SI L'OEUVRE DE SIMONE BEAULIEU - dessins et peintures -
a été peu vu au Québec, c'est à cause des pérégrinations
incessantes de la vie diplomatique. À peu près constamment
absente du pays depuis l'immédiat après-guerre jusqu'aux années
soixante-dix environ, il est assez compréhensible qu'elle ait
eu peu de temps à consacrer à la diffusion de cette production
consistante qu'il est étonnant de découvrir d'un même coup
d'oeil, et qui sera certainement pour plusieurs une véritable
révélation.
L'oeuvre peint se développe selon un certain nombre de
repères à la fois chronologiques et géographiques, et en «périodes»
assez nettement distinctes; des interférences jouent souvent
sur deux ou trois moments successifs dans le développement
de la peinture de Simone Beaulieu. Après les Beaux-Arts à
Montréal au début des années quarante, elle habitera tour à tour
Paris où elle fréquente l'atelier de Fernand Léger, et André Marchand;
elle profitera également à ce moment-là des conseils de
Braque. Puis ce sera Londres, et Beyrouth; ensuite le Brésil, New
York, de nouveau Paris, et Lisbonne. Itinéraire peu banal, et dont
chaque pôle verra le peintre au travail sans désemparer. C'est
peut-être le séjour au Moyen-Orient et celui du Brésil qui laisseront
les traces les plus nettement perceptibles dans sa peinture,
les plus clairement identifiables.
Si l'on voulait à tout prix sérier cette production, on y
verrait à mon sens trois phases principales, depuis la figuration
des années quarante jusqu'à l'impressionnisme abstrait des récentes
anneés, en passant par un temps intermédiaire marqué
justement par le Liban et le Brésil. Les natures mortes des débuts
se présentent comme des compositions classiques, équilibrées, à
tendance cubiste, et où les tons sombres dominent, le bleu et le
vert notamment. Une exception pour cette époque: un agréable
tableau horizontal où deux fruits orangés éclatent sur un compotier
en faïence claire, parsemé de fleurettes bleues sur fond bleu-gris
assez appuyé où se retrouve un autre motif de fleurs plus
estompées; à côté, sur le plateau ou la table, un fruit similaire,
coupé, et le couteau posé. Cézanne, Juan Gris, bientôt Braque
passent par là.
De même dans une autre grande
Nature morte
de 1944, toute en bleus et verts, avec quelques taches
en rouge-orangé: fruit, tissu, en contre-part d'une nappe bleu vif,
le tout disposé sur une table verte. En 1949, la
Femme assise dans un paysage
(la reproduction est en noir et blanc)
valut à Simone Beaulieu le Premier prix
de peinture de la Province de Québec; au premier plan, assise de
trois quarts, une femme hiératique joint les mains tandis que
vallonne derrière elle un paysage aux bouquets de sapins marquant
la lisière des terres. La même année, un grand
Bouquet rouge
d'esprit cubiste (dé-construction en éléments géométriques
de la table, du vase, de l'arrière-fond) se déploie largement.
Au début des années cinquante, peinte à Londres, une
Nature morte aux poissons,
très sombre, laisse
chatoyer doucement les ocres d'une aiguière, la lueur blanchâtre
d'un linge et des assiettes. Dix ans après la
Femme assise dans un paysage,
une autre
femme assise, près d'un bouquet,
montre le chemin parcouru par l'artiste:
sur toute la hauteur du tableau, à gauche, une femme en noir se
détache à peine des fonds en grisaille sombre; les formes sont à
peine suggérées par de minces traits clairs, comme grattés, qui
structurent aussi le pan de table, sur la droite, délimitant dans
l'espace le lieu du bouquet traité en taches lumineuses; du personnage,
seule la tête et la main en avant-plan contre-balancent la
clarté des fleurs. Les volumes sont ici organisés beaucoup plus
librement, plus assumés, en un mot plus personnels que dans le
tableau datant de dix ans.
Les années soixante voient dans la peinture de Simone
Beaulieu un passage à l'abstraction, et un motif récurrent, qu'on
pourrait appeler archéologique, fait son apparition dans l'oeuvre,
que ce soit dans
Manuscrit ancien,
(1964),
Hiéroglyphes (deux tableaux portent ce titre, au moins: l'un peint au
Brésil, l'autre à New York; ou encore dans
Fouilles de Mâari,
(1968).
Les titres indiqueraient déjà une préoccupation
essentielle du peintre à ce moment.
C'est ici que la peinture
de Simone Beaulieu prend à mon avis sa dimension majeure.
Presque toujours, les ocres, les gris et les noirs composent des
rebus abstraits où des «signes» indéchiffrables et mystérieux
proposent leur énigme. C'est également au cours de cette décennie
que la technique particulière à l'artiste acquiert toute son
«efficacité» (elle travaille en effet avec un mélange inédit
d'huile, de sable, de fixatif, sur de la toile, où parfois sur de
l'aluminium ou du formica: la surface en trouve une sorte de fini
satiné, comme sous un revêtement de cire). Cette période verra
également des portraits, traités à la feuille ou à la poudre d'or. On
retrouvera aussi bien à ce moment de grands papillons ocre et
roses, aux nervures noires, ou une abstraction tout en bleu, ou
bien un grand
poète récitant
(la reproduction est en noir et blanc)
en noirs et ocre
clair, figure glacée d'immobilité, aux longues mains précieuses
comme celles qu'on voit aux anges et aux saints des icones byzantines.
La production des années soixante-dix exprime plus pleinement
encore et plus librement la démarche abstraite de l'artiste.
Plusieurs de ces tableaux sont exécutés à Percé où Simone
Beaulieu possède une maison. Resurgira parfois le motif hiéroglyphique
(
Le «crypte» de l'hiéroglyphe,
en 1971,
dispose une calligraphie insondable sur une «page» ocre qui
se détache sur des fonds reprenant les verts de l'écriture).
Bientôt,
des transparences lumineuses vont l'emporter sur l'effet
tragique de toiles comme
(
L'étendard
(1970)
(Ill. 62 page 69)
où une
plage rougeâtre, flaqué de sang séché, s'étale sur un fond
sombre, comme dans ces drapeaux de guerres anciennes, fragile
trophées d'affrontements et de mort.
Mais avec
(
Coquillage,
en 1971, ou
(
Le coquillage englouti,
datant de l'année précédente, les fondus de l'air marin l'emportent:
coulées à l'horizontale, vert bleuté, beige-rose nacré, ou vert
plus glauque et pourtant encore lumineux. Puis viendra une suite
de «soleils», qui offrent tous l'image d'une sphère - parfois
fractionnée, rouge-orange, dans un champ verdâtre traité en
transluciditns, où se retrouvent des motifs très fins de menues
ramifications résultant d'une technique semblable à celle de l'éponge.
Images d'une grande puissance onirique, qui renvoient
aux brumes du rêve, au tremblement incertain du monde entrevu
à travers le demi-sommeil.
Ainsi cette oeuvre cohérente se présente-t-elle dans l'évolution
de sa logique interne, dans l'affirmation d'une force tranquille
et d'un métier sûr. Indépendante des courants et des
modes, loin de l'éphémère triomphe de «ce qui se fait», la
peinture de Simone Beaulieu suit depuis quarante ans une trajectoire
incontestablement personnelle, et donne à voir un univers
envoûtant, résultat d'une longue et fructueuse méditation sur le
réel.
Jean-Pierre Duquette
|
Grande nature morte aux fruits, Paris, 1947.
Huile sur toile;
127 cm x 85 cm.
Femme assise dans un paysage, 1949.
Huile sur toile;
106,2 cm x 91,4 cm.
Bouquet Rouge, Montréal, 1942.
Huile sur toile;
118 cm x 80 cm.
Nature morte au poisson, Londres, 1956.
Huile sur toile;
100 cm x 50 cm.
Femme au bouquet, Londres, 1955.
Huile sur toile;
112 cm x 78 cm.
Manuscrit ancien, Beyrouth, 1964.
Collage feuille d'or, huile sur toile;
115 cm x 80 cm.
Fouilles de Mâari, Damas, 1963.
Huile et sable sur bois;
96 cm x 85 cm.
|