne rebute.» En effet, les opinions les plus diverses commencèrent à se faire jour. Les uns approuvaient le mouvement sans réserve, les autres le regardaient comme un acte de féminisme outré. De précieux encouragements étaient venus des évêques, de Sir Lomer Gouin, premier ministre du Québec, de monsieur de la Bruère, surintendant de l'Instruction publique. Mais l'angoisse étreignait l’âme des fondatrices, Mère Ste-Anne et Mère Ste-Agnès-Romaine, chargée de la section anglaise. Tout était à faire. II fallait élaborer les programmes, trouver des professeurs, s’assurer des élèves, songer à la séance d’inauguration. Les soucis matériels même remplissaient les heures. Quelques amis dévoués leur vinrent en aide, par l’offrande de superbes gravures, par le don de sérieux volumes ou de meubles indispensables, tant et si bien que le 8 octobre, l’École était prête à recevoir ses élèves. Quarante-deux s'étaient inscrites aux differents cours. Douze au cours français et trois au cours anglais devaient suivre les classes régulières. De ces pionnières de l'oeuvre, quatre seulement devaient persvérer jusqu'à l'obtention du baccalauréat. Marie Gérin-Lajoie 1911- Yvonne Charette 1912- Florence Fernet (Martel) 1912- Georgette Lemoyne 1913. En dehors des cours d'apologétique, de philosophie, de physique, de latin, de littérature canadienne, de littérature française et de composition confiés à des professeurs de l'extérieur, Mère Ste-Anne restait seule chargée de la classe régulière et de la direction des élèves. (En novembre on lui adjoignit Sr. Ste-Alphonsine. On se demande comment elle pouvait suffire à tant de besogne et trouver en outre le temps d'étudier pour elle-même; car il fallait pour la réputation de l'École que la directrice eût des grades universitaires. À 45 ans, elle se remet à l'étude et ce furent successivement l'examen de sciences, l'examen de lettres, le baccalauréat ès arts (1915) et la licence de philosophie. L'oeuvre se développait lentement, car les études supérieures pour les jeunes filles continuaient d'effrayer les gens. Une section cependant attirait beaucoup d'élèves: celle des affaires dirigée par Sr Ste-Catherine-du-Rosaire. Cette digne religieuse a su en assurer la prospérité par la valeur de son enseignement et de son expérience. En 1913, Mère Ste-Anne était nommée maîtresse générale des études, tout en restant directrice de l'École. Soeurs Ste-Théophanie et Ste-Marie-des-Lys venaient de lui être adjointes pour la classe. Les visites de Mère Ste-Anne dans les différentes maisons de l'Institut, en lui faisant toucher du doigt les difficultés rencontrées par les maîtresses, firent grandir en elle un désir né depuis longtemps déjà. Après bien des démarches, qui témoignent d'une diplomatie consommée, elle obtint certaines allocations de la Commission scolaire de Montréal et fonda son cours de pédagogie pour religieuses enseignantes. Ces conférences données le samedi par des pédagogues de carrière, determinèrent bientôt un programme de trois années d'études régulières. Le nombre chaque année croissant des élèves fit germer dans l'esprit de Mère Ste-Anne le plus audacieux de ses projets: la construction d'une très vaste maison où elle pourrait établir un cours fermé de pédagogie avec des écoles annexes. Mais où prendre les capitaux? Tout de suite, la communauté se récusa. Ayant l'appui de Mgr Gauthier qui, en 1922, obtint du comité catholique l'approbation du futur institut, puis en 1923 en fit adopter le programme, Mère multiplia ses instances auprès du gouvernement jusqu'à ce qu'elle en obtint un emprunt suffisant pour permettre la construction. On raconte qu'un soir, angoissée par la grande responsabilité qui pesait sur elle, Mère Ste-Anne fit à Ste-Thérèse de l'Enfant-Jésus cette étrange prière: «Chère petite sainte, dites-moi si Dieu approuve notre oeuvre, et si elle lui plait, envoyez-moi des roses, beaucoup de roses». On était au mois d'avril et nulle fête n'était en vue. Or le 29 avril, Mère Ste-Anne Marie recevait de Paris, le diplôme d'Officier d'Académie, et dès le soir, ses amies mesdames A. Thibodeau & F.B. Mathys lui apportaient, en venant la féliciter, de superbes gerbes de roses. La nouvelle se répandit vite, si bien qu'à l'ouverture du mois de Marie plus de cinq cents roses ornaient la chapelle de la maison-mère. La construction du local étant assurée, il fallait songer à l'organisation des cours, d'après les données des meilleures écoles européennes, puisque rien de semblable n'existait au pays. Les autorités jugeant qu'un voyage en Europe s'imposait, Mère Ste-Anne s'embarqua à New York, à bord de l'Empress of Scotland, le 3 décembre 1925, en compagnie de Soeur Ste-Elisa, directrice de la section anglaise de l'école. En France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Suisse et en Belgique, elle visita des universités, des Instituts, des Écoles normales, des Écoles Enfantines. À Rome, elle fut reçue en audience privée par Sa Sainteté Pie XI qui lui donna la devise de son Institut: Docete. Ayant vite saisi la puissance d'intelligence de sa visiteuse, sa compréhension des choses de l'éducation, son habilité à les promouvoir, plus d'une fois il a répondu à des canadiens qui le consultaient en matière d'instruction de la jeunesse: «Consultez sur ce point la pédagogue Ste-Anne-Marie.» Au début de juillet, elles étaient de retour au poste, préparant les nouveaux programmes à l’aide de tous les documents qu'elles avaient apportés de là-bas. Le premier octobre (1926), les élèves arrivèrent nombreuses dans la nouvelle maison au fronton de laquelle se lisait l'inscription: Institut pédagogique. L'École d’enseignement supérieur pour les jeunes filles s'y abritait, mais à partir de cette date, placée sous le patronage de la vénérable Fondatrice, elle portera le nom de Collège Marguerite-Bourgeoys. Trente-quatre jeunes filles s'inscrivirent pour le cours fermé de pédagogie. Le cours d'extension pour les religieuses fut organisé immédiatement, et dès décembre les examens eurent lieu à l'Institut, de même que la soutenance des mémoires pédagogiques. En 1927, Mère Ste-Anne organisa les cours d'été pour les institutrices laïques puis pour les religieuses enseignantes de toutes les comnunautés. Vinrent ensuite les différentes sections d'art: dessin, peinture, musique, chant grégorien; puis économie domestique et artisanat; et enfin, dernière fondation, un cours normal spécial pour les classes d'arriérés mentaux. Tant de travaux ne pouvaient manquer d'attirer l'attention des autorités civiles et religieuses. En 1928, sa compétence pédagogique la faisait choisir comme membre de la commission scolaire de Montréal. Déjà, le gouvernement français lui avait accordé le titre de membre d'académie et les palmes d'argent; puis les palmes d'or d'Officier d'Académie. Le Département de l'Instruction publique lui avait décerné le diplôme du mérite scolaire du 3e degré. Georges V l'honora de la médaille d'or du Roi. L'université de Montréal lui octroya le Doctorat en pédagogie honoris causa. Mgr Gauthier lui remit la médaille du Saint-Père Bene merenti. Que de titres accumulés dont Mère Ste-Anne rejetait l'éclat non sur elle-même mais sur la comrnunauté! Par modestie, sans doute, mais non pas de cette modestie naïve et un peu artificielle qui déplace le vrai mérite pour le reporter à quelqu'un à qui il ne revient pas. Elle avait pleinement conscience de sa valeur personnelle. Elle n'aurait pas pu autrement s'engager avec tant de fermeté dans la fondation qu'elle a dû poursuivre au milieu de tant de difficultés. Un jour qu'il lui parut qu'on voulait diminuer l'envergure de son plan, elle s'écria : «Oh! ce n'est pas cela du tout! Nous ne voulons rien de médiocre! Nous irons jusqu'à la perfection!» Elle avait parfois de ces phrases lapidaires qui révélaient l'ampleur de son idéal et l'énergie qu'elle mettrait à le poursuivre; mais surtout elle avait à son service ce calme de l'esprit que ni la critique dissimulée ni l'arme du ridicule ni l’opposition déclarée ne faisaient reculer. Ajoutez à cette qualité plutôt masculine de l'esprit, toutes les finesses, les détours, les intuitions de l'esprit féminin, la grâce et la dignité d'une grande dame et une voix mesurée, posée, presque toujours douce et sympathique et vous aurez le secret de sa puissance conquérante. Quand elle arrivait à l'archevêché, le portier la saluait en disant: «Voici la reine du Canada». Et Mgr Gauthier, qui avait en horreur les petites manières hypocrites des femmes en général, et des religieuses en particulier: «Demeurez, demeurez, diait-il à son secrétaire qui s'excusait à l'annonce de Mère Ste-Anne, nous ne serons pas trop de deux. C'est une dompteuse de lions que nous allons recevoir.» D'ailleurs, fait assez significatif, dans l'intimité il ne l'appelait jamais autrement que «Ste-Anne» comme pour la dépouiller de tous les artifices que son costume ou son sexe lui auraient permis. Quant à Mgr Bruchési, son amitié et son admiration pour Mère Ste-Anne dataient de trop loin pour qu'il put résister longtemps à ses arguments convainquants. Et puis, sa sensibilité à fleur de peau lui faisait goûter plus qu'aucun autre le charme de Mère Ste-Anne qui lui garda jusqu'à la fin une inébranlable fidélité. On raconte encore qu'à son arrivée au pays, le cardinal Casulo était très curieux de connaître Mère Ste-Anne. Pie XI lui avait parlé de la grande pédagogue! De son côté, Mère Ste-Anne tenant à faire bonne figure s'était renseignée: elle avait certaine coquetterie et même certaine rouerie à ses heures. Lors donc de leur rencontre les voilà; parlant de pédagogie sans doute, mais aussi de la vie antérieure du prélat, de tel discours prononcé à Rome, de tel de ses succès et cela tantôt en français tantôt en italien, si bien qu'elle jeta le nonce dans la plus grande admination. L'ayant quitté, Mère Ste-Anne salua Mgr Gauthier en disant: «Mgr, je crois que je serai très bien avec ce nonce». Mère Ste-Anne avait pour ses amis des attentions délicates et amusantes à la fois. L'abbé Maurice, son collaborateur des premières heures, puis son collègue à la cornmission scolaire était un homme dont l'ironie mordante faisait le malheur. Quittant un jour le collège après son cours habituel de latin, il s’écria pris d'une lassitude subite : «Comme je voudrais goûter la paix de ce moine». Il désignait le moine d'Amalfi dont une splendide reproduction ornait le mur. Quelques temps après, il recevait ayec de bons souhaits pour un joyeux anniversaire «le moine d'Amalfi». Surprise de l'abbé Maurice! Sa surprise se changea en un très vif plaisir quand il se reconnut lui-même sous les traits heureux du bon franciscain. Mère Ste-Anne en avait fait faire une copie par son meilleur professeur de peinture. Vous avez vu le rayonnement d’âme de Mère Ste-Anne sur ses élèves, sur ses soeurs. Son besoin de se dévouer, de créer du bonheur est allé bien au-delà. Les religieuses des autres communautés qu'elle eut l'occasion de rencontrer après la fondation de l'Institut Pédagogique, le seul du genre au Canada français, étaient ses amies. «Nous travaillons toutes pour le même père de famille, disait-elle. Les costumes n'y font rien.» Elle poussa même le désintéressement et la largeur d'esprit jusqu’à encourager la création d'autres collèges pour jeunes filles, jusqu'à les aider de ses conseils pour leur organisation et leur succès. «La charité n'est pas envieuse», répétait-elle. Sa sollicitude pour ses anciennes élèves est touchante. Plusieurs doivent à sa générosité ou à son influence l'instruction de leurs filles et même de leurs fils, des bourses d’études en Europe ou des positions lucratives. Lorsqu'une personne à laquelle elle était attachée était menacée d'une épreuve, peut-être injuste, elle se redressait et ses yeux brillaient. Elle disait: «Cela ne sera pas!» Et en effet, tant elle était pleine de ressources et d’autorité, elle voyait à ce que cela ne fût pas. Son coeur, il est connu, on en profite. Les demandes affluent de toutes parts: missionnaires, prêtres pauvres, anciens professeurs, souscriptions, abonnements, bonnes oeuvres, nulle requête ne reste sans réponse. Que dire de ses aumônes aux pauvres, aux petits et même aux chômeurs! Certains d’entre eux en usaient et même en abusaient bien un peu, au grand scandale de notre chère soeur assistante, qui lui reprochait aimablement de se laisser tromper. «Que voulez-vous, je ne puis pas les refuser, c’est plus fort que moi». Heureusement, le bon Dieu venait à son aide par l’intermédiaire d'amis dévoueé à ses oeuvres. Combien de fois n'a-t-elle pas reçu d’une manière absolument inespérée le centuple de ce qu'elle venait de donner! Les choses d'éducation n'épuisèrent donc pas I’activité de Mère Ste-Anne. Elle a fait mentir avec éclat le proverbe qui dit que les amis de tout le monde ne sont les amis de personne. Alors qu'elle se faisait toute à tous, jamais elle n’a connu l'amitié banale et de pure politesse. Ses faveurs, elle les accordait en des termes qui constituaient non plus une faveur ordnaire mais un hommage de très grande confiance qui a largement contribué à augmenter son prestige dans toutes les classes de la société. Le 13 mars 1937, à huit heures du soir, Mère Ste-Anne Marie rendait son âme à Dieu. Quinze jours plus tôt elle assistait encore à une réunion de la commission scolaire. Dieu est venu la prendre comme un voleur: il ne l’a pas surprise. «Si c’est l’appel de Notre-Seigneur, répond-elle, quand on lui apprend l'aggravation de sa maladie, je n'ai qu'à y répondre". Et de toute la force de son vigoureux caractère, elle se détourne aussitôt de la terre, abandonne ses nombreux projets, met avec calme l'ordre dans ses affaires. Cette sérénité devant la mort, n'est-ce pas la preuve suprême qu'attendaient sa communauté, ses compagnes, ses amis, ses élèves de son union avec le Christ? «La vie, a-t-elle écrit quelque part, est toujours en rapport avec la prière qui en est l'âme...». Ses soeurs ne la voyaient pas sans émotion prier à la chapelle. Le matin, digne et recueillie, elle entrait en faisant un majestueux signe de la croix: ce premier geste, elle le voulait grand à la mesure de ses actions; puis après une journée surchargée ou au retour des assemblées de la commission scolaire, quel abandon dans la récitation de son rosaire; et le soir, à genoux tout près du tabernacle, cette fois, avec quelle ferveur elle rendait à Dieu ses comptes spirituels, lui apportant la gerbe de ses actions et le bonsoir de son coeur aimant. Si donc sa vie intérieure fut couverte à de certains moments par l'éclat de sa prodigieuse activité extérieure, la prière n'en fut pas moins le principe et la cause de son étonnante fécondité. L'abbé Maurice, son collaborateur pendant 20 ans, ne va-t-il pas jusqu’à dire: «C'était une sainte. Elle le fut par la parfaite obéissance à ses supérieurs de tout ordre et de tout rang; par l'accomplissement quotidien de ses grands et de ses petits devoirs; par la modestie et élevées de la société, ses hautes fonctions et ses continuels succès auraient bien pu l'exposer à faire quelques légers accrocs. En tout et partout soeur Ste-Anne-Marie resta dans l'ordre et sut conserver une dignité exemplaire». Trop tôt semblait-il venait le moment où Dieu appelait à lui sa vaillante ouvrière. Mais pour elle allait se réaliser la parole de l'Esprit-Saint: «Ceux qui auront fait luire la lumière aux regards des autres brilleront comme des astres dans les perpétuelles éternités». D'après le livre intitulé «Mère Ste-Anne-Marie». Souvenir offert à Mère Ste Anne d'Auray, le 5 juin 1938.
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