Époux |
Chapitre CinqÉPOUXCommence bientôt le grand défi de bâtir ce couple qui servira de fondement à notre famille. Je veux former avec mon mari une équipe dont toute l'énergie sera dirigée vers l'atteinte d'idéaux communs. Chez mes parents, j'ai toujours cherché faire de mon mieux. Mais j'étais entourée de ma mère, de mes soeurs et j'étais habituée à un certain train de maison. Tout allait bien. Maintenant jeune mariée, je me trouve bien dépourvue devant les tâches domestiques ordinaires. Je ne me sens plus à l'aise du tout. Jean d'ailleurs me fait vite comprendre que je serai reine et maîtresse dans ma maison, mais seule. Il a tant de projets à mettre au point de son côté. Aussi, quand il me téléphone du bureau m'annonçant qu'il ramène un ami à souper, c'est la panique! -«Ah! Mon Dieu! que faut-il que je lui serve?» -«Fais-lui une omelette, c'est sa spécialité.» -«Une omelette?» Que je déteste donc n'être pas à la hauteur, manquer d'assurance! Jeanne la fière n'aime pas ça du tout! Mais je vais m'y mettre! D'abord timides, les invitations aux amis vont reprendre de l'allant et se multiplier allégrement, comme avant mon mariage.
Les loisirsPar ailleurs, je m'adonne au piano de façon régulière depuis que je suis très jeune. La musique fait partie de mon quotidien. Quelle joie, après souper, de toucher l'ivoire du beau piano à queue que Jean a installé dans notre salon! Mais peu à peu, ce moment de détente ne m'apporte plus qu'un plaisir mitigé. En effet, les travaux d'aménagement de la maison vont bon train, menés de main de maître par Jean. Tous les soirs, on le retrouve au sous-sol en train de construire soit la chambre de la bonne (il en faudra bien une puisqu'on prévoit avoir quatre enfants), soit une salle de jeux, soit une salle de lavage. Il exécute surtout les travaux de menuiserie et un menuisier, c'est bien connu, a toujours besoin de quelqu'un pour lui apporter un outil ou lui tenir une planche. C'est moi qu'il appelle alors à la rescousse. J'interromps volontiers mon piano pour l'aider, ça me permet d'être avec ce mari que je vois si peu. Je décide de laisser tomber la musique, qui nous fait vivre sur deux planchers différents, au profit d'une autre façon de m'exprimer: l'écriture. J'y redécouvre le plaisir du mot précis, de l'expression qui rend avec le plus de justesse l'idée ou l'état d'âme, le sentiment de satisfaction profonde quand on réussit à bien tourner une phrase. Je commence ainsi une chronique, plus ou moins régulière selon les exigences de la vie familiale, des évènements importants qui surviennent à la maison; je couche également sur papier les opinions que j'entretiens sur divers sujets.
Les plaisirs de la chaloupeHabitué à passer ses étés à la campagne, Jean m'emmène faire des ballades en auto aussitôt que les beaux jours reviennent. Nous nous promenons le long du lac St-Louis en cherchant un chalet à vendre. Tout est bien cher. Je suis d'avis d'attendre, puisqu'on vient d'acheter une maison en ville. Mais c'est plus fort que lui, Jean cherche la terre et le bord de l'eau.
À l'automne 1934, il acheté, dans un encan de la Ville de
Montréal, une des chaloupes qu'on loue pour faire un tour
sur l'étang du parc Lafontaine.
Qu'à cela ne tienne. L'avenir prouvera que j'ai raison de m'inquiéter. Ma carrière de navigatrice au long cours sera courte mais mouvementée. Le printemps suivant, on va récupérer la fameuse chaloupe qui a passé l'hiver chez le vendeur à l'île Bizard, en amont de Laval-des-Rapides. Je ne peux plus y échapper, j'embarque et l'aventure commence. Les eaux sont hautes, agitées et le courant, fort; mais Jean semble bien se débrouiller avec une paire de rames. Tout cela est presque amusant, jusqu'au moment où on arrive à des rapides qu'il faut absolument traverser, du moins, c'est l'avis de Jean. Pas question de faire du portage, la chaloupe est beaucoup trop lourde! Mon mari a vite fait de trouver une solution ingénieuse au problème, solution qui me laisse pour le moins étonnée. Il attache un long câble autour de sa taille et pousse l'embarcation... et moi, au milieu des eaux tumultueuses. Je reçois cette seule consigne : «Rame!» Simple, mais je n'ai jamais manié les rames et ne me trouve pas dans des conditions d'apprentissage idéales: je suis enceinte de sept mois et demi! À partir de la terre ferme, Jean tire la chaloupe pendant que moi, ballottée de tous côtés, je fais de son mieux pour guider l'esquif à travers les rapides. C'est finalement sans incident qu'on franchit l'obstacle et Jean reprend les rames. Ouf! La chaloupe n'a cependant pas que des inconvénients. Alors que nous nous promenons lentement sur le lac des Deux-Montagnes, nous voyons une pancarte annonçant: Maison à louer pour 15 jours en septembre, meublée, avec jardin. En plein ce qu'il nous faut! Nous rencontrons le propriétaire et l'affaire est rapidement conclue.
À l'automne, revenus à l'île Bizard, c'est encore de la
chaloupe que nous découvrons une autre pancarte: Terrain
à vendre, 20 arpents. Nous mettons pied à terre, vêtus
chacun d'un simple maillot de bain. Un homme surgit
alors, brandissant une fourche et nous interpelle, furieux: Ayant ainsi retrouvé un peu de dignité, nous obtenons du cultivateur les renseignements nécessaires. De retour à Montréal, nous nous entendons avec la propriétaire, une très vieille dame qui veut vendre à tout prix. Heureuse surprise, la transaction inclut une petite maison blanche avec quatre chambres à coucher. C'est dit, on achète. On ne regrettera jamais les quinze jours de location en septembre, le jardin et la chaloupe, car on vivra dans la petite maison blanche, en 1936, le premier de quarante merveilleux étés à l'île Bizard. |