Mes racines / my roots

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Journal intime de 1920

Textes personnels recueillis datant de 1920



  • Description du livre en question: de couverture dure brune 8,5 po par 11 po, d'un pouce d'épaisseur; écrit à la plume, encre violette, couvrant la période du 9 septembre 1918 au 20 juillet 1921

  • Description d'un album de couverture noire rigide de 9 1/4 " par 7" de 2" d'épaisseur comprenant un grand nombre de petits documents qui y sont collés et un texte écrit à la plume en caractères d'imprimerie par Jeanne Beaulieu



Entrée dans son album:

TOUS NOS MEILLEURS SOUHAITS DE BONNE ANNÉE!!!
POUR: Mil neuf cent-vingt -
. Roméo Bergeron
Jean Baillargeon Paul Gonthier



Entrées dans son livre:

Le 2 janvier.

«Je suis gênée avec ta soeur depuis que je me suis présentée tout seul.» Telles sont les paroles que Lucien Rodier adressait à Jean après la soirée.

J'étais dans la «cabane» me réchauffant. Depuis une secousse mon cher Lucien se balladait autour de moi. Enfin il s'approche près du poële et me dit: «Excusez-moi, Mademoiselle, si je me présente ainsi, mais votre frère n'a pas l'air de vouloir m'y aider» - «Vous êtes Monsieur...?» - - «Rodier» - Je patine un peu avec lui - il va bien, mais Dieu! ce qu'il est fat. On le voit bien à son air; de plus, il a une voix de petite fille. Pour me plaire, sans doute, il m'a dit que j'étais jolie: faut-il être jeune! Il a des yeux et des cils superbes!

Comme Jean & Guy Laramée, Charles A. Paquin, Jean mon frère, Paul Morin se sont amusés de cela. Ils sont moqueurs, ces gens-là: je ne les connaissais pas ainsi!

J'ai vu Édouard Desjardins que j'avais rencontré chez Lilie. Il n'est pas joli, il s'en faut; il est petit de taille - maigrelet. C'est un étudiant en médecine, qui a beaucoup vu de jeunes filles et les a étudiées au moral paraït-il, et au physique aussi, je suppose. Il a tout le caractère d'un étudiant: fin & bon causeur & moqueur & pas gêné!

De tout ces gens-là, c'est Guy que je préfère. Il n'est pas joli mais le deviendra. Il est grand, moqueur et taquin à l'occasion, très poli et gentil causeur. C'est un bon enfant à la maison et un élève studieux et modèle. Que faut-il de plus?



Le 29 janvier

Dieu que c'est bête des thés de jeunes filles. J'arrive de chez Marcelle Létourneau. Je salue d'abord Madame puis maman à qui je demande si j'étais bien. Elle me répond affirmativement, mais avec mes cheveux relevés, je n'en garde pas moins l'impression contraire. J'entre au salon. Marcelle n'y est pas. Séverine est tournée du côté opposé: je me demande si elle va me voir. Je devais vraiment avoir l'air piteux, j'avance pourtant. Enfin, elle daigne me regarder, me salue à peine que je m'arrêtai court «Bonjour Séverine» et allai m'asseoir. On me servit du thé, des gâteaux, j'y touchai à peine. Je reconnus Mesdemoiselles Dussault: elles me saluèrent. Flore Lefevre vint se présenter: un petit mot en passant et puis rien. Personne ne me parla. Je ne connaissais presque aucune des invitées: on ne me présenta personne. Je me mis alors à observer. Ces jeunes filles étaient quelques-unes trop originales, un peu de fard, beaucoup de poudre surtout sur le nez. C'est à qui s'étudierait à être le plus pincé, à tenir sa tasse sur le fin bout des doigts, à le moins manger. On parle en minaudant, on se tient ou raide ou courbé, on se lance des mots aigres-doux, on cause par petits groupes sans s'occuper de celles qui pourraient être seules (comme moi). je laissai ces pimbêches et passai au fumoir où Marcelle se tenait avec quelques amies. On y était moins guindé; on s'y amusait même mais pour moi c'était le fruit défendu puisque je ne les connaissais pas et qu'on ne me présentait pas! Le plus drôle, c'est qu'il y avait une dizaine de jeunes filles qui parlaient à la française, la plupart des canadiennes comme moi. L'une d'elles est allée à Paris faire un voyage d'agrément à l'âge de huit ans; d'où son langage, et ainsi de suite: est-ce assez sot?



Le 4 février. - Mes amies

Pour vrai dire, je n'en ai pas dans toute l'étendue du mot, c'est-à-dire une de ces personnes à qui l'on confie tout. D'ailleurs, je n'aime pas à faire connaître mes secrets; il faudrait que je fusse absolument certaine de la discrétion de mon amie.

Annette Côté - Je l'aime beaucoup; je ferais volontiers bien des choses pour lui éviter des ennuis & des peines. J'ai eu oh! beaucoup de chagrin à la mort de sa mère; j'admire comment elle a supporté son épreuve et s'est tirée de ce mauvais pas. Mais elle ne connaît rien du monde; je craindrais de l'effaroucher en lui racontant certaines choses. Aussi, je ne lui en parle que pour rire et la désennuyer. Peut-être, ai-je tort? Qui vivra, verra! Pour une photo de celle-ci, pressez ICI

Cécile Julien - Je l'aime parce qu'elle est bonne & douce. Elle ne médit pas des gens bien qu'elle en connaisse beaucoup. Je lui demande conseil pour certains usages mondains; je lui fais part de mes impressions sur l'extérieur, l'ensemble ds choses ou des gens, pas beaucoup plus. D'ailleurs il y a une chose commode avec elle, elle oublie vite. Je la sais discrète, mais... je n'aime pas me livrer. Pour une photo de celle-ci, pressez ICI

Thérèse Ouiment - ah! bien je fais tout mon possible pour ne lui laisser rien entrevoir. Mais d'un seul mot & regard, elle tire une conclusion souvent fausse.

Aliette Brisset des Nos. - Je lui ai raconté bien des choses, mais en riant, non à titre de confidences. Elle n'est qu'à demi discrète, expansive & amoureuse. Pour faciliter ses confidences, je lui fais quelques-unes des miennes.

Mais il vient un moment où l'on a besoin d'un confident. Je rêverais le Père Massicotte. Il me semble que je lui dirais tout. D'ailleurs, il en devinerait beaucoup par ses yeux qui semblent lire jusque dans notre coeur. Et puis il connaît tant de jeunes gens et de jeunes filles, il pourrait me donner d'excellents conseils. Mais il faut renoncer à cet idéal puique le Père Massicotte est chanoine des Trois-Rivières, et ne saurait que faire de mes lettres, encore moins y répondre. Quand cela serait, je ne dirais pas tout par écrit puisque les écrits restent... Suis-je assez drôle, je désire avoir un confident à qui je dirais tout sans rien omettre, mais je veux qu'il oublie tout de suite. Et d'ailleurs, aurais-je le temps d'écrire toutes les pensées diverses, parfois troublantes qui me passent par la tête.



Février -

Édouard Desjardins est tout-à-fait typique. Il parle sans cesse, et d'une façon très intéressante, ma foi! Par des allusions, il aborde tous les sujets. Il dit carrément sa façon de penser sans se soucier de ce que nous pouvons en dire. Ainsi il déplore, m'a-t-il dit, les femmes supérieures, celles qui apprennent grec, latin & philosophie, enfin surtout celles qui étudient une profession. Je en suis pas de ces dernières, mais j'étudie grec et latin, et il le sait fort bien. À part cela, il est comme les autres étudiants. Ainsi il m'a dit que si je n'étais pas intéressante, il ne patinerait pas et ne causerait pas avec moi. Je me rappelle que Philippe Julien et Lucien Rodier m'ont dit la même chose. Il faudrait que je lui demande s'il pense tout ce qu'il dit. J'ai hâte de savoir sa théorie sur les jeunes filles sérieuses.



Mars

À l'exemple des filles royales, je suis fiancée, sinon au berceau, du moins dès mon enfance. Mon heureux époux sera Lucien Rodier, dont le père Charlemagne Rodier est d'une intelligence supérieure. Voilà sans doute la raison pour laquelle je suis destinée à son fils: les qualités & les défauts étant souvent des faits d'atavisme. Ce cher Lucien est en ce moment élève de Méthode au Collège Ste Marie: il lui reste cinq ans de cours classique, puis trois ans d'université (le père ayant choisi pour lui la carrière d'avocat) puis quelques années de pratique, n'ayant pas l'intention de nous marier avec la misère... ce qui fait que mon futur sera prêt sur les vingt-huit ans. Donc, j'ai bien le temps devant moi. Vais-je assez m'amuser de 19 à 30 ans car nous sommes à peu près du même âge! Mais j'y songe: je serai passablement défraîchie: faudra y remédier!



Le 2 avril.

Marguerite & moi, nous avons envoyé un joli cadeau surprise à Lucien. Sur une carte de visite accompagnée de vingt-cinq sous (en papier), nous avons écrit ces mots: «Pour la coupe de tes cheveux». - L'ayant rencontré la veille, nous avons pensé ressusciter pour Pâques... son cou mignon!



Le 26 avril.

J'ai eu beaucoup de peine, ce soir. Depuis quelques temps, je suis par trop autoritaire et maintes fois je me suis trouvé à contredire papa. Ainsi n'a-t-il pas eu la malencontreuse idée d'acheter une bicyclette à Rolland. En l'apprenant, j'ai poussé les hauts cris: «Quoi! on allait offrir pareil jouet à un petit homme de sept ans tout pâle & malade à propos de rien, qu'on a tonifié tout l'hiver, qu'un rien exténue...» Et il n'eut pas de bicyclette.

Or ce soir, maman accrochait les cadres du boudoir: j'entendais tant de discussions que je finis par aller voir ce qui se passait. Or voici ce qu'on avait fait: l'attestation de doctorat en droit placé au milieu du grand panneau entre les photographies de Messieurs Pelletier, Létourneau, Mercier & papa choquait l'oeil - (trop de blanc en un seul endroit pour l'ensemble des décorations plutôt sombres) - Je ne pus m'empêcher de le faire remarquer, suggérant que le charmant petit cadre de Louis XVII y ferait bien meilleure figure. Alors papa d'un air infiniment triste & lassé s'est assis en disant: «Ah! bien, si Jeanne se met contre moi, je suis bien fini. Pour moi, le plus beau morceau de la maison, c'est cela (désignant son attestation). Enfin, arrangez-vous comme vous voudrez, je ne m'en mêle plus.» - Ces paroles sont venues comme un glaive me percer le coeur. Je me suis sauvée au plus tôt et j'éclatai en sanglots. Ah! toujours je me rappellerai cet air de si profonde tristesse. Oui, c'était vrai qu'il était ce que nous avions de plus beau, mais d'une beauté abstraite toute faite du travail qu'il coûta et dont il témoigne le succès éclatant. J'ai dû paraître bien ingrate: pourtant j'aime mon cher papa et je voudrais ne jamais lui déplaire. Mais je n'ai pas de ces intentions délicates dont la manifestation prouve les sentiments intimes. Hélas!... et j'ai pleuré... oh! beaucoup pleuré.

Mon imagination (j'en ai si peu pourtant) a peut-être un peu brodé là-dessus: j'étais bien fatiguée: nous avions eu l'après-midi une conférence d'un religieux de St Joseph de Canossa au sujet de son oeuvre: recueillir les enfants condamnés à la prison ou à la potence. Est-ce possible que des enfants de 5 à 15 ans soient déjà coupables de si grands forfaits? Malheureusement des faits vienent certifier si abominable chose. - Pietro orphelin dès le bas âge fut recueilli par une famille aisée qui le maltraitait horriblement. Un jour que son maître l'avait rudoyé plus qu'à l'ordinaire, l'enfant saisi de je ne sais quelle fureur lui assène un coup de hâche qui l'étend raide mort. Puis courant à la maison, toujours la hâche meurtrière à la main, il tue la femme et les enfants de son maître; alors épouvanté il s'enfuit dans les bois, d'où la faim le fait sortir. Il est pris et condamné à la potence pour avoir assassiné sept personnes. Les religieux de Calenza obtinrent la commutation de sa peine et l'amenèrent à leur école. Maintenant Pietro a 18 ans, il a été baptisé, a fait sa 1ère communion et son plus grand désir est de toujours demeurer dans ce cher asile qu'il espère dirigé: il est sauvé! Voilà le but de l'oeuvre.

Mais les oeuvres de charité si bonnes soient-elles sont délaissées dans ce siècle où les dames portent de si belles toilettes. Alors profitant de son retour en France, car il est allé à la guerre et a été décoré, ce Père vend les ouvrages de ces pauvres rejetés de la société. Ce sont de véritables chefs d'oeuvre de tissage. On peut à peine croire qu'ils aient été peints par des mains criminelles ces visages si innocents, si gracieux, si ingénus.

Les élèves ont été généreuses: le Père doit être content. Il pourra procurer à ses chers enfants «un bout de chocolat» car il faut unir la douceur à la justice.



Mai

Je ne sais en quel honneur ni pour quel motif, Guy est monté hier soir. Il était en bicyclette. Il allait et venait, montait jusque chez Monsieur Leroux, mais pas plus loin. J'étais sur la galerie, l'attendant et ne l'attendant pas: j'aurais aimé causer avec lui, mais j'étais si mal vêtue. Hélas! il n'est pas venu!

L'ayant rencontré une semaine plus tard, je fis allusion à sa promenade: «J'espère qu'il ventra plus fort la prochaine fois, lui dis-je.» Il s'est mis à rougir! je l'ai envisagé narquoisement, trop heureuse de faire enfin aux autres ce qu'on m'a fait si souvent (car je rougis pour un rien et les gens s'en amusent). «Peut-être» a-t-il répondu en souriant.



Le 27 juin -

Il est bien étrange de connaître enfin les gens que l'on rencontre depuis si longtemps.

J'ai fait une surprise à Aliette: je suis allée la voir à St Vincent-de-Paul. Partie à 1 hre, j'arrivai chez elle vers 2 1/2 hrs. Elle paraissait enchantée de me voir, et moi donc. Je passai à sa chambre; et là elle me dit comme ça qu'elle s'en allait à un party chez les Clément, que les Brossard & Roméo Bergeron s'y rendaient et qu'elle m'amenait. Les Brossard! j'allais donc les connaître, ces gens que je désespérais presque de rencontrer. J'aurais pu bondir de joie. Mais il s'agissait de n'en rien laisser paraître. «Mais je ne suis pas invitée, que dira-t-on? - À la campagne, il n'y a pas de cérémonie, vous venez, c'est entendu!» et j'y suis allée. -

Alice Clément a su bien me recevoir. Nous sommes allées au tennis, et comme il faisait une chaleur accablante, nous avons regardé jouer et nous nous sommes embêtées jusque vers 4.30 hrs, alors que ces messieurs sont arrivés. J'ai pris un air indifférent pour les saluer. Ce cher Roger, il est vraiment gros et l'on n'a pas manqué de le lui rappeler, lui disant qu'on l'avait reconnu à sa «corpulence» - Je n'en revenais pas. Il s'en est allé s'asseoir loin d'Aliette pour dissimuler son amitié pour elle. Albert semblait sortir de la lune. Roméo avait l'air d'un petit coq: il portait une chemise en soie naturelle, d'un très déplorable effet pour un jeune homme, à mon avis. Il a peu fait de cas de moi: un moment il m'a demandé de quoi parlait Gaston chez Lilie, il n'a même pas attendu la réponse. C'est extraordinaire ce que ce type m'a désappointé. Je l'aurais volontiers cru à sa physionomie, galant, enjoué, moqueur avec toutes. Mais non! il se plante sur l'une et ne la laisse plus. Il est un peu jeune et d'âge & de caractère; il parle vite et bas, non pas de ces sujets, un peu glissants parfois, sur lesquels on peut toujours dire, comme les questions de carrière, les appréciations de choses & de gens; eh! non, il raconte des histoires, fait de l'esprit à bon marché... Il me semble du moins que les choses sont ainsi et que je ne les dis pas pour l'unique raison qu'il m'a négligée - cependant, qui sait?

Albert Brossard paraît être du même genre que Roméo, dont il est l'ami, mais avec plus d'esprit & quelque chose de délicat & de comique: enfin, il me plaît. Comme je le connaissais à peine, je en savais que lui dire, je ne lui ai pas paru très intéressante - Du reste, Alice Clément s'est engagée à le «vamper» je crois-

J'avais hâte d'étudier son frère Roger dont j'ai tant entendu parler & qui est l'ami de coeur de ma très chère Aliette. Les jeunes gens ont joué au tennis puis les jeunes filles ont pris des photographies. On nous a servi un excellent souper. Peu-à-peu les couples se sont formés et à ma très grande surprise, Roger lui-même est venu s'asseoir près de moi «Vous me permettez?» - J'aurais voulu répondre: «De grand coeur!» mais d'un air indifférent: «Comme vous voulez!» Je me demandais déjà quoi lui dire, mais je vis bientôt que j'avais affaire à un parleur: «Je vous ai rencontrée l'autre jour, et vous sembliez avoir bien envie de rire!» - Je me rappelais fort bien. C'était le 21, je sortais du couvent et m'en allais chez Goodwin, lorsque je l'aperçus de loin. Je le regardai venir et lui de même. Arrivé près de moi, il s'est mis à m'envisager d'un air si moqueur que j'eus peine à garder mon sérieux. D'autant plus que d'habitude, lorsque nous nous rencontrons, je suis toujours avec Aliette et lui accompagné d'un ami. Aussi le voyant aujourd'hui «flirter» avec moi, je le trouvais vraiment philosophe. - Je feignis d'abord de ne pas me souvenir puis: «Ah! mais je sais, c'était le jour de la distribution des prix, j'étais bien gaie!» - L'honneur était sauf...

Malheureusement notre agréable tête-à-tête ne pouvait durer éternellement. On nouos pria d'approcher pour le dessert. Les couples furent défaits, la conversation devint générale. Sur notre bon vieux banc de pierre Roger trouva place près d'Aliette. J'ai été bien surprise de les voir agir: c'étaient des prises de poignets, des coups de poings, des taloches... on eut dit deux êtres ne pouvant se souffrir; pas une fois, ils se sont accordés sur une idée: à la longue, ça devenait ennuyeux, car il faut avouer ses torts. Et dire qu'ils s'aiment, mais il paraît que la dissimulation est du siècle... Moi je la préfère, car tous ces jeunes gens ne s'occupent de nous qu'un moment, mais je déteste ces prises - j'allais dire ces prises de corps...

Ainsi ce soir, j'ai bien compris le jeu de ce cher Roger; voyant qu'il ne pouvait obtenir un aveu, du moins en actes d'Aliette, il a résolu de la rendre jalouse en me faisant la cour: moyen que l'on voit réussir au cinéma! Mais grâce à Dieu, c'était la première fois que nous nous rencontrions, en sorte qu'il y avait une barrière de gêne entre nous. Si j'étais revenue à Montréal avec lui, je ne sais ce qu'il serait advenu; non pas que l'aie charmé, je sais par expérience qu'Aliette sait trop bien nous enchaîner par son amitié si originale, mais ce jeu de «flirter» me fait peur, et lui semble être passé maître en cet art. Je bénis Dieu de m'avoir suggéré l'idée de coucher chez Aliette et d'avoir mis en moi ce sentiment de la dignité que doivent avoir les jeunes filles.

Nous avons dansé; il danse bien, oh! Dieu qu'il est causeur. Heureusement je ne le rencontrerai pas souvent. Il est provoquant et pourtant il blâme celles qui manquent de réserve: «I am surprised» a-t-il dit à Mademoiselle Lemieux, en la voyant fumer une 2e cigarette. Je parie qu'il n'a pas du tout approuvé les Mesdemoiselles Duchesneau & Lemieux, revenant à minuit avec trois jeunes garçons. Pour moi, non!

Parlant d'obscurité: «Toutes les juenes filles, à part quelques rares exceptions, l'aiment!» dit-il. «Aliette aussi?» - «Je me lui donne qu'une bien petite chance, je la connais, vous savez!» Naturellement il venait peut-être d'en faire l'expérience ou s'y préparait, car il paraîtrait qu'il a essayé de l'embrasser. Je dirais la chanceuse! si ce n'était pas contraire à quelque chose qui est en moi...

À un certain moment, j'entrai au salon où Aliette jouait un air au piano. Je vis Roger se pencher très bas sur elle. Je me dis: il va l'embrasser, et pour ne pas jouer un rôle trop piteux, je détournai la tête et j'aperçus Alice Clément et Mademoiselle Duchesneau se regarder d'un air par trop significatif. Dieu! qu'Alice semblait jalouse. Rien n'arriva: il voulait voir la poudre qu'elle avait sur le nez.

J'ai rarement vu une jeune fille réunir à un degré pareil les traits de la «vamp» qu'Alice Clément. Petite, de taille mince, les cheveux noirs courts & frisés, le nez juif, les lèvres minces & rouges, les yeux noirs fixes & durs, les joues fardées, le menton avancer, il fallait à tout prix qu'elle enjolât quelqu'un; ce pauvre Albert s'est laissé prendre. Elle allait se planter devant lui lorsqu'il cherchait une danseuse: ils sont partis, bras dessus bras dessous, lui la tête penchée sur elle: comment peut-on s'amuser avec des jeunes filles aussi nulles??



Le 4 juillet.

Pour des photos de ce voyage, pressez ICI

Je peux à peine croire que ce soit moi qui parte pour un voyage. Le plus étonnant c'est que je suis sans parents avec des amis seulement, plutôt des étrangères. Aussi je me promets «un great fun». cependant je ne m'illusionne pas: je m'attends à quelques désagréments: a-t-on jamais vu trente jeunes filles s'accorder? De plus, je sais fort bien que je «flirterai» plutôt sans succès: comment pourrait-on me remarquer, étant la plus jeune au milieu de ces jeunes filles jolies et pour la plupart sachant fort bien enjoler les jeunes gens. Mais enfin... j'espère!

Donc je pars pour visiter Niagara, Toronto, Buffolo, les Mille-Îles; je suis enfin certaine que je les verrai, car bien que j'eusse payé mon passage à Mlle Routhier ($52.00), je craignais toujours. Après beaucoup de baisers (un peu trop à mon goût) et de «Bon voyage» je suis partie en automobile. Nous nous sommes embarquées à bord du «Rapids' Queen». C'est un joli bateau dans lequel on se met vite à l'aise. La chorale d'Outremont en emplissait les trois quarts. J'y ai rencontré Cécile et Annette Julien ainsi que Mariette Bastien: je peux à peine croire qu'on laisse partir celle-ci: il me semble qu'elle va revenir à 1/2 morte; puis Jeannette Lemieux, Simone Duclos, les Mlles Wattier, Berthe Forest, Alice Éthier. Je ne sais pourquoi j'étais tout oppressée en quittant le port. J'essayai de secouer cette mélancolie & je n'y parvins de la journée: il est vrai que la température s'y prêtait: firmament gris, vent froid, pluie intermittente. J'ai néanmoins pris quelques photos, surtout des écluses en passant les canaux Lachine, Soulanges, Cornwall, Pointe Farrana, Rapide Plat, des Galops. J'ai beaucoup admiré les écluses: c'est à peine croyable que les biefs aient assez de force pour contenir l'eau: jugez! il y a entre chaque écluse une différence de niveau de près de 10 pieds. J'ai bien vu comment on passait de l'une à l'autre. On ferme d'abord les vannes de la porte d'amont, on ouvre celles de la porte d'aval. Le bassin se désemplit et son eau prend le niveau du bief inférieur; on ouvre la porte d'aval...

Les repas étaient bons; nous avons dansé, chanté, fait de la musique. Malgré tout, l'après-midi m'a paru long. Après souper, comme c'était dimanche, Mlle Routhier, sur nos instances, est allé prier le capitaine de bien vouloir monter le gramophone et permettre à l'équipage de danser. À la 1ère demande, il a consenti, à la seconde, à demi. Nous nous sommes bien amusées. La plupart des garçons de table étaient des étudiants de McGill ou de Laval. Cécile a fait la conquête d'une jeune homme à la mine consumptive. Alice, d'un autre, grand & gros. Elles m'ont assuré qu'ils dansaient bien & qu'ils étaient gentils; ça n'y paraissait pas et je n'en eu pas raffolé. Jeannette a rendu fou un certain monsieur Bergeron: il dit qu'elle lui rappelle une amie d'enfance: il est paraît-il élève au collège St Laurent où il fait son cours en soutane & dans le but de la prêtrise. L'été il travaille pour payer ses cours & flirte avec les jeunes filles. Mais il a l'air fin, les yeux intelligents, le front large, une petite bouche excessivement moqueuse; il parait jeune & vieux à la fois; il est grand & mince & a quelques cheveux gris. Il casse le français et semble si moqueur qu'on peut à peine le croire; il me semblait même qu'il riait de Jeannette: il m'a regardé une certaine fois, alors qu'elle venait de lui parler, d'un air significatif que je n'eus pas aimé avoir provoqué. Elle ne vit rien - Mlle Blaclock a jasé avec le stuart; sur la fin de la soirée, l'assistant-stuart a entrepris de me faire la cour.

Lui - Si j'avais une aréoplane et une jeune fille, je ne la redescendrais pas qu'elle m'eût promis de m'épouser.
Moi - C'est ce que je pensais de vous.
Lui - Pourquoi? Ai-je été incorrect?
Moi - Non... vous n'en avez pas eu la chance!

Le pauvre homme ne s'attendait pas à semblable répartie. Mais il la méritais tant il était flirt en dépit de son âge. Il m'a demandé pour danser. Franchement, je n'aime pas à passer dans les bras de quiconque comme cela. Aussi ai-je fait cela court, et tout le monde était là, heureusement.



Le 5 juillet

À 9.30 hrs nous sommes débarquées. Avec Mariette, Alice & Cécile, j'ai visité Prescott. C'est une toute petite ville à l'aspect froid: sur six églises, nous en avons compté une catholique.

À 11 hrs, nous avons pris le Toronto, où nous sommes restées debout jusqu'à midi. Ce bateau est beaucoup plus grand & plus beau que le Rapid's Queen. La nourriture y était moins bonne malheureusement. Les officiers et les garçons avaient l'air plutôt froid. Les Quatre (Alice, Cécile, Mimie & moi) sommes montées sur le toit. Il n'y avait personne. Puis quelques officiers se sont montré la tête et comme nous prenions des photos, ils se sont joints à nous. Ils étaient cinq & avaient tous l'air jeune & gentil. L'un d'eux surtout me plaisait, un blond de taille moyenne mince, aux yeux bleus; il avait des dents superbes et une jolie petite bouche faite, semble-t-il, uniquement pour embrasser. De fait, lorsqu'il souriait, ses yeux semblaient demander quelque chose. Nous avons causé un peu, oh! très peu, car il vient toujours un moment où l'on ne sait plus que dire. Malheureusement pour moi, il est descendu sur le pont, le soir, et comme j'étais encore à bout de conversation il a trouvé une Jeannette qui a su fort bien le conquérir. Plusieurs autres ont réussi dans leurs «flirts» Simone D,, Berthe Forest... Mais aussi faut voir comment elles s'y prennent. Dès qu'elles voient un jeune homme seul, elles lui sourient, échangent quelques paroles, vont s'asseoir près de lui: voilà le succès! Le jeune homme fait alors sa partie, prend la main, serre le bras, la taille, etc... Dieu sait ce qui suit! Eh! bien, moi je ne puis pas faire cela, lors même que je voudrais: quelque chose me retient, que je ne puis vaincre. Papa le savait fort bien, lorsqu'il m'a dit: «Ma petite fille, si je te laisse faire ce voyage, c'est que je te sais capable de te bien conduire!»

Ah! sans doute, j'aurais aimé qu'un jeune homme vienne causer & danser avec moi: j'aurais cru être gentille suivant le jeune homme conquis. Mais non! je ne puis pas admettre qu'on aille ainsi chercher les gens par la main - je trouve cela bas! D'ailleurs qui nous certifie que ces personnes soient honnêtes! et la réputation d'une jeune fille est si fragile. Aussi faut voir ce qui arrive: Simone Constantineau aux Milles Îles s'est trouvée prise avec une espèce de voyou: oh! j'aurais rougi d'être touchée par un tel homme. Il avait des yeux noirs, brillant... d'impudicité!!



Le 6 juillet

À 7.30 hrs, nous étions à Toronto. Le Cayuga nous a conduites à Leviston. Les Quatre se sont mises à l'avant du bateau, et ont chanté leur répertoire. Nous n'avons pas fait mentir notre renommée de gaieté: les gens en avaient l'air ébahi.

Pour des photos de Niagara et de ses chutes, pressez ICI

À 9.30 hrs, un tramway nous a amenées aux Chutes Niagara. Il a longé la rivière à une hauteur de près de 500 pds; parfois nous traversions des ravins sans fond. Oh! quelle beauté sauvage! La rivière coule entre deux montages; taillées à pic, couvertes d'arbres, de fleurs, de fruits, mais couronnées de rochers coupés si droit qu'on a peine à croire que ce soit naturel;. Car là jaillissent de petites cascades: on voit les passerelles jetées entre certains rochers, le pont suspendu, le panier aérien roulant sur des fils de fer; au bas, une eau tumultueuse, coulant dans une gorge étroite, se brisaient à grands fracas sur des rochers invisibles, puis tout-à-coup les chutes nous apparaissent rendues plus formidables par la distance et enveloppées d'un nuage de vapeur; elles affectent la forme d'un fer à cheval; l'eau tombe d'une hauteur de 150 pieds avec une telle force qu'on l'utilise pour l'électricité: voilà que je ne peux comprendre.

Nous sommes arrivées à Niagara Falls vers 11 hrs au moment où le train partait. Nous avons attendu jusqu'à 11.45 hrs et là, le train le plus sale qu'on puisse imaginer nous a transportées à Buffalo, où nous avons dîné, moi très légèrement, tant je me sentais malpropre.

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Vers 2.30 hrs, un autobus est venu nous chercher pour visiter la ville. Ah! quelle belle cité, d'une propreté exquise. Nous avons admiré les superbes résidences, le cimetière où l'on voit le fameux monument des fiancés (d'un j.h. millionnaire marié à une servante; déshérité; femme meurt de chagrin; lui se suicide: on le voit dans la position où son père & sa mère debout près de lui, l'ont trouvé; la jeune femme apparaît sous forme d'un ange: a coûté plusieurs millions) les magnifiques édifices publics, et la cathédrale véritable fortune et chef d'oeuvre d'art; elle est toute de marbre: la même pierre fait l'intérieur comme l'extérieur de l'édifice; les électroliers sont d'or et d'argent oxydés; les autels au nombre de sept en marbre d'Italie; le Chemin de la croix en mosaïque: chaque station forme triptyque; les portes sont en cuivre. Ah! que j'étais contente qu'elle appartienne aux catholiques! Nous avons appris avec plaisir qu'à Buffalo ils sont en majorité. Par contre nous avons appris une bien vilaine chose à Buffalo, il y a des «saloons» pour les dames. Le monde est-il si pervers? Quelle orgie se doit-être tous les soirs puisque ces salles communiquent avec celles qu'on réserve aux hommes. Et il paraît qu'il y en a autant à Montréal!

À 5 hrs, départ pour Niagara Falls - à 7.45 hrs pour Lewiston. À 11 hrs, arrivée à l'hôtel Carls Rite à Toronto, qui ne s'attendait guère à notre visite. Nous nous sommes couchées 4 par chambre ce qui n'a pas plu à tout le monde. À 11.45 hrs, j'étais casée - j'ai défait ma malle, pris mon bain, à 1 hrs je me couchais - Depuis 6 hrs du matin que nous trottions! L'hotel est en réparation. La salle à dîner, ornée de tableaux mythologiques & de lampes japonaises est très jolie -



Le 7 juillet

Pluie - visite des magasins Eaton & Simpson, moins jolis que Goodwins. Tout y est carré, sans décoration - les prix sont les mêmes qu'à Montréal, mais le choix est plus grand.

À 2.30 hrs, promenade à travers la ville, plus petite que Buffalo - elle laisse indifférent pcq. elle n'a rien d'original.

Vers 5 hrs, nous avons pris le Kingston: oh! quel bateau superbe. Il est crème et tout sculpté; il a de grands & nombreux escaliers, en haut desquels sont des miroirs. Les cabines sont passablement grandes. Le steward est très gentil; il s'est empressé de préparer la salle de danse. Il y avait un beau petit jeune homme, plus timide que l'officier rencontré sur le Toronto - J'aurais bien aimé flirté avec lui, mais je n'ai pas osé.



Le 8 juillet

Le soir, 7.30 hrs - les Mille Îles - L'hotel est vieux. Tout y est immense et carré, sans fantaisie. Des nègres en toxido font le service: d'un très chic effet! Mais pas moyen de flirter avec cette race!! Danse - excellent jazz-band - mais pas de danseurs. J'ai beaucoup dansé bien que je fusse horriblement fatiguée. Les conquêtes furent rares vu la vulgarité des j.g. J'ai flirté avevc un jeune français qui trop timide pour venir à moi s'est contenté de Thérèse Laurence! Vers 11.30 hrs, je me suis couchée - quelques-unes se sont rendues au Convention Hall, où parait-il elles se sont bien amusées, mais je sais à quoi m'en tenir!

Le bateau Ramona nous a fait voir les Mille Îles. On a vraiment raison de les appeler «Venise du Canada». C'est tout-à-fait pittoresque de voir ces petits morceaux de terre couverts de véritables petites forêts de sapin, d'autres de rochers, d'autres de magnifiques châteaux genre féodal ou de simples maisons nettes. On ne peut rêver paysage plus beau! Le St Laurent était calme au possible, l'eau d'un bleu superbe & ces îles jetées ça et là faisaient un magnifique contraste: si vous ajoutez le soleil, un magnifique soleil couchant coloriant de mille teintes toutes ces belles choses, vous vous croirez l'objet d'un enchantement.



Le 9 juillet -

Lever à 6 hrs: oh! que nous étions fatiguées. À 7.30 hrs, le Toronto entrait au port. J'ai revu mon beau petit anglais mais Jeannette s'en est emparée: ils se sont promis de s'écrire. Elle a vraiment de la chance - il est vrai qu'elle a l'air bien fin & bien flirt, tandis que moi... enfin, peut-être est-ce mieux ainsi.

À 9. 30, nous nous sommes embarquées sur le Rapids' Queen. Chacune a revu le «sien». Mon assistant «steward» s'est tenu plutôt à distance, car il n'avait pas affaire à une...! Au diner, il est venu «like a big brother» me nettoyer mon verre, me donner de l'eau froide & m'informer de mon diner - je trouvai cela drôle.

Dans l'après-midi les Quatre nous avons causé avec Mlles Gélineau & Julien - Nouos étions à bout de forces. Nous nous sommes secouées pour admirer les rapides. Quelle puissance ils ont! le bateau par moment penchait passablement. À la hauteur du lac St Louis, poussé par la descente (entre les lacs St François & St Louis il y a une différence de niveau de 85 pds) nous allions à 30 milles à l'heure. Les plus intéressants sont les rapides de Lachine. De grandes roches à fleur d'eau y occupent le milieu du fleuve en sorte que la navigation y est très difficile.

Nous sommes arrivées à Montréal à 6.30 hrs, la plupart bien contentes de revoir leur chez soi. Moi j'aurais volontiers continué, après une journée de repos, mais pas avec Mlle Routhier, ni avec la chorale. Nous n'étions pas attendues nulle part & les jeunes filles, quoique gentilles, sont plutôt vulgaires. Ce que j'aimerais serait de voyager avec Cécile, Annette et Aliette. Ce que nous en aurions de plaisir!



Le 16 juillet -

Charles Auguste nous a payé la crème à la glace à Lucile Lanctôt et à moi. C'est extraordinaire comme il est laid - noir, & ce qui est pis, je ne puis m'apercevoir qu'il soit intelligent. Ah! vraiment, il m'agace. Aujourd'hui il n'a fait que parler de moi soit avec Jean, Marg. ou Lionel. Ah! mais je le déteste! Dieu, qu'il faut être sot pour se confier à tout le monde! Il voudrait, paraît-il, me donner son portrait: «Pensez-vous qu'elle préfèrerait telle pose ou telle autre? Aimerait-elle ceci ou cela?» Si au moins il causait d'une façon intéressante! Mais non! «Quand j'étais à St Boniface...» ou bien «je ne fais pas ceci parce que les femmes n'aiment pas cela»... Il vient de quitter la soutane... & il songe au mariage! Mais là, je n'en parle plus: je ne puis lui trouver une qualité & c'est mal de médire des gens!



Le 17 juillet

Garden-Party chez Marcelle à St Mathias. Il ventait trop fort pour jouer longtemps au tennis.

La plupart des jeunes filles, trop folles pour moi, je me suis sentie assez désorientée. Voyons un spécimen. M. Geoffrion: petite brune aux yeux très noirs, fardée avec en plus une mouche! Chemise enveloppe & jupe de satin collante sur elle - pas de jupon & le pis des bas courts aux genoux. Non vraiment je n'aurais pas cru que Marcelle pût inviter de telles sottes! Aussi faut voir comment les j.g. s'en sont amusés: un moment, étant tous gelés nous avons joué à la «tag» - faut voir comment ils l'ont fait courir! - De plus, les invités étaient tous plus vieux que moi: oh! pour sûr, je suis passée inaperçue! - Mais c'est étonnant le peu de réserve des jeunes filles: elles ont fumé comme cela avec les j.g. 2 ou 3 cigarettes; elles se sont assises par terre alors qu'elles n'avaient presque pas de corsage, appuyant leur tête sur les genoux de ces messieurs - et tout cela, sans être le moins du monde intimidées! Et voilà les amies de Marcelle!

Les j.g. paraissent un peu plus sérieux: oh! je n'eus pas répondu d'eux, ma foi! J'ai causé musique & arts avec M. Guay; il y avaient MM Trudeau & Rocher (oh! ce qu'ils avaient l'air fin!); M. Tessereau: qu'il m'a donc intriguée avec ses grands yeux bleus, bien fendus, un peu ronds, et sa bouche ironique au possible: l'on ne pouvait savoir sa pensée; il se prétendait gêné, mais ses actions... il a demandé Mlle Geoffrion et une espèce d'actrice pour retourner avec lui en auto. Il me faisait beaucoup penser à Gilles Ouellette. Blond de moyenne taille - ingénieur - physionomiste, n'aimant pas à se donner du trouble. Ses yeux examinateurs & ses airs nonchalants lui font de nombreuses conquêtes. Oh! il est vraiment attirant, lorsqu'il vous regarde de ses yeux profonds & caressants, & que son sourire légèrement moqueur découvre de véritables perles de dents... Il me plaisait & me faisait peur à la fois! M. Bissonnette, notaire, 25 ans, les yeux se disant zut[?], étrennait un habit palm beach - Il ne m'a pas parlé de l'après-midi ni de la soirée, mais dans le tramway nous trouvant ensemble, nous avons causé - il m'a paru assez sérieux - Mais un notaire... ne pourrait être mon idéal! Ce qui m'a frappé, ce sont les propos du «sweet 16». Oui il faut que je me conserve bonne, que je ne sois pas de ces j.f. rencontrées chez Marcelle, mais celle qui comme dans l'histoire de M. Bissonnette a su demeurer «sweet 16» jusqu'à 19 ans. Si je puis arriver là, je crois que je pourrai répondre de moi pour la vie... pas sans l'aide de Dieu!



Le 21 juillet

J'ai lu la petite chanoinesse. Oui, il faut que je reste pure, que je sois sérieuse. La vertu est toujours recherchée et grandement appréciée, même en ce triste siècle -



Le 31 juillet -

Ah! quelle soirée! J'aurais préférer rester dans le néant que de la vivre!

J'étais chez Cécile à Valois, lorsque la lumière électrique tout-à-coup manqua. Or Cécile voulait recevoir la «gang» & ma foi! sans lumière! En conséquence, elle pria Philippe de bien vouloir s'enquérir de la cause de l'accident et du temps nécessaire pour y remédier - Moi, qui m'embêtais: «Si vous permettez, j'irai avec vous; vous téléphonerez & puisque vous ne pouvez pas rapporter le message, je m'en chargerai.» Nous partons. Ubald Barbeau voulut nous accompagner, mais après deux minutes de trajet, rencontrant J. Crevier, il partit avec lui.

J'étais donc seule avec Philippe. La converstion difficile à soutenir était plutôt languissante & ennuyante.

«Il n'y aura pas de monde ce soir au chateau?» dis-je.
- Non ce sera plutôt ennuyant - ou plus amusant...
- Aimez-vous l'obscurité?
- «cela dépendrait avec qui je serais - fis-je pour badiner.

Alors, je ne saurais dire comment les évènements se sont enchaînés, le message fait, nous sommes remontés sur la galerie, nous avons pris des rafraîchissments & nous sommes mis à causer. Il faisait noir tout-à-fait quand nous sommes partis: une lune superbe invitait à la rêverie - Je en sais plus quelle converasation nous avons tenue, mais enfin il m'a redemandé: «Aimez-vous l'obscurité?» - ? - «Si c'était avec moi?» «Peut-être bien», dis-je en riant... Mais il ne l'a pas entendu de même. À la barrière chez M. Julien: «Y a-t-il quelqu'un sur la galerie?» - Il n'y avait personne et sans rien soupçonner je lui répondis en ce sens «Viendriez-vous dans le kiosque?» Là encore, ne me doutant de rien, j'acceptai. Je ne commançai à craindre que lorsque je le sentis me prendre & me serrer le bras. Je me rassurai vite, non pas que j'eus raison d'avoir confiance en lui, mais la pensée de la bonne éducation de sa famille qui le tenait en haute estime, le fait que j'étais en promenade chez lui, qu'il savait mon âge, etc. - À peine le pied dans le kiosque, il me prit la taille & voulut m'embrasser. Par deux fois, il se reprit - Lui flanquant une tape, je réussis à me dégager & me sauvai en courant presque, tant j'avais peur maintenant. Je tremblais au point que je craignais de tomber. Vitement j'entrais - j'étais rouge et énervée: il me semblait qu'on allait me deviner... J'ai ri & joué avec les autres, mais je n'y était que de corps...

Dire que lui, Ph. J. a osé essayer m'embrasser! lui un de ces j.g. qui n'ont pas d'autres métiers que de s'amuser des j.f.! Un de ces types qui ont vu toutes les bassesses, qui en ont joui! Dieu que j'aurais dû en juger ainsi toujours! Des yeux comme les yeux de couleur imprécise, auraient dû me renseigner: mais non! j'ai voulu toucher du doigt! Je frémis encore en pensant combien il avait la peau rude, car je lui mis la main sur la bouche pour le cas où il réussirait à m'approcher de lui. Vraiment je me crois abaissée, de voir que ce type sans pudeur si l'on peut dire, ait osé...

Dans mon voyage à Valois, j'ai connu Jean Crevier. Il me plaisait beaucoup, mais je ne l'ai pas frappé. Vrai, je ne comprends pas pourquoi je n'ai pas plus de vogue. Je en suis pas laide et aussi chic que les autres j.f. L'extérieur ne compte-t-il pas seul dans un «flirt»? Ou bien, faut-il croire que le hasard ne me favorise pas? Mais quand donc mon tour viendra-t-il?



Les 3 & 4 août -

Ce soir, j'ai connu Marvin St John. Quel beau type de garçon! Très grand et blond, 17 ans, poli au possible. À ce sont des «Pardon me» en ôtant son chapeau. Il est tout-à-fait gracieux lorsqu'il se penche pour nous écouter parler. Il veut apprendre le français. -

Celui-là non plus je ne l'ai pas frappé. Marguerite s'en est emparé. Ah! j'ai eu une véritable crise de jalousie! C'est enrageant à la fin! - de quelque côté que j'aille il faut toujours qu'une amie plus gentille me supplante - Aujourd'hui j'en ai fait mon sacrifice, mais jeudi... «Il a bon air» dis-je à papa. - Oui mais j'espère que tu n'as pas l'intention de fanfaronner avec lui? - «Pourquoi pas?» «Mais... (papa n'en revenait pas) eh! bien, p.c.q. deux nations différentes unies par le mariage ne se sont jamais entendues! C'est déjà assez difficile quand les partis sont de même race» - - ... Et puis n'est-ce pas il ne faut pas jeter ton coeur à tous les vents!... Est-ce de l'égoïsme? Je n'aime que lorsque je sais que l'objet aimé me restera, qu'il est du même milieu que moi & qu'il pourra me glorifier d'une certaine manière... Mais en fait, je parle d'une chose que j'ignore...

Pauvre Marguerite! faut-il vraiment faire tant de folies pour se faire aimer?...



Le 1er septembre -

J'ai reçue ce soir - Marvin & Marguerite, Maurice Désy, Jean Panet-Raymond - c'est un blond de moyenne taille; pas joli, cheveux frisés, petits yeux bruns pochés, gros nez, lèvres épaisses; malgré cela il a l'air fin lorsqu'il rit: oh! il a des dents magnifiques. Il parle doucement et bas, mais l'on ne peut savoir s'il est sincère ou s'il se moque de vous. Je ne semblais pas lui déplaire, il me plaisait d'ailleurs - mais il est un peu jeune pour moi. Si je peux connaître son frère à la moustache blonde, oh! celui-là qu'il a l'air gentil! Et dire que je l'ai rencontré avec Mina Clément! Est-ce le type de jeune fille qu'il aime? Elle est très jolie, c'est vrai, mais si légère!

... Je ne vais plus chez Marguerite et la vois rarement. Marvin & elle sont toujours ensemble, bras dessus, bras dessous, allant par les bois ou au restaurant; ou encore se tenant l'une appuyée sur l'autre, assise sur le banc de tennis - quel scandale!



Le 17 octobre -

Suzette a tant insisté que j'ai accepté d'aller visiter le temple égyptien. Ce n'est pas mal réussi. C'est une pièce basse, tout en plâtre, peint de fresques égyptiennes (faut voir les formes de ces femmes, et c'est le père, un médecin! qui les a dessinées!); pas de chaises, mais des bancs recouverts d'étoffes simulant des divans (ma foi! pas aussi moëlleux). Dans un enfoncement est placé le gramophone, recouvert d'une portière qui lui donne un air mystérieux. La plupart des membres y étaient déjà: Antonio Monette, Robert Lebidois, Paul Brisset, Clarence Miller, Ubald Paquin, les jeunes Brisset, Pio Éthier, Alice, Thérèse Hay, Aliette, Suzette & ses soeurs.

J'ai eu toutes les émotions. Antonio Monette file le parfait amour avec G. Brisset des Nos. Robert Lebidois, un français m'a paru sérieux - Ubald Paquin s'est déclaré ravi de contempler la perle décrite par son frère. Pio m'a paru ivre & s'est mêlé de me faire la cour à tel point que j'ai dû le fuir. Armand Hay m'a fait frisonner sous ses regards persistants: est-ce de l'imagination? on dirait qu'il vous veut du mal, cet homme! Sa fiancée dans sa robe décolletée jusqu'à la taille, avec sa cigarette, ses yeux cernés & son poing sur la hanche, a personnifié à mes yeux la fille de cabaret. Suzette m'a étonnée par sa robe indécente.

Mais l'émotion qui m'a le plus bouleversée c'est la vague extraordinaire que j'aie eue. Pensez donc! à 9 hrs, ayant dû partir pour étudier, ils sont tous venus me reconduire & à la porte ils ne cessaient de me baiser la main & de me réciter des vers!



Le 14 novembre

J'ai été initiée dans le C.C.F. (Coeurs Canadiens-Français) et j'ai été bien déçue de voir le peu d'organisation de ce club. Nous avons causé & dansé. Rien de sérieux dans ces jolies têtes: les Mercier, Y. Paradis, S. Mercier, Mad. Cinq Mars, Rita Lanctôt. Elles sont du moins terriblement flirt, et un peu excitées du résultat de ce jeu amusant qui a pour objet des types bien peu dignes: Robert Dubreuil - commis de la pharmacie!



novembre

Bal masqué au temple égyptien. Pour la 1ère fois de ma vie un jeune homme qui me plaisait, s'est occupé de moi - ... Je note une chose assez drôle - je n'ai pas été bouleversée par ce bal ni par ce monsieur - toute la semaine, j'ai suivi mes classes comme si rien n'avait eu lieu -



Les 23 & 30 décembre

Il ne faut jamais recevoir des jeunes filles en deux groupes différents. Elles s'en formalisent. Mes deux thés ont été des fiascos: Gilberte & Bernadette ont servi aussi mal que possible. À l'avenir j'aurai des dames pour préparer les choses à table & mes amies serviront elles-mêmes. Voici ma liste: Th. Ouimet (si je n'ai pas réussi à briser avec elle), C. Julien, A. Côté, G. Biron, L. Dussault, M. Beaulieu, M. Beauchamp, M. Huguenin, M. Demers, L. & M. Mercier, Y. Paradis, M. Masson, M. Germain, M. Desaulniers, M. Émard, J. Gagné, Y. Benoît, L. Lanctôt, C. Dufresne, A. Brisset, A. Éthier, M. Bernard, F. Vanier, M. Cinq-Mars, J. Gonthier, M. Crevier, Meles Musy, A. Brunelle, F. Marquis - mais jamais, oh grand jamais je ne redemanderai F. Hay: elle est une semence de discorde.



Le 27 décembre

Ah! ce que les j.f. peuvent être bêtes. Dès qu'elles aperçoivent un j.h. elles changent complètement - Seriez-vous leur meilleure amie, vous n'existez plus pour elle. (Je m'étudie à ne pas être ainsi) - En attendant dans ce beau monde rencontré chez Francis Vanier, ce soir, je n'ai éprouvé aucune sympathie - je n'ai senti aucun point de contact - et je me suis mortellement ennnuyée! Ah! la belle société dont je rêvais!



Le 31 décembre -

Réunion de la «gang» chez Cécile. Je n'ai pas aimé le groupe, mais Dieu! que j'en ai ri! Résolution - garder mon indépendance: les jeunes gens détestent qu'on les poursuive.








Jacques Beaulieu
jacqbeau@canardscanins.ca
Révisé le 5 février 2015
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