Chapitre Neuf

RETOUR À LA VIE À DEUX

Maintenant, Jean et moi avons un peu plus de temps à nous accorder: nous organisons, pour notre 25e anniversaire de mariage, un beau voyage en Grèce. La vaste culture de Jean ajoute beaucoup d'attraits à sa compagnie. C'est même lui qui, à Delphes, explique à d'autres voyageurs la cérémonie des oracles! Il réussit aussi à déchiffrer le grec ancien sur certains écrits! Curieux de tout, il trouve des explications à presque tout, grâce à sa mémoire prodigieuse.

Comme nous avons moins d'obligations, nous mettons enfin sur papier les plans definitifs de la «vraie» maison de l'île Bizard. En quelques mois, en 1960, elle sera prête! Mes deux parents ne connaîtront malheureusement pas cette résidence secondaire: ils décèdent peu de temps après. Mes enfants non plus: ils sont tous partis! Quand ils reviendront à l'île, ce sera à titre d'invités et comme parents eux-mêmes.

Le musée des Beaux-Arts

À cette époque, plus précisement en 1964, le musée des Beaux-Arts met sur pied son service de guides bénévoles. Avec grand enthousiasme, je me joins à l'équipe. J'apprends l'histoire des oeuvres et des artistes et transmets ensuite ce passionnant savoir à des groupes d'élèves ou de personnes âgées. À raison de deux cours, c'est-à-dire quatre heures par semaine, je passe au musée quinze merveilleuses années.

Là encore, mon franc-parler fait des siennes. Une des bénévoles porte des verres fumés lorsqu'elle accompagne ses groupes à travers le musée. Je trouve ce comportement bien étrange, voire irritant, à tel point qu'un jour je fais part de mes réserves à la responsable des guides.

«Franchement, lui dis-je, quand cette dame vient nous dire de regarder le bleu du ciel, de constater à quel point c'est une merveille, pensez-vous qu'elle le voit, ce bleu?» La dame à lunettes noires sera priée de bien vouloir les oublier chez elle dorénavant.

Pour élargir mes connaissances dans le domaine des arts plastiques et pour le plaisir de voir du pays, je fais deux voyages particulierement appréciés, avec le musée: l'Egypte en 1964 et le Japon en 1968.

Jean ne m'accompagne pas. Pourtant, au retour, c'est lui qui commentera les diapositives que je présente à mes amis voyageurs. Aurait-il suivi mes tournées dans les livres d'histoire et de géographie? C'est vrai qu'il a toujours été un fervent lecteur du National Geographic Magazine, mais il me surprend encore ainsi que son auditoire par son érudition.

Grands-parents

À travers les années, mariages et naissances s'enchaînant, nous devenons grands-parents de onze petits-enfants et nous nous entraînons à notre nouveau rôle.

En juin 1964, la naissance de Daniel porte à cinq enfants la famille de Nicole et Raymond. C'est trop pour vivre confortablement sur la rue St-Urbain. Ils trouvent à Ahuntsic, sur la rue Grande-Allée, la maison qui leur convient et l'achetent. L'installation doit se faire pendant l'été. Comme nous serons seuls à l'île Bizard, nous offrons de prendre chez nous les deux aînés pour une période de temps indeterminée. Les enfants sont à l'aise avec nous, grands-parents bonbons, les amusements au lac sont nombreux.

Une semaine passe; à la fin de la deuxième, je fais allusion à une prolongation de séjour. L'aîné me regarde sans mot dire, avec des yeux ronds remplis de larmes et le cadet, d'une voix très douce et posée, répond: «Tu sais grand-maman, ça fait longtemps que nous sommes ici...» Charmante diplomatie! Il a quatre ans.

Au bureau, le décès de mon père, Me Beaulieu, entraîne la dissolution de sa firme et Jean, en 1965, y reste seul. Comme avocat, il s'est taillé une solide réputation d'intégrité et de bûcheur. Bernard vient l'y rejoindre pendant quelque temps, après un stage qui lui a déplu chez un avocat criminaliste.

Terre des Hommes 1967

C'est l'année de l'Expo. Le monde a les yeux fixés sur Montréal. Des files interminables de visiteurs attendent paisiblement leur tour pour entrer dans les pavillons internationaux et admirer le génie humain. Nous nous mêlons à toute cette foule bon enfant et nous étonnons aussi de tant de beaute réunie. Dans ma mémoire, je retrouve les mots d'une chanson de jadis: «I'm sitting on top of the world». Montréal est accueillante et sourit aux touristes étrangers et aux familles d'ici. Tout le monde se parle et s'apprécie. Toute cette période apparaît comme un temps de fête, de bonheur calme dans la famille... Nous croyions alors que tout allait bien. Nous ne pressentions pas que l'avenir s'assombrissait, que la maladie pouvait nous atteindre.

Difficultés croissantes

Le travail au musée, les réceptions entre amis, la grosse maison à revenus rue Coronet, l'entretien des deux propriétés masquent pendant longtemps, pour Jean et moi, la tension et l'inquiétude qui se font jour entre Mireille et Bernard. Mais la mésentente augmente entre eux et quand leurs filles atteignent l'âge de six et huit ans, les parents choisissent de se séparer: la cohabitation leur est impossible. Cependant, ils continueront à se rendre service, se parler, se soutenir pour tout ce qui a trait aux enfants.

Maintenant Bernard vit seul; il se referme sur lui-même, sur son échec; Mireille tient le fort et essaye de garder un rythme normal pour ses filles... Et nous, les parents Casgrain, nous nous demandons : «Comment cela se fait-il que nous n'ayons rien vu? Qu'aurions-nous pu faire pour eux?» Cette brisure nous cause une grande peine... et notre questionnement reste sans reponse... Mais nous laisserons toujours la porte ouverte à Bernard et à nos petites-filles.

En février 1972, pendant une terrible tempête de neige, Jean, à l'Hôtel-Dieu, subit un pontage pour anévrisme de l'aorte. C'est la grève des employés déneigeurs de la ville qui restera embourbée des jours durant: les motoneigistes circulent dans les rues, les skieurs aussi. Jean est à l'abri et sous surveillance, mais pour ses visiteurs, c'est plus compliqué!

Cette opération sonne une cloche d'alarme. De retour à la maison, Jean, qui n'a jamais été malade, s'étonne de la lenteur de sa récuperation; il refuse ses nouvelles limites et s'impatiente. Mais il doit admettre l'évidence. Il devra mettre ses affaires en ordre, simplifier sa vie et la mienne: crest une priorité!

>P> On pense donc à vendre la propriété de l'île Bizard. C'est ainsi que le 2 août 1974, une réception au bord du lac réunit nos enfants, des parents et des amis pour la dernière fois: la vente est conclue. On fait ses adieux ensemble et séparément.

Pourquoi les choses se sont-elles décidées si rapidement? C'est que la charge est devenue trop lourde pour Jean et moi seuls: Pierre est à Toronto, Micheline à Québec, Nicole a une maison de campagne à St-Sauveur. Cette vente est devenue la seule solution, même si tout le monde en a le coeur bris. Chaque membre de la famille gardera un souvenir tangible des grandes vacances à l'île Bizard: le coq gaulois, les petites chaloupes, les outils du foyer, les tentures paysannes...

Une deuxième opération dont Jean se remet avec difficulté entraîne une nouvelle déchirure. En 1976, mon mari remet les clés de son bureau et ramène ses dossiers à la maison. Pour lui, l'heure de la retraite a sonné: il a 73 ans.

La conciergerie de la rue Coronet nous cause, à lui comme à moi, beaucoup d'ennuis et de démarches harassantes. Nous ne tirons plus aucun agrément du contact avec les locataires. Là aussi, le mieux est de vendre. Ce sera fait en 1978.

Par la suite, Jean se retranche dans sa grande maison de la rue Forden qu'il ne veut vendre à aucun prix: il aime trop cette demeure qu'il a transformée à son goût, où l'on a de l'espace et de la lumière... Mais il accepte encore volontiers de faire des promenades en auto, d'aller à l'église ou chez l'un ou l'autre des enfants mariés. On vient aussi nous visiter chez nous: Micheline et Guy, les grands enfants de Nicole, des amis, Bernard et sa nouvelle compagne.

En effet, grâce à Céline Grenier qu'il a rencontrée à son travail où elle est administrateur de fiducies, Bernard sort peu à peu de son isolement. Tous deux nous apportent une présence réconfortante que nous apprécions.