Vocations féminines |
Ce texte authographe est en la possession de Nicole Farmer, fille de Jeanne Beaulieu CasgrainVocations FémininesTravail présenté au jury de la «Société d’Études et de Conférences»(circa 1950)Le langage des chiffres m’a paru toujours exiger une intelligence particulière, spécialisée. Pourtant, lorsque mon attention fut attirée par les statistiques vitales de 1941, une telle multitude de réflexions s’imposèrent à mon esprit que ce travail en prit forme. Les statistiques les plus récentes – en l’occurence, celles de 1941, puisque les statistiques se font de dix ans en dix ans – se lisent comme suit: dans la province de Québec, 1,672,982 hommes pour 1,658,900 femmes: ce qui équivaut à dire que sur 1000 âmes il y a 502 hommes et 498 femmes. Par contre, dans les campagnes, pour 100 femmes il y a 111 hommes, et dans les villes nous n’avons que 94 hommes pour 100 femmes. Bien plus, dans les localités que nous fréquentons de préférence, nous ne trouvons plus pour 100 femmes, que 72 hommes dans Westmount, et 79 dans Outremont. Évidemment nos filles auront toujours l’alternative de se diriger vers... Arvida par exemple, où paraît-il, il y a 134 hommes pour 100 femmes. Et voilà la porte ouverte aux conjectures, aux projets, aux suggestions, aux résolutions... Si donc, dans un certain milieu, qui est précisément celui qui nous intéresse, près du quart des femmes doivent rester célibataires, il serait temps de détruire le préjugé qui persiste contre la femme qui «ne trouve pas à se marier» et pour cela, les femmes devraient être élevées de telle sorte qu’elles aient, non seulement le droit, mais aussi le pouvoir de ne pas choisir le mariage comme vocation. De fait, il y a d’autres vocations féminines presqu’aussi précieuses à la famille et à la société – si paradoxal que cela paraisse. Les femmes qui fondent un foyer constituent évidemment le groupement le plus considérable au Canada. Pour conserver à ce foyer son attrait, il faudrait, par tous les moyens possibles, tenter de signaler que la femme mariée qui a des enfants est la base même de la société; et dans les temps de crise, répéter et répéter encore que cette femme sert vraiment son pays en restant à la maison et en prenant soin de sa famille. Pour élever la vie familiale à ce niveau, il faudrait encore que les femmes, patronnes ou employées, soient mieux formées pour leur tâche de travailleuses domestiques. Une maîtresse de maison compétente est le premier artisan de la qualité d’un peuple. Chaque génération nouvelle porte la marque de la vigilance, physiologique et matérielle, le sceau du caractère et des moeurs de la mère, puisque chaque génération pendant les premières années lui appartient exclusivement. D’autre part, nous le savons pour l’avoir expérimenté nous-mêmes, une main d’oeuvre féminine non qualifiée déprime le niveau de la vie. Elle limite la contribution à la société d’autres femmes ayant une instruction supérieure; elle arrête l’élan de celles qui seraient prêtes à lui consacrer leurs loisirs. Or la valeur de ces services bénévoles est incalculable: le progrès social leur doit le jour. Progrès social aux multiples visages. À l’origine, progrès social était synonyme de charité chrétienne appliquée aux classes déshéritées de la société... Le jour vint où la classe déshéritée par excellence parut être le groupement féminin. Une levée aussi considérable de revendicatrices provoqua une masse de protestateurs. La femme n’en obtint pas moins gain de cause, mais comme à la suite de toutes les luttes un peu vives, le but fut dépassé: ses droits ayant été reconnus égaux à ceux de l’homme, elle exigea qu’ils fussent identiques. Ainsi se trouvait renversé un ordre de valeurs spirituelles accumulées par des siècles d’expériences. Si vous songez que ces réformes se sont accomplies au cours de la période la plus tragique de l’humanité: deux guerres mondiales en moins de trente ans, et deux guerres à la fois barbares et raffinées, scientifiques et morales, vous comprendrez que toute la société s’en soit trouvée ébranlée. La femme ayant dû remplacer l’homme et l’ayant fait avec avantage dans bien des cas, a perdu le sens de sa véritable vocation féminine. En se masculinisant, a-t-elle amélioré son sort? Qu’on me permette d’en douter! Elle a surtout doublé l’apport humain aux grandes puissances de l’argent au détriment de la famille, qui était son climat, son royaume. Pour dissiper le désarroi général, la voix de l’Église s’est enfin élevé, et cette voix ressemble étrangement à celles des autorités laïques averties. «Rendre les hommes plus masculins, les femmes plus féminines, c’est par là que l’on parviendra à la libération de ces dernières, et c’est sur cette base que l’on doit établir le véritable féminisme» affirme l’éminent sexologue Maranon qui fait autorité. Et le docteur Biot dans son livre «L’âme et le corps» abonde dans le même sens: «Parmi les tâches urgentes qui s’imposent à l’attention du moraliste et du sociologue, une des plus pressantes est de remettre en lumière à quelle hauteur de beauté morale et physique, de vie spirituelle, de dignité humaine atteint la femme qui accepte sa vocation féminine.» «Toute femme en conséquence,» ici je cite textuellement les paroles de Pie XII, «toute femme a, sans exception, le devoir, le strict devoir de conscience de ne pas rester absente mais d’entrer en action, dans les formes et dans la manière qui conviennent à la condition de chacune, pour contenir les courants qui menacent le foyer, pour combattre les doctrines qui ébranlent ses fondements, pour préparer, ordonner et mener à bien sa restauration.» Mais l’activité de la femme mariée, consciente de son devoir, se déploie en grande partie dans les travaux et les occupations de sa propre vie domestique. Ce n’est pas peu de chose que d’élever des hommes... Or l’oeuvre de restauration que nous signale le St Père exige plus que les loisirs de certaines femmes généreuses. C’est une oeuvre qui demande du temps, tout le temps d’une multitude de femmes. «Où mieux trouver ces femmes sinon parmi celles que leurs aspirations poussent ailleurs que dans les liens du mariage, ou encore parmi celles-là à qui les évènements ont imposé la solitude? Au lieu de les laisser se replier sur elles-mêmes dans une vie égoïste, inutile ou sans orientation, voici un champ d’action qui les réclame à tel point que peu d’autres femmes que leurs époux, leurs enfants, ou leurs voeux assujettissent, pourraient s’y exercer d’une façon vraiment efficace. Ce champ d’action qui s’offre aujourd’hui à la femme, peut-être suivant les aptitudes et le caractère de chacune, ou intellectuel ou plus pratiquement actif. Étudier et faire connaître la place et la fonction de la femme dans la société, ses droits, ses devoirs; se faire l’éducatrice et le guide de ses propres soeurs; dissiper les préjugés, expliquer la doctrine de l’Église: voilà le travail de base qui s’impose pour faciliter ensuite l’action directe. Cette participation directe, cette collaboration effective à l’activité sociale et politique n’altèrent en rien le caractère propre de l’action de la femme. Associée à l’homme, elle s’appliquera principalement aux questions qui exigent du tact, de la délicatesse et de l’instinct maternel plutôt que de la rigidité administrative. Qui mieux qu’elle peut comprendre ce que requièrent la dignité de la femme, l’intégrité et l’honneur de la jeune fille, la protection et la rééduction de l’enfant? Et sur tous ces points, combien de problèmes réclament l’attention et l’action des gouvernements et des législateurs!» (Extraits du discours prononcé par le Pape en 1945, devant l’Action catholique féminine italienne). Il est clair que la vocation de la femme ainsi comprise ne s’improvise pas. L’éducation «féminine» de la jeune fille et bien souvent de la femme en est la condition nécessaire. Les éducatrices ont la tâche immense d’orienter les études de la jeune fille dans le sens de ses intérêts profonds et de ses aptitudes. Elles doivent par ailleurs tenir compte de sa destination sociale. Or, la plupart de nos adolescentes, si elles ont à préparer un avenir professionnel ainsi que semblent l’exiger les conditions actuelles de la vie économique, ne doivent point perdre de vue que pour une femme, le tout premier plan reste... « la vie féminine, avec ses exigences morales et pratiques qui requièrent un véritable apprentissage. Un apprentissage qui rationalise le travail sans pour cela lui ôter sa poésie, qui assure les automatismes de base, engendre l’aisance du geste et par là même libère l’esprit et gagne un temps précieux. La femme est reine de son royaume, à condition d’en avoir acquis la maîtrise, en quelque sorte technique.» (Extraits de «Éducation féminine» par Suzanne Durand.) L’idéal serait évidemment que cette formation put se réaliser dès l’enfance et dans l’intimité du foyer chrétien, sous l’influence maternelle. Malheureusement, il n’en est pas toujours ainsi et cela n’est pas toujours possible, parce que l’on ne peut donner que ce qu’on a. Or dans la province de Québec, nous avons l’extrême avantage d’avoir à notre disposition des établissements de premier ordre pour former une élite féminine active.
Ici, je demeure songeuse et perplexe. Il faut, ai-je dit, que la jeune fille soit en mesure de choisir ou de ne pas choisir le mariage comme vocation. Mais, si les vocations se superposent? Qu’arrivera-t-il à l’avocate qui se marie? Qu’arrivera-t-il à l’enfant de l’avocate? Nous avons toutes rencontré Madame Poinsot-Chapuis et nous avons été éblouies par sa splendide carrière. Nous avons été touchées de la misère des «grandes existences», en la sachant ici pour obtenir de notre science canadienne, la guérison de son fils... qu’on lui refusait en son pays. Ses conférences, faites pour couvrir ses frais de voyage et de médecins, nous ont justement remplies d’étonnement à cause de la force d’esprit qu’elles dénotaient, à cause de l’aisance de leur expression, à cause de leur note de féminité. Mais tout près de Madame Poinsot-Chapuis et plus près encore de son enfant se tenait une célibataire non moins admirable, Mlle Poinsot, qui avait lié sa vie au ménage Poinsot-Chapuis et en permettait l’épanouissement. Qu’est-ce à dire? Les ménages de professionnels doivent-ils être des ménages à trois? Ou l’enfant doit-il être banni de ces foyers? Certaines femmes médecins ou avocates que j’ai rencontrées ne semblent pas s’être posé le problème. Síl surgit, m’a-t-on répondu, l’argent que nous serons deux à gagner, saura trouver et garder l’aide compétente nécessaire pour le solutionner... L’argent que nous serons deux à gagner, quelle assurance problématique, quel palliatif à l’éducation maternelle, quelle déviation de la vocation féminine! Ainsi donc, l’enfant serait engendré par une femme et spirituellement par une autre! Quelle porte ouverte aux conflits psychologiques, à l’inquiétude, à la souffrance, à la névrose! Quel résultat inattendu de la haute culture! Dans ce domaine de la culture, je crains, en effet, qu’il n’y ait eu ici encore, confusion grave entre égalité et identité. Au lieu de libérer la personnalité féminine, de la cultiver judicieusement, au lieu d’élever une femme vraiment femme, on s’est épris d’une orientation masculine, tant pour les études que pour les travaux professionnels. Loin de moi la pensée de condamner totue aspiration féminine aux carrières traditionnelles. Mais je crois qu’il serait bon d’insister sur le fait que les Marie Curie et les Poinsot-Chapuis sont des phénomènes rares, dont un concours extraordinaire de circonstances ont favorisé la réalisation. S’il est permis d’avoir un idéal louable et de le placer très haut, rien n’autorise qui que ce soit à lui sacrifier des intérêts primordiaux pour l’atteindre. Une femme qui choisit une carrière plein-temps s’y consacre au détriment de sa vie sentimentale et si, par un tour du coeur, elle doit reviser ses valeurs, je crois qu’aucun compromis n’est possible entre la famille et le travail professionnel. Ceci posé, tirons nos conclusions:
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