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Lettre du 9 juin 1901

Correspondance d'Émery Beaulieu à Attala Mallette

Lettre du 9 juin 1901



N. B. Les lettres à folios multiples ont été reconstituées en tenant compte de leur position dans la liasse de papiers, de la couleur de l’encre, la dimension du papier et la suite dans le texte; l’ordre n’est pas toujours certain; aussi le début de chaque folio est clairement identifié, ainsi que sa place présumée dans la lettre:


[Premier folio de deux pages 20 x 26 cm]
Montréal, 9 juin 1901
À Mademoiselle Attala Mallette, Sainte Martine. Mon Adorable,

Je suis heureux! heureux d'un bonheur débordant, d'un bonheur que je voudrais communiquer à tout le monde! Mon Attala chérie m'aime! elle me le dit en accents si convaincus, si brûlants, si sincères! C'est une heureuse faute celle qui m'a valu une lettre aussi admirable que la vôtre du 8 courant!

Enfin! j'ai senti votre coeur vibrer dans ces paroles écrites de votre main; et votre affection jaillit entre chaque ligne! Jamais, jamais je n'ai attendu une lettre avec autant d'impatience! À l'heure de la malle, je me suis mis à la fenêtre; un livre à la main pour tromper mon attente. J'essayais à me faire à l'idée que je ne recevrais pas de lettre: «Elle n'aura pas eu le temps; peut-être quelques visites l'empêcheront de m'écrire.» Mais mon coeur répétait toujours comme un refrain: «Si elle m'aime elle m'écrira.» Soudain le facteur se montre la binette. Malheur, il est sur l'autre côté de la rue. N'a-t-il donc rien pour les gens de ce côté-ci. Il entre dans la bâtisse de la Presse. Je n'en pouvais plus. Inutile d'essayer à me tromper moi-même en continuant à tenir ce livre que je ne voyais plus. Je le jetai loin de moi. Et cette fois penché à la fenêtre, j'attendis. Si en sortant, le facteur continuait sa route, sur l'autre côté de la rue, c'en était fait de moi; vous ne m'aimiez pas, vous n'aviez pas de coeur. Si au contraire, il traversait la rue, mes chances de bonheur n'étaient pas complètement évanouies. Savait-il le misérable facteur que quelqu'un était suspendu à ses moindres démarches. Toujours est-il qu'il ne sortait pas. Bon! voilà un client maintenant: il me faut laisser là mon poste d'observation & répondre à Mademoiselle qui vient m'apporter de l'argent. La façon ne fut pas longue: le temps d'écrire un reçu, d'empocher l'argent, & de dire un «Thank you» qui voulait dire «Allez-vous en»; et me voilà revenu à mon poste. Le facteur sortit. Le nez au vent, l'oeil scrutateur, la figure ennuyée, l'individu resta planté à la porte pendant quelques temps. Puis à pas lents... il traversa! Traversait-il pour moi! Je ne me contenais plus. Je descendis à la boîte aux lettres... Des journaux! des revues, ... et puis bien au fonds ... une lettre dont l'adresse m'était cachée. Je remontai, fiébreux, demander au garçon de venir ouvrir la boîte de suite.

[Deuxième folio de deux pages 20 x 26 cm]

C'était bien votre lettre tant désirée, tant aimée, votre lettre que je n'ai cessé de relire depuis que je l'ai reçue & qu'il me faut relire encore.

Ô vous êtes la plus gentille, la plus aimable, la plus ravissante jeune fée que je connaisse, vous qui m'écrivez de si jolies choses. Peut-on maintenant s'étonner que je vous chérisse tant! que je vous aie consacré toute ma vie, que mon seul rêve, ma seule ambition soit de pouvoir un jour vous appeler mon Attala adorée, ma compagne bien-aimée, mon épouse chérie, ma vie, mon bonheur, mon tout!

Ô mon ange! je suis insatiable de votre amour! Et vous vous montrez d'une diplomatie consommée, quand vous me dites, en bon petit apôtre, «Je laisse à votre coeur, le soin de fixer le temps pour répondre à cette lettre.» Vous savez bien que pour ce coeur tout brûlant de votre amour, cela équivaut au plus impérieux: «Écrivez-moi tout de suite». Mon coeur, Attala, n'est jamais satisfait de ce qu'il fait pour vous; toujours il voudrait faire davantage, parce que toujours il devient de plus en plus rempli de vous.

Quand irai-je à Ste Martine? Avez-vous besoin que je vous réponde? Ne pouvez-vous faire vous-même la réponse. Je vous ai dit, charmante Attala, alors que vous me posiez cette question de vive voix, à ma dernière visite: «Je viendrai quand vous me ferez demander.»

C'est la première fois que vous me faites demander: je descendrai samedi prochain... s'il fait beau.

Et s'il pleut! Eh! bien s'il pleut & que vous me disiez «Venez quand même!». J'irai quand même.

Ô mon Attala, devant vous je suis sans force, sans volonté autre que la vôtre, sans énergie pour d'autre fin que pour me conformer à tous vos désirs. Ô Attala de mon âme! comprenez donc enfin combien je vous aime! Seulement, il me faut une lettre jeudi, si vous voulez que je descende, samedi; une lettre dans laquelle vous m'assurerez que vous m'aimez toujours de toute votre âme, que vous m'attendez avec impatience, que vous me recevrez samedi & dimanche soir, que ma visite ne dérangera aucun de vos projets, ne me réservera aucune surprise fâcheuse. Certes, vous savez quelle joie j'éprouve à chaque fois que je pars voir celle dont le souvenir est mon seul soleil; et pourtant, sachez que ce bonheur n'est pas sans mélange; sachez que chaque fois que je mets le pied sur le sol de Ste Martine, une angoisse atroce me saisit au coeur, et anxieux, je me dis: «Mon Dieu, si j'allais apprendre qu'Attala en aime un autre, qu'Attala sort avec un autre, qu'Attala en reçoit un autre.» Votre lettre de jeudi me rassurera sur ces divers points, n'est-ce pas, ma petite Attala bien aimée!

Vous ne sauriez croire combien il m'a fait plaisir d'apprendre que vous êtes allée communier vendredi passé & que là vous avez prié Dieu de bénir notre amour & à la Vierge Marie de vous conserver mon coeur! Et savez-vous pourquoi cela me fait tant plaisir.

D'abord cela donne un nouveau cachet de sincérité [Troisième folio de deux pages 20 x 26 cm] à votre lettre: non vous n'oseriez pas tromper votre Émery qui vous aime tant, après avoir reçu la sainte communion, le matin. Et puis, c'est que moi aussi je suis allé communier ce matin-là & que moi aussi, j'ai fait exactement la même prière; et je suis sûr que Dieu a été touché par ces deux prières sortant de deux coeurs tout purifiés par le sang divin, de deux coeurs aimant Dieu & sa Ste Mère de toutes leurs forces, & s'aimant l'un & l'autre purement, sous le regard de Dieu.

Et je suis sûr que la Vierge notre Mère à nous deux, Attala, a souri à l'humble et fervente demande de leurs [sic] enfants, & vous savez qu'un regard de Marie est le gage le plus sûr du succès.

Et d'ailleurs, cette prière n'est pas nouvelle sur mes lèvres: tous les soirs, à la sortie du bureau, je me rends à la chapelle de Notre Dame de Lourdes, et là je prie instamment Marie de me conserver votre coeur; ce coeur que vous m'avez donné, je la conjure de le garder pour moi, comme mon plus cher trésor, jusqu'au jour où il me sera donné de le posséder sans crainte; & de le défendre contre tous ceux qui conspirent pour me le ravir, puisqu'aussi bien, je me sens incapable de le défendre seul.

Est-il possible que tant de ferventes prières deviendraient inutiles! Non, non, je ne puis pas le croire. Ah! je ne puis pas croire que mon Attala chérie pourrait un jour oublier mon amour, ses promesses, ses serments.

Combien de fois n'ai-je fait les rêves les plus doux, dans lesquels vous occupez toujours le rôle principal. Ah! combien de fois n'ai-je pensé, en revenant du bureau la tête fatiguée, brisée d'études, de soucis, de tracas, combien de fois n'ai-je pas pensé comme il serait doux d'avoir un foyer où deux charmants petits bras, - les vôtres, ô chérie de mon âme - viendraient tendrement s'enlacer autour de mon cou, et prendre ma tête fatiguée pour la poser sur votre épaule!

Comme il serait bon de sentir vos lèvres adorées se poser sur mon front brûlant, en suaves baisers; comme il serait divin de sentir vos beaux yeux bleus qui savent si bien se charger d'amour quand ils le veulent, faire descendre jusqu'au fond de mon coeur, comme les premiers rayons d'un soleil de printemps, un regard réconfortant, vivifiant, céleste. Comme je vous les rendrais avec usure ses [sic] baisers, ces regards, ces caresses; et permettez-moi de vous le dire, Attala, comme vous seriez heureuse avec moi, si l'amour le plus ardent, peut vous rendre heureuse. Ah! les braves gens de Ste Martine, sont anxieux de savoir pourquoi je vais si souvent visiter leur intéressante paroisse. Avec l'aide de Dieu & votre amour, ils le sauront un jour. Pour le présent, c'est assez que vous le sachiez, vous. Mais les gens de Ste Martine disent que je ne suis pas prêt à me marier, et c'est là que leurs discours me font peur. Ah! je crains qu'on ne vous décourage, je crains que vous ne vous lassiez d'attendre, je crains que vous ne perdiez confiance en moi, je crains, je crains.

Chère Attala, dites-moi que leurs discours n'ont aucune influence sur vous, que vous êtes armée de courage, que vous êtes prête à m'attendre! Je vous jure que vous n'attendrez pas pour rien! Et j'ajoute que parmi les jeunes [Quatrième folio de deux pages 20 x 26 cm] filles vos amies, vos compagnes, vos parentes, qu'elles seraient bien prêtes à se marier, beaucoup auront le bonheur d'assister à nos noces, encore filles, si seulement vous m'êtes fidèle, si seulement vous me conserver [sic] toujours, votre petit coeur, votre amour, vous-même.

«Pas de taquineries qui font mal au coeur»! Ah! je choisis ce mot au vol & je vous supplie de vous l'appliquer aussi rigoureusement que je me l'appliquerai à l'avenir. «Pas de taquineries qui font mal au coeur»; ainsi vous ne direz plus que vous ne m'écrivez que quand vous n'avez pas de cigarettes ou que vous ne sortez pas avec M. Mc.Gown; vous ne me direz plus que «jeudi étant son soir de congé, vous sortirez avec lui»; et quand je vous demanderai: «Attala, l'aimez-vous»? vous ne répondrez plus: «Mais oui! il ne m'a jamais rien fait de mal.» «Pas de taquineries qui font mal au coeur», Attala, par pitié!

Ma bien-aimée! votre dernière lettre était délicieuse; je m'en suis enivré à satiété; pourtant, il y manquait quelque chose. De ce quelque chose, j'avais décidé de ne parler qu'à mon prochain voyage, mais je ne puis pas attendre & j'en veux avoir le coeur net tout de suite. Je vous avais demandé de tout me dire au sujet de M. Mc.Gown; de me convaincre que vous ne l'aimiez pas! Et vous ne m'en dites qu'un mot: c'est qu'il n'est pas votre consolateur! On dirait que vous évitez de vous prononcer sur son compte. Au sujet de M. Lussier, de M. Marcil, je sais à quoi m'en tenir, vous m'avez fait connaître clairement ce que vous en pensiez; & quand je vous crie: «Attala, j'ai peur de M. Mc.Gown!», vous vous contentez de me répondre qu'il n'est pas votre grand consolateur.

J'aime à croire que ce n'est là qu'un oubli, que vous vous empresserez de corriger sur votre lettre de jeudi. Ah! ma chérie, ne vous offensez pas de ces craintes, si par bonheur elles sont puériles; car vous n'aviez certainement pas plus de raison de craindre cette jeune fille de Beauharnois, que j'en ai moi de craindre M. Mc.Gown. Et cependant vous avez failli m'abandonner pour cela, vous étiez décidée à briser. Ouvrez-moi votre coeur franchement: j'en ai besoin! Et n'allez pas l'oublier, cette fois! Ainsi donc une lettre jeudi, pleine d'amour, & surtout pleine de M. Mc.Gown; & moi j'irai vous porter la réponse samedi.

À samedi, ma bien-aimée, mon ange, mon beau chérubin, ma gentille reine, mon Attala adorée.

Votre Émery qui vous aime bien gros.








Jacques Beaulieu
jacqbeau@canardscanins.ca
Révisé le 5 février 2015
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