Chapitre Six

PARENTS

Rapidement, les enfants arrivent: d'abord Micheline, puis Nicole, enfin Pierre et Bernard. Dans ces occasions importantes, Jean prend la plume et inscrit, dans le livre oû je consigne tous les évènements significatifs pour la famille, un commentaire pour la naissance ou le baptême de chacun des enfants.

Micheline - Petite Micheline est arrivée, après un long voyage, à minuit dix cette nuit[de]mars 1934. Reçue par sa maman Jeanie - qui a été bien courageuse, par son papa et par le docteur Sanche et garde Dupré. Le docteur est parti et tout le monde dort. Les grands-mamans et le grand-papa et tous les autres n'en savent encore rien! [ ] presque un oeuf de Pâques! Le bon Jésus va-t-il être content de t'apercevoir sitôt sa résurrection? Qu'il la protège bien! (7 1/8 lb, 31.4 pouces)

Nicole - Bonjour! Bonjour tout le monde! Bonjour maman, papa, Michon blanc, le grand-papa et les grands-mamans et tous les autres! C'est Monique (Nicole) qui arrive - pour la 1re fois - à 2 heures 20 minutes, [en] juillet 1935, par une ravissante journée, sans bagage mais avec une belle voix de petit chat mouillé... Je t'embrasse bien, ma petite maman et merci beaucoup pour la vie. (8 lb 3 onces, sans chemise, mardi après-midi)

Pierre - Pierrot est né ce [jour de] décembre 1937 à 7h 30 lundi soir. Tout va bien! Maman Jeanne l'a déjà reconnu - garde Huot s'en charge. Le docteur Sanche est parti. Grand-maman Beaulieu, Françoise [Saint-Pierre Beaulieu, fille de Guillaume Saint-Pierre]et Henri [Beaulieu, frère de Jeanne, fils de Louis Émery Beaullieu et époux de Françoise Saint-Pierre](marraine et parrain) sont venus. Grand-maman Casgrain est au courant, mais elle ne peut venir tout de suite puisque la grosse Nicole est chez elle. De même, tante Gilberte [Beaulieu, soeur de Jeanne]et Jaque [Masson, époux de Gilberte Beaulieu] qui ont hérité de Michon blanc pour la circonstance. «Père» a eu la nouvelle -il viendra demain. Tous sont au courant apparemment. Pierrot pèse 8 1/2 lb! Près de 23 pouces. Des épaules larges, paraît-il!

Bernard - Nouvelle réunion plénière des familles Beaulieu et Casgrain à l'occasion du baptême de Bernard Michel Casgrain, né [en] décembre 1939, [ ], deuxième et dernier fils de Jeanne Beaulieu et Jean Casgrain. Présentation de Bernard à tous ses parents. Bernard s'excuse d'une petite jaunisse passagère, qui d'ailleurs, n'enleve rien de ses charmes - à preuve les témoignages d'admiration et d'estime qu'on lui décerne.

Et tout à coup, c'est la guerre!

Je ne mesure pas tout de suite l'impact sur le Canada des évènements qui se déroulent à cette époque en Europe, accaparée que je suis par mes devoirs de mère de quatre enfants en bas âge. Quand, au printemps 1941, des officiers viennent à Montréal parler de l'effort de guerre, beaucoup de Canadiens s'engagent comme volontaires pour repousser l'avance nazie.

Jean fait partie du régiment de Maisonneuve. Plusieurs de ses amis ainsi que son beau-frère Jaque Masson partent pour l'Europe. Il est convaincu que son devoir est d'en faire autant. Quand j'apprends ses intentions, je n'en reviens tout simplement pas! Comment peut-il penser me laisser seule avec quatre jeunes enfants? Pour moi, ceux qui s'enrôlent ne sont pas tant des patriotes que des hommes qui en ont assez de vivre ici. Jean pourrait mourir au combat ou, pis encore, revenir avec des morceaux en moins. J'ai épousé un homme complet et j'ai de beaux enfants qui ont besoin d'un père. C'est donc avec l'énergie du désespoir que j'interviens auprès de mon mari.


- «Tu as quatre enfants, ton devoir est ici. Il n'est pas question que tu partes!» lui ai-je lancé sur un ton qui ne souffre pas de réplique, certaine de la justesse de mes arguments. Enfin! Pourquoi ne pas attendre d'être appelé?

Mais Jean ne l'entend pas du tout de cette oreille. Pour lui, il serait déshonorant de ne pas suivre ses amis qui choisissent le combat. Et puis, on ne dit pas quoi faire à un homme de sa génération, surtout quand on est une femme. On se fâche, on échange des mots. La situation s'envenime, la tension monte, je perds connaissance.

Je demanderai un temps de réflexion. Je partirai avec les aînées pour un séjour de trois semaines à l'hôtel Cochan à Ste-Marguerite. Grand-maman Casgrain prend soin de Pierre et de Bernard chez son fils. Finalement, Jean ne sera jamais appelé. Si j'avais su qu'il en serait ainsi, tous ces désagréments auraient pu être évités. Mais devant des dangers qui menacent la vie, une jeune mère ne doit-elle pas avoir recours à tous les moyens, fussent-ils radicaux?

Les principes

Jean et moi sommes d'accord sur deux points:
on se marie pour la vie. On s'y est engagé devant Dieu, on se l'est promis devant témoins;
quand on est parents, on est responsable de la cellule familiale qu'il faut protéger à tout prix.

Or, la vie de couple et de parents comporte des exigences et des tiraillements et nous sommes prompts et volontaires. Donc, la pression monte souvent et perturbe l'harmonie familiale. Je pars alors avec un ou deux enfants pour laisser sortir la vapeur ailleurs que dans mon foyer et retrouver mon calme. Je choisis l'hôtel ou la maison de retraite. Et Jean vient me visiter. Lui aussi voit une nouvelle facette à la réalite, maintenant: l'importance de l'autre! En écartant les affrontements, en s'éloignant temporairement, nous évitons les gestes definitifs. Et c'est la fête quand on se retrouve tous ensemble!

L'île du bonheur tranquille

En dépit des bourrasques et des orages occasionnels, nous coulons des années paisibles. Les étés à l'île Bizard comptent parmi les moments heureux. Aussitôt que la belle saison s'annonce, c'est le branle-bas de combat. On déménage pour l'été et la prévoyance est de rigueur, puisque à l'île, on est loin des commodités.

Nicole raconte: L'île Bizard fait partie de ma vie pendant 22 ans, jusqu'à mon mariage en 1958. Même après, j'y reviens avec Raymond et mes enfants - probablement pour les mêmes raisons que mes parents. C'est beau, grand, accueillant, proche de la ville, avec un lac aux eaux chaudes et sans danger: on marche 300 pieds avant d'avoir de l'eau aux épaules!

Le terrain de l'île est choisi et acheté à l'automne 1935 et inauguré pour mon premier anniversaire en 1936. C'est une longue bande de terre de 300' x 2000' ayant front à la fois sur la rivière des Prairies et sur le lac des Deux-Montagnes. Elle côtoie la propriété du vicomte de Roumefort, qui occupe toute la pointe ouest de l'île. Elle longe aussi les champs du cultivateur Boivin qui nous fera souvent bénéficier de ses melons, tomates, concombres et fraises, trop mûrs pour le marché, mais idéals pour nous.

La maison de 20' x 20' est située au bord de la route, centre du terrain. Elle contient quatre chambres à coucher et une salle de bains minuscule, avec eau courante s'il vous plaît: il faut activer la pompe au rez-de-chaussée pour faire monter l'eau dans un petit réservoir de métal qui suinte par temps chaud et alimente les robinets. Dans la cuisine, le poële à bois, la table, les chaises à fond de corde tressée dégagent à peine une trappe, dans le plancher orange, qui permet d'accéder aux réserves gardées au frais. Le salon, la salle à manger et une chambre fermée complètent le rez-de-chaussée. Un célibataire - venu avec la maison, je crois - y habite avec nous et se charge du jardin et du gazon.

Entourée d'une galerie couverte, la maison double ainsi sa surface logeable; la partie grillagée équivaut à une salle de séjour en plein air où l'on est à l'abri des maringouins voraces et de l'invasion cyclique des «mannes». Un garage à deux étages au toit pointu en tôle, devait abriter jadis calèches et carrioles. Il garde encore un enclos pour cheval, des outils, un établi, une cuve en fonte et une toilette en bois à deux trous, pour la convivialité sans doute! Papa Jean a enfin son coin de bricolage!

Sur la partie en friche du terrain, au cours des étés suivants, il construit une cabine de bateaux et de bain; plante des vignes, un jardin de fraises, des plates-bandes de fleurs vivaces, un verger de pommiers et de pruniers. Il y nivelle un terrain de badminton sur gazon, accroche des balançoires aux branches des arbres vieillissants d'un bosquet et déplace même le sentier d'accès au bord du lac!

La distance à parcourir entre la maison et la plage deux fois par jour avec deux, trois puis quatre enfants, des vêtements, des jouets et un pique-nique est un problème? Qu'à cela ne tienne! Un beau jour, grand-papa Beaulieu et papa rapportent un poney Shetland, baptisé Josette, que la famille gardera six ans. Son trousseau comprend une carriole d'osier pour la promenade, un tombereau pour le travail et un traîneau à patinspour l'hiver.

Extrait du journal de maman - 1940: «Cette petite bête douce et docile est une merveille... sa race la destinait aux enfants. Dans le tombereau orange, la famille et son bagage s'entassent pour la promenade de cinq arpents qui nous sépare du lac. Pour dépasser ce plaisir, il n 'y a que le tour de l'île en panier d'osier ou au son des grelots, l'hiver, enveloppés de nos couvertures de fourrure. Pour Jean, le poney est le plus bel outil de travail. Notre Josette tire droit et franc et sans elle nous n'aurions jamais réussi à essoucher et aplanir le terrain vers le bord de l'eau».

L'île Bizard, c'est donc pour nous, la communion avec la nature, les orages électriques, l'herbe à puce et le panais, les pâtés de sable, les cailloux qui brillent, les fruits et légumes à leur meilleur. C'est l'arrivée du premier chien appelé Bili. C'est encore les heures passées dans l'eau avec les quatre petites chaloupes rectangulaires construites par papa, à surveiller le déplacement des huîtres entre les herbes. C'est aussi la longue marche du vendredi soir où nous allons à la rencontre de notre père qui arrive de la ville et nous ramène très fiers, perchés sur les phares et les ailes de sa LaSalle...

eu Les étés se suivent, semblables et différents. Timidement, on se fait une place dans la société locale: papa est payé en le crème a 75% m.g. ou en blé d'inde pour les conseils et avis juridiques que lui soutirent les fermiers! Le chien défend au prix de sa vie le terrain de ses maîtres contre l'invasion des cinq chiens St-Bernard du vicomte, notre voisin.

On se visite un peu: mon frère Pierre devient l'ami Pierre Malépart [fils de Marcel Malépart et de Madeleine Saint-Pierre, soeur de Françoise Saint-Pierre, épouse d'Henri Beaulieu, frère de Jeanne] qu'il appellera Jo-Bine et Pierre Malépart appellera Pierre Casgrain Jo-Bine! À ceux qui s'étonnent, ils répondront:
- «Quandje crie : Jo-Bine? je sais bien que c'est lui qui répond, pas moi!» Voyons, c'est évident!

Un soir de fin d'été, papa rapporte un journal où s'étale en lettres de deux pouces le mot: PAIX! On est en septembre 1945... L'année suivante, les parents vendent les poneys et la moitié du terrain. On s'installe sur la baie du lac ou l'on cohabitera à six personnes dans une pièce 10' x 20'. Nous avons de six à douze ans. Une époque a vécu, le vrai camping commence!

Cet été 1946 est mémorable. Pas d'électricité: les rouleaux de fil électrique commandés par papa ont été volés pour leur teneur en cuivre, recherché après la guerre. Pas d'eau: le puits artésien n'est pas encore creusé. Ce sera l'eau en bouteille ou l'eau du lac. Le camion du glacier nous livre un gros cube de glace enrobé de bran de scie. À nous de le transporter! La boulangère, dans sa carriole. nous laisse ses meilleures miches de pain, ainsi que la carte de visite de son cheval! «Gaie verdure», notre back house, sera construite d'urgence par papa!

Dans la cabine à bateaux, les garçons couchent dans les pignons du toit, les filles replient leur lit le matin, les parents tirent leur rideau de division. Le soir, le fanal Coleman nous rassemble pour la lecture ou les jeux de construction. Et au souper, le poële à gazoline à deux ronds de maman est installé sur la grille du «rumble-seat» de la première voiture de papa. Comme quoi, même les souvenirs peuvent servir! Mais tant qu'il fait beau, tout va bien!

L'année suivante, ma soeur et moi coucherons sous une tente de 6' x 6'x 9': fixée sur sa plate-forme de bois au bord de l'eau. Pierre et Bernard auront la leur plus tard et en 1950, quatre tentes à deux lits - pour les amis - se dissimuleront sous les arbres.

Un immense garage en pierres des champs, à toit en pointe à diamant trouve maintenant sa place sur le terrain. Il sert à tout, sauf à abriter l'auto. Il est cuisine, ou réfrigerateur, poële Coleman et petit poële à bois se côtoient; salle à manger, sur l'établi avec des barils de clous coussinés comme tabourets et lieu de bricolage et de construction.

Il sera aussi le théâtre de nos prouesses culinaires de fin d'été. Maintenant que nous grandissons, c'est à notre tour d'apprendre l'économie domestique... Fèves, pommes, fraises, prunes, tomates: à nous! Sertisseuse à conserve, bouilloire à stérilisation, chaleur du poële à bois, thermomètre, minuterie, doigts tachés, quelle entreprise!

Mais quelle fierté aussi d'aligner boîtes de conserve et pots de verre sur l'établi à la fin de la journee! L'hiver sera moins dur...

Tout le temps que nous passons à l'île, papa s'ingénie à nous trouver des occupations et des intérêts durables. II nous fait un programme! Ramasser la mousse sur la grève, désherber les plates-bandes, couper des branches, déplacer des roches, peinturer, poser des bardeaux, tondre l'herbe et le foin, faire la cueillette. Nous pouvons inviter des amis à partager nos tentes, les mouches à feu, le ciel plein d'étoiles et... nos tâches! C'est ainsi qu'à plusieurs adultes et enfants, nous construisons un éperon de ciment pour empêcher les glaces du printemps d'emporter notre plage, nous halons sur des billots le quai et le bateau, au début et à la fin de l'été.

Nous avons des loisirs aussi: le bain d'abord, le canot, l'aquaplane et le ski nautique (quand le moteur de 25 forces veut bien démarrer); la bicyclette, les excursions, les inventions, les constructions, les sorties en bateau avec les amis Pelletier et Beaudet, si rieurs, les pique-nique à Oka, à Rigaud, au lac St-Louis...

Je me souviens de certains rituels de ce temps-là: le départ de la ville, incluant toujours une remorque bâchée pleine de bois de démolition dû aux nombreux travaux de menuiserie de papa; l'arrêt de rigueur à la crémerie St-Aubin, rue Décarie {pas sur l'autoroute!) ou, parmi trente sortes de crème glacée, il faut choisir son essence.

Pourtant, petit à petit, les intérêts des enfants se diversifient. Les camps scouts et guides, les colonies de vacances du Sacré-Coeur, des Enfants infirmes et le camp Trois-Saumons où nous sommes moniteurs, grugent un peu de temps à l'île Bizard, mais on revient toujours y finir l'été.

Je dois admettre que les amis en visite chez nous, autant les adultes que les jeunes s'étonnent toujours devant l'ingéniosité démontrée à la campagne par des gens qui mènent en ville un train de vie à faire des envieux.

«À cause de l'absence absolue de luxe, de la journée sans horaire immuable, à l'île Bizard, nous avions l'impression de nous être organisés pour un très long pique-nique... et c'était apaisant.» (Extrait du journal de maman - 1974 - après la vente du domaine de l'île Bizard)

Un château à renover

À mesure que la famille grandit, la maison de la rue Wilder rétrécit. Un confrère de Jean est prêt à vendre, à Westmount (9, rue Forden), une grande demeure dont il a hérité de ses beaux-parents, les Doherty. Le prix demandé est inespéré, l'occasion trop belle: on accepte!

C'est une maison en briques rouges couvertes de vignes, aux innombrables fenêtres à petits carreaux dans le plomb et au toit d'ardoises gris-bleu. Construite par Archibald et Saxe, elle s'inspire du «Prairie Style» créé par l'architecte Frank Lloyd Wright. Elle comporte douze pieces toutes en façade, sur trois étages; de larges corridors superposés donnent sur une cour fermée aux arbres adultes; une immense galerie grillagée à l'arrière, deux garages à l'avant la complètent. Les pièces de réception conservent leur boiserie d'origine en noyer du Honduras et le foyer du salon, superbe sous son manteau de briques, fonctionne très bien. Mais un grand ménage s'impose et Jean, enthousiaste, s'attaque à la tâche.

Le 20 novembre 1943, nous pendons la crémaillère avec fierté au milieu de nos amis, quelques voisins et parents et même les anciens propriétaires!

Puis Jean s'inscrit à l'École du Meuble de Montréal, où, pendant deux ans, il suivra des cours du soir en ébénisterie avec Jean-Marie Gauvreau, pour améliorer ses techniques de rénovation. Au cours des quinze années suivantes, la maison se transformera et s'adaptera aux besoins de ses nouveaux occupants et au gré des idées visionnaires de Jean.