Mes racines / my roots

Henri Césaire Saint-Pierre


Adéline Albina Lesieur


Napoléon Mallette


Louis Émery Beaulieu


Guillaume Saint-Pierre


Joseph Bélanger


Geneviève Saint-Pierre


Jeanne Beaulieu Casgrain


Jean Casgrain


Simone Aubry Beaulieu


Marcel Malépart


Jaque Masson


Édouard Trudeau


Rolland Labrosse


Jacques Cousineau



Recherche
de
"Mes racines"

sur
JacquesBeaulieu.Ca


Retour
à la page
initiale

de
JacquesBeaulieu.Ca
Journal intime de 1923

Textes personnels et lettres de Jean Beaulieu recueillis datant de 1923



  • Description d'un cahier: Cahier de 8" par 6 1/4" ligné à couverture dure noire avec dos et région environnante rouge; écrit à la plume, encre noire à l'exception de quelques commentaires ajoutés par la suite, couvrant la période du 2 juin 1923 au 2 juillet 1923

  • Description d'un album de couverture noire rigide de 9 1/4 " par 7" de 2" d'épaisseur comprenant un grand nombre de petits documents qui y sont collés et un texte écrit à la plume en caractères d'imprimerie par Jeanne Beaulieu



Entrée dans son album:

TOUS NOS MEILLEURS SOUHAITS DE BONNE ANNÉE!!!
POUR: Mil neuf cent vingt-trois -
Jacques Cousineau Joe Malone
Germain Mc Avoy Toner Brodeur
Alfred Daviault Jean Brunel
Mastaï Bourcier Nicolas Massïre
Roger Brossard Paul Dufresne
Roméo Desjardins Gérald Fauteux



Entrées dans son cahier:

Montréal, jeudi, 31 mai 1923

Partir, c'est mourir un peu, dit-on. Je n'en crois rien! Ou plutôt, je suis tentée de penser le contraire!! Quand je les ai tous vu à la gare - Yvette & Alain, Jeanne et Paul [Gonthier], Marguerite Beaulieu, Jacques, Madeleine Cinq-Mars, Raymond, Roger & Germaine, René Deguire, Mariette Dorais, Hubert, Jean-Claude - accompagnant de fleurs, de livres, de bonbons, leurs souhaits de bon voyage et leurs démonstrations d'amitié, oh! «vraiment, me suis-je dit, partir, c'est vivre!»

Car enfin, pourquoi le départ m'aurait-il attristée? ... La pensée de New York et de l'issue de ce voyage, me préoccupaient bien autrement... Pourtant l'adieu à maman me serra le coeur!... Ma chère petite maman faite uniquement pour le bonheur, et qui pleura si souvent cette année!



vendredi, 1er juin 1923

À New York, tout fut parfait... même le départ fut très précipité, ce qui ne pouvait être que pour le mieux...

Ici commence mon voyage. J'en voudrais parler dignement, mais tant de choses se suivent qui ne se ressemblent pas que mon attention peut à peine suffire à les remarquer toutes, et lorsqu'arrive le moment d'en causer, le désordre de mon esprit est tel que je ne sais plus m'y reconnaître. -

J'ai fait une traversée merveilleusement belle et intéressante. La température fraîche sans être froide a été des plus agréables... Je ne pus voir la lune cependant! Un soir, seulement j'ai entendu dire qu'elle s'était montrée tard dans la nuit, mais je dormais alors d'un profond sommeil! Ma première promenade sur le pont me découragea: des Juifs dont les pères sans doute avaient traversé en troisième classe, s'en retournaient d'Amérique, éblouir l'Europe de leurs millions, se croyant de la très haute aristocratie. J'entendais une Juive horrible à voir et d'une distinction équivoque, dire à sa compagne: «Is it not awful, how ordinary are people on this boat?» - Je passai au Lounge-Room, et là mon découragement se transforma en un profond dégoût, lorsque je vis les femmes, masquées tant elles étaient peintes, rivaliser avec les hommes pour fumer la cigarette, et ces derniers commander à tout moment «an other scotch» ou «whisky and soda»!

Il faut se faire à tout! Je fermai les yeux à demi, et à défaut des gens, j'admirai... le bateau! [Le Majestic] Un vrai palais flottant tellement solide que l'on en oubliait la mer, - 102 pieds de profondeur et de largeur, et 956 de longueur; 9 ponts d'acier dont 4 fois le tour de l'un faisaient un mille - et si beau, si beau que malgré soi, l'on se laisser bercer de l'illusion qu'il pouvait et qu'il devait braver les tempêtes! Je n'ai jamais rien vu qui puisse surpasser en splendeur le salon et la salle à diner - et pourtant, j'ai pas mal voyagé... et pourtant Atlantic City se glorifie de posséder les hôtels les plus riches du monde.

Toutes les nationalités et toutes les conditions y étaient représentées. 2500 passagers dont 900 de première classe, ayant 1000 hommes à leur service. Et au milieu d'un tel luxe, comment vouliez-vous que l'on vive, sinon la vie délicieusement superficielle de la plage? Mieux que cela même, puisqu'on pouvait joindre à la fois les plaisirs de la mer, du désert et de la terre: natation dans un bain style Pompéen, en mosaïque rouge et en marbre blanc; promenade à dos de chameau et équitation au gymnase, imitations de tennis et de curling sur les ponts; thé & danse tous les jours au Lounge-Room.

Tenez, il fallait voir cette salle vers 4 heures, l'après-midi! Alors les dames, vêtues surtout de blanc, de rouge, de vert, de jaune, les messieurs en habit de sports étaient groupés à de petites tables couvertes de nappes blanches et de fines porcelaines; la lumière venait en grande abondance des larges fenêtres; les murs et le plafond de chêne cuivré faisaient un fond d'une richesse incomparable tandis que le vieux rose du tapis, des fauteuils et des tentures contrastait le plus heureusement du monde! Ajoutez ici et là des palmes - puis la musique pénétrante des opéras - voilez à demi le tout de la fumée des cigarettes et vous aurez un tableau unique du luxe et du monde actuel. -



dimanche, 3 juin 1923

Un dimanche en mer. Chose extraordinaire, nous avons pu avoir la messe sur ce bateau Anglais... la messe pour vingt... vingt sur 3500.

La journée s'est passée comme se passeront bien d'autres à me promener sur le pont avec papa et à faire des façons à celui-ci et à celui-là. Ce soir, comme c'était beau au diner! La salle est vraiment une merveille de style ionien d'une délicatesse achevée et d'une pureté ravissante. Le dome oval à fresques soutenu de gracieuses colonnes cannelées surmontées d'arcades romanes lui donnait un aspect à la fois de grandeur, de richesse et de simplicité! La lumière abondante de nombreuses lampes se reflétant sur les nappes immaculées, les crystaux et les argenteries aurait ébloui si la vie que l'on sentait palpiter sous les habits noirs et les fleurs de toutes les teintes, depuis la blonde aux reflets dorés jusqu'à la brune aux cheveux de geai & du muguet frivole à la rose passionnée n'avait attiré l'oeil & l'attention... et ne les avait retenus...

Nos compagnons de table sont charmants... tous agés... naturellement. M. Dixon est l'âme du cercle; pasteur baptiste, esprit profondément studieux et religieux, il est par le fait même en butte aux fines taquineries de M. Fay, type du bourgeois qui rit & s'amuse de tout, même des choses les plus sacrées, et de M. Hunting pas méchant mais sceptique ou à peu près, par habitude et expérience; tandis qu'il a pour admirateurs de son zèle, M. Gilbreath & sa femme, et pour auditeurs, papa et moi!!

Parmi cette foule immense, quels sont ceux qui goutèrent vraiment le concert? Moi! Ne riez pas... je suis positive qu'il y en a peu qui l'ont tant apprécié!! Je lisais paisiblement? ... non! car je changeai trois fois de place - le livre si sérieux de Jacques, et j'étais surprise de constater que la vie n'était qu'un holocauste de soi à Dieu! Et pourtant, j'hésitai, et dans mon hésitation, je jouais avec ma plume & fixais de temps à autre, volontairement ou non un jeune homme qui depuis quelque temps... «Pardon me, are you Miss so & so?» - Je ris... je n'étais pas dupe, allons donc! «No. Sir, I am Miss Beaulieu». Alors, mon Dieu, il s'excuse... et la conversation s'engage, animée, ... et nous nous souhaitons «Bonsoir» espérant nous revoir pour la danse, le lendemain. - J'exultais!!



lundi, 4 juin 1923

Après diner, j'ai cherché partout mon petit Monsieur, et ne le trouvant pas, je me suis décidée à prendre place au salon... une seule chaise était libre... près de cinq jeunes gens... Je ne savais que faire... et finalement d'un air digne, je m'y suis assise, sans les regarder... et commencai à lire. Pour l'amour du ciel, qu'a donc ce Juif à m'examiner?... Pour l'amour du ciel, pourquoi ne l'ai-je pas refusé pour danser?... Moi qui ai horreur des Juifs... Essayez de comprendre les femmes de maintenant!... Oui, je hais les Juifs... mais j'adore la danse... & et je savais que danser la première augure toujours d'une bonne veillée... en pays inconnu!!! C'est comme un courant électrique... il s'agit de faire jaillir l'étincelle & le fluide se répand... De fait, aussitôt, un jeune homme de mes voisins s'amène et s'introduit: M. Roddy Tennent, écossais... et le voilà plein de civilités, me présente ses amis, danse avec moi, m'amène à l'Auction Pool, me paie une limonade & me prie de prendre le thé avec lui - Je reviens au salon, et surprise! mon petit Monsieur d'hier était là. Avec lui, je passai la fin de la veillée... hélas! Je dus le refuser pour prendre le thé - J'étais engagée!



mardi, 5 juin 1923

Je marchais seule, cherchant papa... qui vint me prier de l'accompagner dans sa promenade? M. Scongnamillo! J'étais ravie! Je le connus hier & dansai quelquefois avec lui. Il est adorable comme type... mince et grand, mis comme une carte de mode mais sans affectation, très brun, les cheveux noirs bouclés, les yeux foncés pensifs, rêveurs, tristes, la bouche petite, la lèvre un peu dédaigneuse & insouciante - comme toute sa personne d'ailleurs - les dents éclatantes... et par dessus tout, artiste Italien allant étudier à Paris ou à Florence. Il me plaisait énormément! Seulement, je voulais percer sa personnalité... et il causait à peine.
«Mais enfin, à quoi pensez-vous, là en vous promenant?»
«À rien! ... ou plutôt je regarde... & j'essaie de pénétrer les caractères!»

J'ai eu presque envie de rire... Je ne le crois pas si sérieux... mais chose certaine, il a le tempérament des artistes!
«Je laisse faire!» a-t-il déclaré.
- C'est une vilaine maxime, car vous savez à Paris...
- Oui, je sais, les modèles... aussi peut-être n'irai-je pas là, mais à Florence... car je veux non pas m'amuser mais avoir mon brevêt d'artiste dans deux ans!»

Tout cela dit d'un ton éminément indifférent. -

C'était par celà même qu'il me plaisait... et aussi par le mystère que présentent pour moi, toutes les natures artistiques -

Mais je lui donnai une douche, oh! là là, quand j'y pense!!
«Je hais tous ces gens américains» dit-il.
-- «Et moi, je trouve horrible de voir tant de Juifs sur ce bateau!»

Il ne souffla mot... une heure après, j'apprenais de M. Tennent qu'on les soupçonnait de nationalité hébreuse...!!!

Dans le Palm Restaurant, j'ai pris le thé avec M. Tennent. Il semble bien élevé... mais pourquoi tremble-t-il légèrement? C'est involontaire & peut-être à tort, mais je ne puis m'empêcher d'établir un lien entre ses mouvements nerveux et l'odeur de scotch qui se dégage de lui... et cela me répugne infiniment, et lui enlève la confiance que sa parfaite réserve avec moi, semble lui mériter... il se confond en civilités... il me fera visiter le bateau... il m'amènera au théâtre, au bain romain, à un thé dansant... etc.... à Londres!!!!!!



mercredi, 6 juin 1923

- Non vraiment, il n'en est pas comme M. Fuller! Depuis que je l'ai connu, dimanche, au concert, il ne s'est pas passé une soirée qu'il ne m'ait attendue à la porte de la salle de danse, ou à l'intérieur me gardant une place... et chose remarquable, cette place était toujours bien au fond, afin.... semblait-il... que mes autres danseurs ne puissent pas me trouver!! Était-ce ce qui me plaisait tant en lui? Car, enfin, il causait peu, «par habitude», a-t-il déclaré, & ne faisait nuls frais pour me captiver. Aurait-il deviné que le meilleur moyen de me conquérir était de se présenter à moi sous l'aspect d'un homme de confiance? Aurait-il deviné celà, comme il a deviné mon ignorance du monde? Oh! non, milles fois non! Sa figure honnête et fière, son air sérieux et froid, sa paleur de latin - pourtant il est américain... du sud, il est vrai - ses petits yeux étonnés et chercheurs, dans lesquels le sourire fait passer un éclair de malice indéfinissable attestent qu'il est incapable de pareils calculs connus des seuls hommes passionnés!

Pourquoi ne me regarde-t-il? Serait-il pour la même raison que Joe... a-t-il peur? Ou serait-ce que je lui suis tellement indifférente? Mais alors, pourquoi chaque soir m'attendre après le diner et lorsque je vais danser avec un autre garder ma mante et mon fauteuil afin que je retourne vers lui? Est-ce pitié pour ma naïveté, ou comme il dit, pour mon antérieure «protected life»? En supposant que cela soit, que lui importe que je sois déçue ou trompée ou souillée des contacts? Est-ce uniquement par naturelle tournure de caractère que m'ayant vue, il soit venu vers moi & m'ait dit:«Tell your father you are perfectly safe with an old bachelor Doctor! Est-ce celà seulement? Dieu! Dieu! qu'il m'a donné de bonheur!!!



jeudi, 7 juin 1923

Comme je me suis amusée aujourd'hui! Ce matin j'ai visité le bateau, et j'ai été fort surprise d'apprendre qu'il avait quinze étages, et de voir les commodités allouées à la 2e & 3e classe... seulement, pauvres gens que ces derniers obligés de passer huit jours au milieu d'un tel vacarme! M. Whitby a été particulièrement gentil, et cette après-midi donc au deck tennis et au bain!! Il voulait absolument me faire cadeau d'une casquette, mais... lorsque j'ai appris qu'il était marié... donc mari infidèle,



vendredi, 8 juin 1923

et lorsque ce matin, je l'ai vu, après m'avoir promis qu'il ne prendrait qu'un verre de vin, à demi-brisé d'une nuit à boire, mon dégoût a été tel que j'eus peine à lui parler & priai M. Tennent de lui remettre son bien. -

Je me suis levée de bonne heure... pourquoi? me demanda M. Tennent - Je ne sais... en tout cas j'ai été heureuse de revoir M. Fuller et de lui faire mes adieux. «You'll let me know, won't you, when you will be in Paris?» Il avait l'air suppliant... j'aurais pu l'embrasser: «Why?»

Il me regarde, moqueur: «I'll leave it to your imagination... but you'll call me up, won't you?»
«I will indeed!»

À peine avons-nous qutté Cherbourg que j'ai senti tout-à-coup un poids immense s'appesantir sur moi, et dans mon coeur un vide profond. Était-ce l'effet de la fatigue? Pas un soir, je me suis couchée avant 1 heure pour me lever à 8, le lendemain, et marcher constamment & puis... danser - Était-ce la tristesse de quitter ce lieu de si agréables moments? Ou n'était-ce pas le mélange d'amour, d'amitié, de mépris, de dégoût que m'ont inspiré les gens? Serait-ce le départ d'un véritable ami et la vague appréhension de n'en point trouver de semblable?

Je ne pus rien définir tant je souffrais...

La journée a été longue, atroce. M. Tennent avec lequel j'ai marché assez longtemps m'aurait-il fait des déclarations... mais je l'ai coupé court, en disant: «You better not - we might never meet again!»

M. Whitby m'était en horreur: lui et ses amis...

Enfin, Southampton est arrivé et nous sommes descendus en terre ferme. Vingt fois, avant d'arriver à l'hôtel Rubens, nous avons failli devenir fou!!

Nous voilà chez nous!! Que me réserve ce nouveau «home»???



Samedi, 9 juin 1923

Nous sommes allés au théâtre avec M. Tennent, au Winter Garden, entendre «The Cabaret Girl». Bons acteurs - jolies actrices «You know, I did not come for that», dit-il - Je le savais - et l'odeur que je sentais me faisait détester à la fois lui & moi!!

Après souper, nous avons pris le bus & grand Dieu! on eut dit que tout s'unissait pour m'accabler! Je ne pus retenir un haut le coeur physique & moral en voyant les femmes avec les hommes aux «bars-saloons» prendre leurs verres de whysky pendant que leurs enfants sales deguenillés les regardaient faire, s'amusant les uns les autres en pleurant-



Samedi, 16 juin 1923

J'ai passé une semaine horrible. - Pas un jour que je n'aie pleuré! Perdue dans la foule, dégoûtée de tout, souhaitant quelqu'un pour m'aimer et ne voulant à aucun prix sacrifier ma liberté à l'amour, je me sentais de plus étrangement obsédée du choix de ma carrière... je visitais, j'allais, je venais & je ne pouvais me faire une idée de rien... Je ne me suis jamais sentie belle depuis ma retraite!

Mais enfin, après une semaine à l'abbaye de Westminster, il convient que j'en parle un peu - ou plutôt beaucoup!

Tant de légendes se sont emparées de ce chef d'oeuvre d'architecture gothique, qu'il est très difficile d'en déterminer l'origine certaine. On raconte que vers l'an 616, un noble Romain, nommé Melitus, se convertit à la voix ardente d'Augustin et fut même par lui consacré évêque de Londes. Alors, débordant de zèle, il parvint à convaincre Sigebert roi des Saxons de l'Est, de construire une église à l'emplacement actuel. L'endroit était appelé «the Isle of Thorns» à cause de son aspect et de sa situation entre la Tamise et ses ruisseaux tributaires. Or la veille de la fête de St Pierre, jour de la dédicace, un étranger se fit transporter de Lambeth à l'Île... et cet étranger n'était autre que St Pierre! Le pêcheur qui effectuait les traversées vit dans la nuit l'église illuminée de lumières étincelantes et entendit un choeur délicieux de voix angéliques; puis, n'y comprenant rien, il fut prié d'avertir Mellitus que tout était prêt pour la consécration, pendant qu'une merveilleuse pêche de saumons, «qui jamais ne cesserait si lui & ses compagnons s'abstenaient de pêcher le dimanche & payaient la 10e partie de leur pêche à l'église St Pierre», le récompensait de son obligeance.

La légende est intéressante, car elle explique trois revendications de l'abbaye: son antiquité égale à celle de la cathédrale de St Paul; son indépendance de toute autorité sauf de celle du Pape; son droit à une redevance sur le poisson pris dans la Tamise. Mais elle ne fixe pas l'origine de l'église. Ce qui est certain c'est que la présente date de 1269, et succède à une autre consacrée en 1065.

Celle-ci avait été dessinée par Édouard le Confesseur pour être son tombeau, et était située à quelques verges d'un monastère de Bénédictins, élevé vers 960. À la mort du roi, Henri III trouvant que l'édifice n'était pas digne de la sainteté de son prédécesseur, ne laissant debout que la nef, commança la merveille gothique que l'on voit aujourd'hui et déposa les restes sacrés dans la magnifique chasse derrière l'autel. Dès lors, chaque roi tint à l'honneur d'enrichir l'abbaye et Édouard Ier, Richard II, Henri V y consacrèrent de fortes sommes, pendant que Henri VII construisait à chapelle dite des «Rois».

Jusqu'à Henri VIII, le Père de la Réformation, c'est à son ombre tutélaire qu'avaient vécu peuple et souverain. Avec ce prince débauché, commencèrent sa destruction & son abandon et ce n'est qu'au XVIIIe siècle que Wren la compléta définitivement, l'ayant d'abord réparée.

Entrons par le porche de Salomon. Au passage, remarquons la belle figure du Christ assis, donnant sa bénédiction aux rois et aux h. de lettres & de sciences célèbres, alignés en deux rangées. - La porte principale n'est ouverte que pour les funérailles d'un souverain. - Nous sommes dans l'«aile des hommes d'État». Tous ceux qui de quelque façon ont rendu quelque service à leur patrie y sont présents, comme pour témoigner que l'Angleterre n'est pas ingrate et sait reconnaître le mérite, qu'elle est une grande contrée & encourager ainsi la génération actuelle. William Pitt †1778 y est représenté debout la main levée contre ses ennemis; puis Palmerston, Castlereagh, Canning, Peel, Disraeli, Gladstone. -

La nef est divisée en trois parties:
a) l'aile ouest, au nord, ou tour du beffroi, est le «Whigs' Corner», de la présence de q.q. uns des chefs éminents du parti: Fox, qui abolit l'esclavage - Holland, Fierney, Mackintosh, Landsdowne - Joe Chamberlain, R. Cecil † 1903. Le sud s'honore de la présence d'Herschel & de Darwin; de Lawrence fondateur de l'Empire Indien † 1775; et de Thornburgh: grâce à lui: «It shall no more be said in the age to come, Who would become good must leave the Court, when such shining piety as his, shall appear there».
b) celle du centre est illustrée de Lord Chatam debout & parlant, alors que l'Histoire recueille ses paroles et que l'Anarchie enchaînée se tord de désespoir; puis du «Unknown Warrrior» 1918
c) celle de l'est, ou Baptistère (au sud) fut jadis employée comme Consistoire: on y voit encore le haut siège en bois du juge. Aujourd'hui elle est connue sous le nom de «little Poets' Corner» depuis le dépôt des bustes de Keble, Cowper, Wordsworth.

Au-dessus de l'entrée du doyenné est une gallerie d'où la famille royale depuis le 16e s. vit maintes processions. Il convient aussi de remarquer la pierre tombale de Anne Oldfield, actrice, comme preuve que toutes les gloires - quelles qu'elles soient - ont accès ici. Puis le magnifique monument élevé par les É.-U. pour sceller l'Union dans l'oubli du passé, au Major anglais André, fusillé par Washington comme espion.

Le transept sud est le «Poets' Corner». Là, dit Addison, «I found there were poets who had no monuments, and monuments which had no poets». L'auteur de la réflexion faisait-il allusion à lui-même dans la première partie? Quant à la seconde je suis de son avis sans restriction; c'est un fait vraiment typique que tous ceux qui ont écrit des vers même mauvais ont ici leurs bustes. John Dryden, l'auteur de «The Hind and the Panther»; Longfellow, le poète américain; Chaucer immortalisé par ses «Canterbury Tales»; Tennyson, Browning; Ben Jonhson célèbre par «Every man in his Humour»; Spenser, le poète d'Élisabeth chantée dans le «Fairie Queen»; Milton; R. Southy l'un des «lakistes»; Shakespeare, «the poet for all time»; Burns, le poète Écossais; Walter Scott; Handel, le célèbre compositeur du «Messiah»; l'historien Macaulay; Samuel Johnson lexicographe et critique; Charles Dickens et que d'autres, pour ne citer que ceux qui justifient leur renommée!

Le Choeur est une oeuvre magnifique du XIXe s. Jadis des cloisons de bois en interdisaient l'entrée mais aujourd'hui il ouvre d'un côté sur le sanctuaire & de l'autre il est à demi-fermé par une grille de pierre sculptée enserrée entre les orgues, lesquelles sont enrichies de fines sculptures. Les [page 30] bancs & les stalles de bois sont ciselés avec une délicatesse et une richesse inexprimables, et les arcades gothiques flamboyantes les entourant leur font un cadre tout à la fois coquet & imposant.

Le sanctuaire qui fait face au choeur occupe la tête de la croix latine que forme l'église. La grande tapisserie tissée de légendes relatives à Édouard le Confesseur a été remplacée par une boiserie en partie détruite lors du couronnement de Georges IV (1820).

La cérémonie du couronnement a lieu devant l'autel, et est présidée par l'archevêque de Cantorbury, qui en cette occasion seulement peut réclamer de droit une place dans le choeur. Le souverain gravit ensuite les degrés d'un trône élevé sous la lanterne pour y recevoir l'hommage des Pairs, Le premier roi qui y fut sacré fut probablement Harold, le dernier des rois Saxons, en janvier 1066: Guillaume le Conquérant lui succéda à douze mois d'intervalle. Depuis tous les souverains sont couronnés dans l'abbaye. Le pavé (bien endommagé) se compose de marbres & de porphyre, au milieu desquels se voyaient des inscriptions & des dessins en bronze. Le retable sur lequel s'appuie l'autel est en bois, sculpté de la dernière Cêne. L'un des côtés du sanctuaire est orné de tapisseries (entre autres de celle qui servait à la scène des «Jeux de Westminster») et du portrait de Richard II le plus ancien que l'on possède d'un souverain anglais. De l'autre côté, on admire trois beaux monuments à baldaquins gothiques à peu près semblables datant du XIVe s. jadis enrichis de peintures & de dorures. Le style en a été inspiré par le corbillard & les lumières qu'on voit durant la cérémonie funèbre; les petites figures tout autour de la base, représentent ceux qui portaient le deuil d'Aveline, comtesse de Lancastre; de son époux Edmond le Bossu fondateur de la maison, mort en 1296; et de Aymer, duc de Pembrooke †1324.

Les sièges à baldaquins sculptés & peints pour les prêtres officiants reposent sur la tombe de Sigbert (†616) le roi des Saxons de l'Est, époux d'Ethelgotha. Il est en pierre brute sculptée surmontée d'une arcade romane. - C'est le premier monument qu'on remarque dans le déambulatoire. Le temps & le pillage y ont laissé plusieurs traces. Huit chapelles désaffectées au culte entourent le sanctuaire & la châsse d'Édouard le Confesseur qui lui fait suite - elles ne sont guère intéressantes, n'offrant que des tombeaux d'hommes diversement célèbres, sauf celle de Henri VII, chef d'oeuvre d'architecture gothique.

Dans presque toutes les grandes églises du Moyen Âge, nous trouvons derrière le maître-autel une châsse contenant les restes de son saint patron ou de son grand bienfaiteur. À Westminster cette châsse contenait jusqu'à Henri VIII la ceinture de la Vierge, une pierre empreinte du pied du Christ lors de son Ascension, quelques gouttes de son sang, un morceau du bois de la Croix, le crâne de St Benoît, le corps d'Édouard le Confesseur: seul ce dernier s'y trouve encore. La sainteté du lieu était jadis rehaussée par la couronne de tombes royales qui l'entourait et par la profusion d'or et de joyaux que des barrières de fer ici & là protégeaient contre les mains des profanes.

Édouard le Confesseur régna de 1042-66. Il fut un prince d'une extrême piété, peu soucieux des affaires d'État, mais invoqué comme un saint par son peuple. Chassé de son pays par les Danois, il fit voeu s'il y retournait en sureté de faire un pélerinage à Rome. Mais une fois sur le trône il se vit dans l'impossibilité de quitter ses sujets et le pape le libéra de sa promesse à condition d'élever ou de restaurer un monastère à St Pierre. Telle fut la cause de l'érection d'une nouvelle église sur le Thorneye: la dédicace en avait été fixée le 28 décembre 1065, mais le royal fondateur alors mourant ne put assister à la cérémonie et le 21 janvier 1066 ses restes étaient déposés devant le maître-autel de sa propre église.

Dès lors, eurent lieu plusieurs miracles qui poussèrent l'Église à le canoniser en 1163, et les rois depuis Guillaume le Conquérant à enrichir sa tombe. Au XIIIe s., Henri III abattit cette partie de l'édifice, pour élever au saint roi une chapelle digne de sa renommée & de ses vertus. Des artistes vinrent spécialement d'Italie à cet effet & en firent une merveille. - La base seule reste; elle est de marbre décoré de mosaïque de verre. Des arcs trilobés y découpent de gracieuses niches: c'est là que venaient prier les pèlerins & qu'on obtenait des miracles: la pierre s'est creusée sous les genoux des fidèles qui affluaient surtout la nuit de la veille & le jour de la fête de St Édouard le 13 octobre. Sur l'architrave se lisaient des inscriptions en verrerie bleue enchassée dans de la mosaïque d'or. La corniche supportait la chasse d'or contenant le tombeau du Confesseur. Elle était décorée de onze statuettes de rois & de saints, parmi lesquels: St Edmond avec l'église dans sa main, St Pierre foulant aux pieds Néron & Henri III tenant le modèle de la chasse. De chaque côté sur deux piliers se dressaient les statues en or de St Édouard & de St Jean l'Évangéliste. - Une table s'appuyait à la chasse & l'on y célébrait le St Sacrifice. Ce devait être un magnifique spectacle que celui de la Messe dite au milieu des malades et des pèlerins accourus de tous côtés, car aujourd'hui dépouillée de ses richesses, désaffectée au culte, la chasse de St Édouard conserve un cachet spécial de grâce et de grandeur qui réjouit l'oeil et en impose à l'âme.

Près du roi se trouvent la tombe de son épouse, la reine Édith fille du comte Godwin auquel on la compare comme «la rose germant de l'églantier», puis celle de la «bonne reine Maud (du Normand) homonyme de la précédente» mirroir véritable de la piété, de l'humilité & de la générosité princière», puis les magnifiques tombeaux, style de la Renaissance, de Henri III et de la reine Éléonore de Castille, épouse d'Édouard Ier.

Une étrange émotion nous envahit en pénétrant dans la chapelle de Henri VII. C'est tout à la fois de l'étonnement & de l'admiration, du respect & de la piété. Pour moi ce fut une véritable révélation. Jamais je n'aurais cru que l'on pouvait avoir à ce point la sensation du passé. Il me semblait voir en fermant à demi les yeux, les preux chevaliers de jadis s'avancer dans leurs somptueux costumes aux couleurs reproduites sur la bannière décorant le dais affecté à chacun d'eux. À la tombée de la nuit, je croyais entendre les moines, à demi-assis, psalmodiant l'office... Et tandis q ue mon coeur était envahi de la plus pure des joies, mes yeux avides de beauté ne se lassaient pas de contempler la voûte si extraordinairement fouillée et de telle sorte que l'on croirait des évantails à très fines nervures, suspendus ouverts tant est délicate la ciselure des multiples clefs de voûte qui s'avancent au-dessus de nos têtes; de là mes yeux se reportaient sur les belles arcades qui encadraient les larges fenêtres divisées avec tant de goût, où des fragments de vitraux peints donnaient quelqu'idée de la splendeur qu'ils projetaient autrefois; puis sur la magnifique architecture [page 38] des stalles dont pas un pouce des baldaquins n'est pas pour ainsi dire percé à jour. Je n'ai pas osé résister à la tentation d'y pénétrer et de m'asseoir sur l'une des banquettes qui trompèrent la fatigue de tant de moines... & la vigilance de tant d'abbés. Jadis elles n'occupaient que trois baies de la chapelle; on dut en augmenter le nombre en coupant en deux les primitives lors de l'inauguration des Chevaliers du Bain en 1725; les écuyers de ces derniers au nombre de 2 ou 3 étaient placés en face de chacun d'eux ; comme pour leurs maîtres, le dos de leurs banquettes était orné de leurs armes. Pendant tout le 19e s. il n'y eut aucune cérémonie; en 1913 le roi Georges en fit la réinauguration; les vieilles bannières de jadis furent remplacées par celles des chevaliers actuels. La présence de ces dernières donne à la chapelle quelque chose de glorieux, de triomphant, tandis que les tombeaux si riches soient-ils nous font sentir notre misère et notre néant. Les plus remarquables sont:

Celui de Marguerite Beaufort, comtesse de Richmond & Derby mère de Henri VII, morte en 1509. Elle est représentée couchée telle qu'à son lit de mort, vêtue de la coiffe et de la robe des veuves, les pieds reposant sur une biche agenouillée. Son visage outragé par les années et ses mains semées de rides sont le chef d'oeuvre de Forrigiano: l'on ne saurait croire comme l'effigie de la mort, d'une morte, coulée dans le bronze a quelque chose d'impressionnant et de glacial: le métal brave les temps tandis que l'homme, le roi de la création, est là, poussière.

Ceux de Marie Stuart & de la reine Élisabeth, presque identiques, tous deux élevés par Jacques Ier, (le fils de Marie Stuart) que je qualifierais volontiers ici du plus noir cynisme.

Mais que de détails j'ai cités & je n'ai pas encore dit un mot de la salle du chapitre de forme octogonale où une seule colonne placée au centre, soutenant la voûte si magnifiquement sculptée vous fait l'impression d'un immense palmier vous abritant; je n'ai pas parlé des heures délicieuses que j'ai passées à me promener dans le cloître, en tête avec mes réflexions, parfois bien amères, ou encore avec les ombres illustres qui autrefois élaborèrent dans ses couloirs plus d'une idée originale, plus d'un problème scientifique, plus d'une pensée philanthropique.

Dieu! que de désordre! je m'aperçois en relisant que j'ai oublié de décrire le si bel extérieur de l'abbaye de Westminster. La rose de la façade est ici remplacée par une haute fenêtre surmontée d'un fronton et enserrée entre deux tours, dont l'une sert de clocher & l'autre d'horloge. L'ensemble n'est ni disgracieux ni lourd; il est sévère, majestueux, imposant; il respire le calme, la paix, le recueillement: on ne peut s'y méprendre: c'est un lieu de prière. Le style de l'église, transition entre le roman et le gothique; à peine sensible dans la façade à quelque chose d'un peu rigide dans l'élancement des tours, l'est plus sur les côtés; cela provient, sans doute, des contreforts qui n'ont pas encore la sveltesse que la pratique de l'art ogival parviendra à donner et du corps de l'édifice trop long pour sa largeur, ou du moins trop dépouillé d'ornements.

Mais ses légers défauts sont largement rachetés par sa situation exceptionnelle, au milieu d'arbres et de gazon dont la si belle teinte verte, caractéristique à l'Angleterre, réjouit l'oeil et rafraîchit l'âme, la prédispose à la parole de Dieu.



16 juin 1923

L'Abbaye de Westminster semble être une galerie de grands hommes plutôt qu'un lieu de prière. St Margaret, d'une origine plus lointaine encore c'est-à-dire terminée au XVIe s. est la maison de Dieu par excellence. Petite, simple, et pourtant coquette, son architecture gothique et sa pierre grise la revêtent d'une grandeur et d'un recueillement indicibles mais très sensibles. Et lorsque le soleil traversant les verrières, projettent ds le choeur ses rayons de toutes les couleurs, il semble que l'Esprit divin est bien près de nous et que ces effusions de lumière sont autant d'inspirations de Là-Haut. Des bancs de bois - Point d'ornements, sauf les monuments tumulaires et les pierres tombales allignés le long des murs - Une table pour autel - un Christ - des cierges, la chaire, l'aigle soutenant la Bible: tels sont les seuls ornements avec les verrières qui représentent le crucifiement, la naissance du Christ & autres sujets de la Bible.

Les mariages y ont lieu surtout. J'ai vu celui d'une nièce de la reine- Elle avait trois filles & trois garçons d'honneur, mais chacun avait l'air si naturel, si peu compassé - même la mariée n'avait pas de gants - que je n'y ai guère attaché d'importance et ce n'est que le lendemain que j'appris la nouvelle -

Je quitte aujourd'hui l'abbaye de Westminster. Il est temps, ma foi! J'ai passé la matinée au «National Art Gallery» sur le «Trafalgar Square»- et je ne pus m'empêcher d'admirer combien les Anglais savent le tour de faire apprécier leurs richesses, par le fait même, étendre les connaissances de tous. La conférence journalière gratuite avait lieu dans la salle flamande, et j'ai été heureuse d'avoir un guide pour mieux juger de la valeur des chefs d'oeuvre qui s'y trouvent.

Les peintures néerlandaises sont une source intarissable d'étonnement. En elles, nous voyons les débuts de la peinture à l'huile, dont les savantes générations futures devaient faillir à trouver le secret. Leur merveilleux fini, leur perfection de surface, leur richesse de couleur semblent apparaître tout d'un coup vers 1420, pour disparaître à jamais 90 ans plus tard. Par la méthode comme par l'esprit, elles diffèrent des peintures Italiennes. Presque toutes étaient faites à l'huile ou au vernis sur paneaux de bois, plus résistibles à l'humidité des contrées du Nord que la fresque. Les saints personnages qu'elles représentent sont plus humains, plus terrestres; ce sont des êtres réels, non pas des types idéals comme ceux des Italiens habitués à vivre dans les visions du Paradis de Dante. Voilà sans doute qui explique la supériorité incontestable des flamands comme portraitistes.

Les premiers peintres flamands étaient graves et sérieux comme leurs patrons; les premiers peintres hollandais étaient plutôt moins originaux moins hors de l'ordinaire dans leurs types et leurs oeuvres, mais tous excellaient à produire des peintures d'un fini de miniatures, dont Bruges, Gand, Tournai & Louvain furent les grands centres. Vers la fin du XVe s. la richesse d'Anvers attirant les artistes leur ravit leur suave inspiration et leur miraculeuse technique. La renommée des Italiens avaient déjà atteint les Pays-Bas, les peintres néerlandais abandonnant leur genre natif, essayèrent en vain d'imiter le style Italien; dès lors, la peinture ne fut plus oeuvre d'amour mais de commerce; ainsi elle s'achemina vers la nullité, et au XVIe s. ce n'est qu'avec quelques portraitistes, et les deux satiristes Bosch & Brueghel qui gardèrent les convictions du siècle précédent que l'art flamand existe encore.

Les principaux artistes néerlandais sont:
Hubert & Jean Van Eyck qui d'un seul coup portèrent à la perfection un genre que l'on ne put guère reproduire. L'huile et le verni avaient depuis longtemps été employés pour protéger la surface des peintures... (celles où les couleurs sont tempérées grâce à un mélange de blanc d'oeuf), mais les frères furent les premiers à les rendre si malléables que l'on put les mêler aux couleurs & s'en servir pour la peinture elle-même. Le résultat fut une richesse de transparence, une couleur et une force d'effet inconnues auparavant, alliées à un fini de miniature. La chose parut si extraordinaire que la main droite d'Hubert fut déposée dans une châsse, en l'église de St Bavond à Gand, où son chef-d'oeuvre «L'adoration des Bergers» se trouve encore. Là nous pouvons admirer combien élevée & spirituelle était l'inspiration de l'aîné des Eyeck.

Le génie plus réaliste du cadet est à sa perfection dans «Jean Arnolfini & sa femme», qui pourrait servir de modèle à tous les peintres d'intérieur pour son fini exquis et la sensation d'air, d'espace et de clarté qu'il nous donne. Il mérite d'être examiné à la loupe tant tous les détails sont achevés depuis la robe ornée d'une fourrure soyeuse, le filet sur les cheveux jusqu'au chandelier et à la glace reflétant les personnages présents.

Robert Campin est le seul qui puisse souffrir comparaison avec les Van Eyeck. «La Vierge et l'Enfant» montre sa puissance de couleur et de dessein, en même temps que beaucoup de naturel dans la disposition de ses personnages.

«La Fuite en Égypte» de Patinir est l'un des essais de perspective, de paysage. Celui-ci est l'objet principal et il est curieux de remarquer les singes perchés dans les arbres, les chèvres fuyant de peur et d'autres animaux broutant l'herbe.

Parmi les paysagistes, le plus importants est Mabus, dont l'«Adoration des Mages» est typique de cette période alors que la ferveur a disparu et que tout l'effort d'une oeuvre est tendue vers la grâce, la richesse des personnages.

Un seul se révolta contre la minutie de détails de ses comtemporains, ce fut Bosch suivi de Brueghel. Il sut saisir avec une extraordinaire largesse de vision le charactère du paysan et de la campagne flamands. Il débuta par des allégories jusqu'à ce qu'élargissant son art, il produisit un groupe d'oeuvres si originales, si puissantes, et si achevées qu'il peut être classé parmi les maîtres. Son «Adoration des Mages» nous donne une idée, quoique minime, de ses qualités. Brueghel représente le point culminant de l'art commencé par Van Eyck. Après lui l'école flamande tombe en décadence jusqu'à ce que les vieilles méthodes soient renouvelées par Rubens, Jordens & Van Dyck au XVIIe s.

Rubens naquit au moment où l'art néerlandais avait abandonné son originalité. Se rebellant avec une audace criminelle pour ses contemporains, contre le vide poli de la peinture, à force de génie et d'études en Italie & en Espagne, il put faire revivre la technique flamande, sa vigueur & sa vitalité. (Draughtsman) consommé & dessinateur prolifique il peignait avec tant de méthode qu'il sut toujours conserver près de lui un grand nombre d'élèves, et avec une telle diligence que l'Europe est inondée de ses oeuvres. Seulement, il faut se méfier: la signature de Rubens est apostée à trois classes de peintures: les siennes d'abord, & celles de ses élèves qu'il auraient corrigées ou dont il aurait fait le plan ou le dessein général. Le grand souci de Rubens est de représenter la chair sous tous ces aspects... et ce n'est pas toujours édifiant... parfois même, c'en est dégoûtant, tels «le vol des Sabines»; le «Triomphe de Silenus», le «Jugement de Pâris», le «Serpent d'Airain», «Suzanne Fourment». Comme paysagiste, Rubens comprit et représenta l'effet extraordinaire que le soleil exerce sur la nature.

Sir Anthony Van Dyck égale son maître. Plus décent dans le choix de ses sujets, il possède pourtant la puissance d'envergure, la fraîcheur, la vitalité de Rubens, y ajoutant une certaine profondeur et une richesse qui lui sont particulières, comme on peut le voir dans «St Ambroise et l'Empereur Théodose». Mais Van Dyck est surtout célèbre par ses portraits. Invité par Charles Ier, il devint peintre de la cour de Londres et après avoir produit une quantité extraordinaire de portraits, dont ceux de Charles Ier et de Georges & Francis Villiers, il mourut dans la capitale, à peine âgé de 40 ans.

Rubens & Van Dyck furent cosmopolitains; Jordaens fut plutôt flamand. Comme R. son art est robuste & vivant, mais ses types sont tirés du peuple au milieu duquel il vit. C'est ainsi que dans la «Sainte Famille», les personnages ne sont ni plus ni moins que les membres de sa famille. Il y a peut-être un peu de rudesse, mais le dessein est ample, la couleur est riche, la vie est intense: c'est par là qu'il vivra.



lundi, le 25 juin 1923

La cathédrale de St Paul est un mélange de Corinthien et de Byzantin. La façade offre l'aspect de deux temples grecs superposés, surmontés d'un gable, sculpté de la «conversion de St Paul sur le chemin de Damas» et de deux tours identiques où des colonnettes supportent une balustrade entourant un dais. Vous pénétrez à l'intérieur et vous êtes écrasé sous l'immensité de l'édifice, chef d'oeuvre de Wren terminé en 1710. Des faisceaux de colonnes canelées divisent la nef en trois allées, que n'obtruent pas les bancs: il semble que la plupart des églises européennes n'aient pour sièges que des chaises que l'on déplace à volonté. (le soldat, l'ensevelissement, la naissance, la résurrection sont sculptés avec une rare perfection et ornent l'autel)

Des pierres tombales et de magnifiques monuments élevés aux h. célèbres c. Nelson & Wellington ornent les murs. Au milieu de la croix romaine, plan de l'église, votre regard, s'il s'élève, rencontre une immense coupole de 112 pds de diamètre, soutenue de 8 plus petites qui donnent naissance soit aux allées, soit à des chapelles. La coupole centrale représente divers évènements de la vie de St Paul tandis que les petites sont divisées en carrés; entre chacune se tiennent Isaïe, Jérémie, Daniel, Ézéchiel, Matthieu, Marc, Luc & Jean. Tout autour du dôme vers sa base, est une galerie où le son s'amplifie d'une façon étrange et au-dessus de laquelle comme suprêmes gardiens de la foi, sont peints les Pères Augustin, Jérôme, Grégoire, Athanase, Basil, Chrysostôme & Ambroise.

Mais toute la richesse de la cathédrale semble entassée dans le choeur. Les stalles & l'orgue sculptés sont l'oeuvre de Gibbons. Les barrières qui séparent l'autel de l'ambulatoire sont en fer ciselé avec une suprême délicatesse et les 24 prophètes sont habilement intercalés dans le dessein de l'auteur. Le sanctuaire est d'un luxe incomparable, tout en marbre blanc, en marbre noir et en bronze. Une simple table pour autel, placée devant un superbe dais grec soutenu de colonnes torses et surmonté d'une niche abritant la Vierge et l'Enfant Jésus, tandis qu'au fin sommet, le Christ domine. Ce dais est sculpté d'un magnifique Christ mourant ayant à ses pieds les trois Marie, Madeleine et le soldant tandis que des bas reliefs illustrent les principaux évènements de la vie du Fils de l'Homme. La voûte du choeur est tout entière en mosaïque, des couleurs les plus éclatantes, oeuvre d'ouvriers de nationalités fort diverses.

Dans l'ambulatoire est une pierre dont la prétendue origine serait le temple de Salomon: «donc, dit le guide, il est très probable que N. S. ait ici posé le pied»!!

De là, je suis descendue dans la crypte & j'ai été frappée de l'immense tristesse du lieu, tristese favorisée par la 1/2 obscurité percée ici & là de faibles lumières, par les tombeaux qui nous entourent & par cette suite de colonnes romanes très rapprochées qui soutiennent une voûte à arcades très basses - sur une longueur de 500 pds. Deux monuments surtout méritent de retenir notre attention: le premier, c'est le char funéraire de Wellington, pesant 10 tonnes, fait uniquement de fusils. Il fallut 18 jrs pour le terminer & 12 chevaux noirs trainèrent à travers la ville le vainqueur de tant d'éclatantes victoires, dont les noms inscrits et un faisceau de fusils à l'avant, sont les seuls ornements. - Le second, c'est le tombeau de Nelson placé juste au centre du dôme, & dont la mort c. celle de W. fut un deuil national. Ce tombeau avait été construit par Wolseley pour être le sien, Henri VIII se l'appropria, mais il resta inoccupé jusqu'à la mort du grand général enseveli au milieu de ses officiers.



dimanche, le 17 juin 1923

La cathédrale de Westminster glace par ses extraordinaires dimensions qu'augmentent encore sa nudité, sa pauvreté, son obscurité, ses briques rouges. Elle est de style roman et ne possède guère que ses murs et ses chaises; les aumônes qu'on receuille serviront à la terminer dans un avenir lointain, puisque le clergé veut la tapisser entièrement de marbres précieux. Mais à défaut de splendeur et de beauté matérielles, on y sent de la piété, une piété calme & raisonnée comme tout ce qui touche à l'Angleterre, mais une piété profonde. C'est vraiment impressionnant d'entendre chanter en choeur les offices religieux, à voir ces braves gens si blonds, si roses, si recueillis, si sincèrement unis dans une même foi, on pense involontairement au mot célèbre de Grégoire le Grand: «Ce ne sont pas des «Angles», mais des «Anges» (non Angli, sed Angeli)».

Le peuple anglais est profondément pieux sinon catholique; son ardeur de néophyte doit donner à l'Église de grandes espérances et certes la conscience et la réflexion que les Anglicans mêmes apportent dans l'exercice de leur religion semblent les justifier: avec le souci de la vérité qui l'inquiète de nos jours, la lumière suprême ne peut tarder de l'éclairer.

Après souper, papa et moi nous avons vu le palais du Prince de Galles. - St James Palace me laisse le souvenir d'un édifice sombre & de triste apparence peu en harmonie avec son propriétaire. Il est bâti sur l'emplacement d'un hôpital pour les Lépreux qu'Henri III fit démolir pour satisfaire sa vanité. Le Clarence House, résidence du duc de Connaught est situé à l'ouest du précédent.



lundi, le 18 juin 1923

Matinée passée à raccommoder & à laver. - Après déjeuner, nous faisions une promenade, papa & moi, lorsque tout-à-coup nous remarquons une certaine agitation sur le Buckingham Palace Road: à peine avions nous eu le temps de nous enquérir de la cause, que devant nous défilait une somptueuse limousine: elle portait le roi & la reine. - Sans escorte, sans nul apparat, ils allaient comme de simples bourgeois à la rencontre d'une amie, princesse de Suède, à la Victoria Station. Le roi tenait haut son chapeau, saluant à droite & à gauche; la reine esquissait un pâle sourire plutôt bon que gai. - Tous deux avaient l'air digne, réservé, calme; malgré la sévérité de leur tenue et leur souci de passer inaperçus, on sentait qu'ils n'étaient pas du commun des mortels. J'ai toujours rêvé une royauté entourée de pompes et pourtant je ne puis nier que cette attitude du roi & de la reine d'Angleterre m'ait plu. Autres temps, autres moeurs! La démocratie actuelle renverserait un monarque trop arrogant... de verbe - de geste - de luxe. -


mardi, 19 juin 1923

Seconde visite au National Art Gallery pr compléter mes notions sur la peinture néerlandaise.

Souper avec M. Pacaud dans un restaurant typique de celui de France. - Nous y avons bien mangé & bien bu, mais le restaurant tapissé de miroirs qui réflétant la lumière électrique & la fumée épaisse des cigares & cigarettes donnent à l'ensemble un aspect de café de nuit, m'a fortement déplu. - Si c'est ainsi au beau pays de France...!

C'est la troisième fois que nous rencontrons le secrétaire du Commissaire Canadien à Londres. C'est un étrange monsieur. Petit de taille, mince, nerveux, il aurait l'air d'un tout jeune homme s'il n'était... chauve. Ses yeux bleus ont encore de la poésie, de la naïveté, de l'ingénuité presque; ils se posent scrutateurs sur chaque être pour en pénétrer l'énigme; [page 62] chez la femme, ils cherchent en outre le coeur. Cet homme de 40 ans, avocat, jadis fervent patriote et organisateur du parti libéral, aujourd'hui quasi-représentant du Canada, n'est plus en présence d'une jolie femme qu'un adolescent capable de beaucoup de folies. L'âge & l'expérience ne lui ont rien appris. Celà fait qu'il faut avec lui se tenir sur la défensive. -

Il m'a souvent fait mal - comme ce jour où papa m'avait envoyé à son bureau pr un message - pourtant je ne le méprise pas - une immense pitié m'envahit à sa pensée. Le voile de tristesse qui recouvre ses yeux a de si grandes raisons d'être. C'est un incompris... de sa femme. Ils s'aimèrent à la suite d'une aventure romanesque et s'épousèrent sans se connaître. Elle, Anglaise pure ne comprit pas ce que son mari ambitionnait pr son pays... et une fois mariée son unique rêve fut le retour à Londres. Frustré de son idéal, cet homme n'est plus qu'un causeur agréable, un lettré qui ne peut consacrer à ses auteurs que de rares moments: un Canadien-Français fort ébranlé et dans sa nationalité & dans sa foi.

Sacha Guitry & Yvonne Printemps, tous deux excellents acteurs & auteurs à la Mode, elle absolument délicieuse m'ont ouvert des horizons sur «la vie à deux» (que je ne soupçonnais pas) - dans «Toinon».



mercredi, 20 juin 1923

Le musée «Victoria and Albert» est situé au centre de plusieurs institutions artistiques ou scientifiques. Il est consacré aux arts décoratifs et appliqués & j'y ai admiré plus d'un panneau antique ou moderne finement ciselé. Il contient en outre les immenses cartons de Raphaëls pour les tapisseries destinées à l'ornementation du Vatican; leur valeur m'est totalement incompréhensible. Ce que j'ai le plus admiré aujourd'hui, c'est le monument élevé par sa veuve, au prince consort Albert. Outre ses extraordinaires dimensions, sa richesse est étonnante. Le prince coulé en bronze, est représenté assis dans un grand fauteuil abrité sous un dais gothique, tapissé de mosaïque éclatantes rehaussées d'or. Sur la base défilent les hommes illustres de tous les temps, sans doute convoqués ici pour rendre hommage à la profonde sagesse et à la haute intelligence du prince. Aux angles, les Arts & Métiers, et les quatre grandes colonies anglaises - Indes, Afrique, Australie, Canada - représentés allégoriquement, viennent aussi apporter leur témoignage d'admiration et de gratitude. Pensée touchante en vérité qu'un coeur sincèrement attaché a pu seul concevoir.



jeudi, 21 juin 1923

Visite au National Art galery - Étude sur l'école anglaise qui aurait besoin d'être complétée plus tard.

Papa a eu de la peine de ce que j'ai demandé M. Harrison pour m'accompagner à sa place à la Chambre des Communes. - Mais aussi, que ne me donne-t-il jamais de réponse positive! Ces messieurs anglais ne m'ont guère intéressée, mais que le style de leur palais de justice est grand! Ce doit être la merveille du style ogival à lancettes. Sobre, extrêmement élégant & fier, n'ayant pour tout ornément que la Tour de l'Horloge, c'est un vaste édifice qui longe la Tamise, c'est une longue suite de fenêtres gothiques, je devrais dire, surmontées de petits clochetons. L'impression de droiture, de probité, de parfaite distinction qui se dégage de l'extérieur augmente en pénétrant sous ces voûtes élancées, en longeant ces murs finement sculptés & percés d'immenses vitraux aux tons recueillis et aux personnages imposants, et il semble qu'aucune action vile ne puisse s'accomplir dans une telle ambiance, que seules de nobles pensées puissent y avoir accès.

Nous sommes allés prendre le thé au Savoy. Quel chic! Quel jazz entraînant... le moyen de résister à tant de suggestions!

Entre chaque bouchée, nous prenions une danse... et ma foi! je crains bien que le fait d'avoir un partenaire épatant n'était pas l'unique cause de mon plaisir... que la sensation d'une demi-escapade y était bien un peu pour quelque chose !!!! Il y avait si longtemps que j'étais sérieuse et raisonnable... M. Harrisson est un type d'Américain: gagner l'argent & s'amuser en le dépensant, voilà son but! On conçoit bien qu'un jeune homme comme ça ne peut longtemps faire mon affaire... mais... il était de ces choses qui ont de la valeur par leur actualité...!!!



vendredi, 22 juin 1923

Visite au National Art Gallery. Étude de l'école Espagnole.

Dans l'après-midi nous sommes allés rendre visite aux Crépeau. - Ces gens-là ne me plaisent pas: Monsieur est trop apathique et bonace: on dirait que les boissons l'eut usé - sa fille, jolie, est trop superficielle. Ils furent pour nous très courtois, nous firent servir un goûter assez copieux que Mme Gabrielle Méthot et Claire Hurtubise - plus intéressante que sa cousine - partagèrent.

C'était décidément la journée des mondanités; après souper, nous errions sur le Buckingham Palace Road quand nous rencontrons les Harrison qui nous entraînent au cinéma - drôle de cîncidence - la pièce répondait d'une façon frappante à ma mentalité actuelle. - Il s'agissait d'une femme qui voulait se soustraire au joug de l'amour & de l'homme, tout en sachant que sa mission était de s'y assujettir: je me souviendrai toujours de cette scène où elle disait à son mari:«Chéri, tiens-moi bien serrée dans les bras, je me sens défaillante devant l'appel de mon ancienne profession». - Oui, mon Dieu! parfois, [page 68] souvent même, comme «faire sa vie»: écrire - plaider - compter - se cultiver - être un être intellectuel enfin, non pas uniquement sensitif & souffrant, aurait du charme pour certaines femmes! Mais le coeur nous trahit presque toujours - et nous fait croire que sans amour, il n'est point de vie - et l'amour exige le sacrifice des aspirations purement idéalistes.



samedi, 23 juin 1923

La Tour de Londres est située sur la Tamise dans la partie sud-est de la ville près du gracieux et moderne Tower Bridge. Élevée par Guillaume le Conquérant pour mâter les turbulents citoyens de la capitale anglaise, elle fut à travers les siècles la protectrice du droit militaire plutôt de la force militaire et civile. Elle se compose d'une suite de tours massives fortifiées de meurtrières et de machicoulis, et reliées entre elles par de longs couloirs jadis entourés d'un fossé profond de 18 pieds. Un garde étrangement vêtu d'un habit écarlate à la Tudor nous fit passer à travers les unes et les autres en expliquant quel triste évènement les rendit célèbres: la «Bell Tower» renferma dans ses murs la reine Anne Boleyn et Catherine Howard, et Sir Thomas Moore, entre autres prisonniers; la «White Tower» est la seule portion de l'édifice datant de Guillaume le Conquérant; Gunduef, qui en fut l'architecte nous a laissé en la chapelle de St Jean un beau spécimen de l'architecture normande, remarquable à ses piliers plus solides qu'élégants de pierre blanche, à ses arcades & à ses voûtes en demi-cercle; la «Tour Beauchamp» contient une chambre circulaire sans doute rendez-vous des prisonniers qui y causaient et s'amusaient à graver sur les murs les noms aimés, le motif de leur captivité, le fruit de leurs réflexions: «Par chemin pénible à port plaisant»; mais la plus célèbre est sans contredit la «Bloody Tower» dont la mémoire des petits princes de Gloucester, des femmes de Henri VIII, de Lady Jane Grey, de Sir Walter Raleigh justifie le nom lugubre. On y accédait par une double porte, l'une donnant sur la Tamise - la «Traitor's Gate» si fidèlement représentée dans le tableau de Goodall - par où le plus souvent arrivaient les prisonniers illustres afin d'éviter leur enlèvement dans les rues tortueuses de Londres, et l'autre à herse - probablement la seule pouvant encore fonctionner - ouvrant dans la Tour elle-même. - Celui qui en passait le seuil n'en sortait que pour son exécution sur le «Tower Green» et sur le «Tower Hill».

Je ne puis pourtant pas quitter la Tour de Londres sans dire un mot de la Chapelle de St Pierre-aux-Liens, de style gothique rayonnant. Sa grâce est presque une ironie quand on songe qu'on n'y venait jamais demander autre chose qu'une bonne mort; le sol & les murs sont tapissés des restes des victimes. -

Les joyaux de la couronne me laissèrent insensibles - les bijoux me tentent si peu - ; toute cette visite d'ailleurs ne m'a guère émue; j'ai peine à sympathiser avec l'anglais même souffrant - son flegme me déconcerte. -



dimanche, 24 juin 1923

Un déjeuner hâtif et une messe matinale - ces précédents ordinaires des excursions furent ceux de notre voyage à Windsor. Ayant traversé la ville nous avons salué au passage le chateau royal de Kensington, le seul ouvert au public à Londres. C'est là que naquirent la reine Victoria et la reine Marie et que s'écoulèrent dans le calme rustique les beaux jours de leur jeunesse. La Tamise est un véritable ruisseau... qu'on appelle fleuve ici! Était-ce le ciel pur et le soleil radieux, il y avait je ne sais quel charme chaud & familial dans ces maisonnettes [page 72] blanches assises dans la verdure et les fleurs aux bords de ce mince filet d'eau sur lequel voguaient d'étroites et longues embarcations plates poussées à l'aide d'une perche touchant le fond. - De ces gens nu-tête, vêtus de blanc, la figure rougie ou bronzée par le soleil et les longs moments consacrés aux sports, se dégageait une atmosphère de santé & de gaieté qui vous gagnait le corps & l'esprit. Consciente de sa joliesse, la Tamise allait serpentant entre les branches et les villas; parfois nous la perdions de vue, mais bientôt un pont coquet nous l'annonçant son charme nous reprenait. De loin, nous aperçumes Hampton Court plutôt célèbre par son histoire que son architecture. Construit par le cardinal Wolsey qui fut contraint de l'offrir à son souverain Henri VIII, il vit entre autres évènements la reine Catherine d'Aragon supplantée par sa dame d'honneur, Anne de Boleyn, dans les grâces du roi.

Nous n'avons plus à traverser que Runnymede où le roi Jean fut forcé par les Barons de signer la Grande Charte, et nous voilà au terme de notre voyage.

Windsor est un petit village où vie & commerce sont apportés par le roi. Nous y avons d'abord «lunché» dans un gentil hotel où je me suis payé la tête d'un de mes compagnons en lui offrant pour sa soupe, du sucre au lieu du sel! Puis nous nous sommes dirigés vers le chateau: une longue avenue bordée d'arbres et terminée par une statue équestre de Édouard VII - à laquelle le sculpteur américain a oublié des éperons - la précède. Son style sévère, plutôt celui d'une forteresse nous transporte loin en arrière, au temps de Guillaume le Conquérant. Agrandi successivement par les souverains il comprend aujourd'hui cinq tours - pour le roi, la reine, les enfants royaux, les ambassadeurs, les officiers pauvres & leur famille. - Aussi massives que solides: dire que ses fondations assises dans le roc, ces murs épais de huit pieds, ces bâtiments percés de meurtrières et de machicoulis, ces canons peuvent être défiés. - La chapelle du XIe s. semble un bijou d'architecture, mais nous n'avons pu la visiter à cause des travaux. - Près du chateau, on remarque le monument funéraire de la reine Victoria et du roi Édouard VII; et aussi la ferme du prince de Galles dont le rendement constitue la source de ses revenus.

Sur l'autre rive, nous avons vu le fameux collège d'Eton, la plus célèbre des écoles publiques de l'Angleterre. Seuls les nobles y ont accès et encore au prix de 250£ à part la pension; le costume habituel est le morning-coat & le chapeau haut de forme, que ne porte pas les 21 enfants choisis par le roi parmi ceux dont la rare intelligence tient lieu de richesse et de noblesse: cet acte très louable est un excellent moyen d'émulation en même temps qu'un exemple frappant, que sans mérite on n'a droit ni à l'estime ni au succès. - Le duc d'York, frère du prince de Galles, y fit ses études. -



lundi, 25 juin 1923

Visite de la cathédrale St Paul. Compte déjà rendu. -



mercredi, 27 juin 1923

La campagne anglaise est tout simplement ravissante. La verdure y est si grasse et les arbres si touffus: il semble que toutes les teintes de vert s'y soient donné rendez-vous pour compenser l'absence des couleurs éclatantes dont le soleil trop avare de sa chaleur refuse de parer les fleurs. Les maisons de briques & de tuiles rouges se cachent entre les arbres; un petit jardinet ou un carré de fleurs les précède; elles sont étroites et basses et le plus souvent entourées d'un mur couvert de lierre ou d'une grille de fer.

À qui saurait lire entre les lignes, cette description révèlerait le caractère anglais. Moi qui d'un tableau aime surtout la signification, je suis déconcertée de ce que celui-ci me fait entrevoir. Ce peuple à mon sens, doit avoir un profond instinct de survivance dans le passé et dans l'avenir. La tradition pour lui est toute-puissante: il en sait la force et la valeur ert il veut qu'elles se maintiennent. (N.B. Ce jugement ne peut s'approprier aux habitants des grands centres n'ayant d'autres caractéristiques que le dérèglement & où il ne fut pas juger d'un peuple. - ) La famille est sacrée: qui a le bonheur de posséder un foyer stable le préserve jalousement de toute influence étrangère qui pourrait sinon l'éteindre le compromettre du moins le faire vaciller même légèrement; l'autorité y est ferme & bien déterminée; l'éducation est une oeuvre qui ne se poursuit pas seulement à la maison mais dans les promenades puisque le père & la mère accompagnent très souvent leurs enfants. - Même en affaires chacun fait sa part de l'oeuvre commune pour augmenter le budget. - Ainsi, nous avons pris le thé chez un paysan; eh! bien, cet homme, que la guerre a sans doute appauvri, s'est rendu compte que de son beau terrain bien ombragé il pouvait tirer en cette contrée où l'on ne passe pas une après-midi sans tasse de thé, un très grand profit: sa femme est devenue cuisinière, lui-même à l'occasion infuse le breuvage national, et ses enfants sont garçons de table. - Voilà une fameuse leçon d'économie. Par contre, vous y voyez accourir des familles enguenillées & malpropres qui semble-t-il y mangent leur dernier sous - d'ailleurs, l'anglais s'il est pratique ne prise pas beaucoup l'usage du savon, en général - et si le [page 78] sang coule généreux dans ses veines c'est grâce aux exercices sportifs que l'État encourage de la meilleure façon en gratifiant tous les quartiers de «Commons». -

Voilà ce que m'a appris une excursion à Boxhill et à New Lands Corner. -



mardi, 26 juin 1923

«House of Lords admit Mr & Miss Beaulieu to seat below the Bar.»

Je n'y ai passé que quelques instants et j'ai été impressionnée du calme de ces gentilhommes anglais desquels dépend l'avenir de la moitié du monde; il n'y avait aucune convention - même leur maintien péchait par trop de négligence - était-ce leurs cheveux blancs & leur air de noblesse s'alliant si bien au cadre somptueux & moyennageux de salle rouge? était-ce leur rang social qui en imposait tant?

Mlle Larkins, fille du Commissaire Canadien recevait chez elle; j'y ai connu une dame canadienne anglaise qui m'a renversée par sa gentillesse; je me demande ce qui l'a poussée à me faire tant d'avances... l'amour que l'on porte à sa patrie, l'estime dont on entoure une race - la race canadienne-française - et l'immense désir qu'on a de la voir se lier d'amitié à la nôtre peuvent-ils être si profonds & si sincères? - Toujours est-il qu'elle m'a cordialement invitée à l'aller voir à sa résidence de campagne à Hanstead. Ce que j'en serais heureuse!



jeudi, 28 juin 1923

Aujourd'hui pour la 2e fois, peut-être, nous devons tenter de nous rencontrer Miss Fay & moi. - Elle me convie à un Horse show? - Est-ce assez stupide & américain?

À 1 hre, j'étais au rendez-vous. - Miss Fay et sa mère sont de petites personnes peu élégantes, pâles, qui doivent facilement passer inaperçues; elles sont douces & simples expansives & plutôt gaies; leur raillerie a le don de ne pas blesser et de ne les rendre que plus sociables. - Ce sont des personnes qu'on est heureux de connaître. -

Mais grand Dieu! que ce Horse show a été excitant! La salle était comble d'un public très bien choisi lorsque le prince de Galles est entré, toujours jeune, mince et beau; personne ne l'avait annoncé - et pourtant à sa vue, toute la foule, s'est levée comme mue par un resort - est-ce sympathie pour cet homme qui ne fait que du sport & s'enivre comme le plus vulgaire de ses sujets? est-ce respect pour le futur représentant de la royauté, pour le traditionnel emblème de l'autorité? - Puis les chevaux fiers de leurs élégants cavaliers, après avoir rendu les honneurs d'usage, se sont lancés à l'assaut des obstacles. - Quel spectacle. Les uns, de loin, prenaient leur élan; les autres, à deux pas de l'obstacle, s'arrêtaient brusquement & se levant sur leurs pattes de derrière le franchissaient. - Quelle émotion! On eut dit que le sort de l'univers dépendait de ces sauts, tant il y avait d'étranges silences, de longs frémissements & de folles acclamations. - De fait, la valeur d'une race allait être proclamée - mais c'était d'une race chevaline. L'Italie l'emporta - l'Italie avait député le jeune époux de la princesse Yolande, le comte Borsarelli comme son meilleur cavalier. -

Nous avons pris le thé au Cécil Hotel et nous nous sommes séparés après de très cordials adieux.

Quelle bonne surprise m'attendait à la maison! Une invitation de Mme Hyde pour le 1er juillet!!! Est-ce assez gentil, surtout que parfois, je me sens si seule maintenant!

M. Pacaud est décidément un étrange Monsieur - il est prêt à autoriser le divorce - ça ferait tant son affaire - et n'accepte de la religion que ce qui peut le rendre heureux!



vendredi, 29 juin 1923

Visite du Musical Art Gallery.



samedi, 30 juin 1923

Thé avec Armande Crépeau, Claire Hurtubise & Mme ? sa soeur. - (Pollen)



dimanche, 1er juillet 1923

C'est aujourd'hui que nous allons chez Mme Hyde. - Nous avons entendu une messe matinale, afin de ne pas manquer notre train - mais à l'Hotel Métropole où nous avions rendez-vous avec M. Pacaud, - qui était du party - qu'apprenous-nous? Qu'il n'était pas levé!! C'est bien simple, papa & moi nous ragions. Naturellement, le train était parti à notre arrivée en gare! M. Pacaud était prêt à laisser tomber l'excursion - je fis la moue - mais papa décida que nous irions - à raison de 4 £ ($20) c'était ridicule! - Enfin! Mr & Mme Hyde étaient à l'église lorsque nous avons atteint leur gentille demeure - ils ne nous attendaient plus. La bonne nous fit passer au boudoir & nous offrit du thé. - Tout de suite, nous nous sommes sentis à l'aise et lorsque Mr & Mme Hyde arrivèrent, une gaieté calme mais sincère sans l'ombre de gêne, règna entre nous - Le couple, étrangement froid, pourtant heureux de notre visite, nous fit alors les honneurs de sa propriété. - C'était délicieux, cette longue allée couverte de rosiers grimpants où jadis les moines méditaient, près de leur cher monastère. Et ce chateau du vieux Lord anglais - qui n'a guère parlé à ses voisins que pour leur manifester sa surprise de les voir sans plumes ni tomahaks!! - à demi-abandonné depuis la guerre!! Et cette inscription si touchante au-dessus d'une tombe:


Who possessed Beauty
Without Vanity
Strength without Insolence
Courage without Ferocity
And all the Virtues of Man
Without his Vice -

Délicieux diner - Beaucoup d'entrain. - Nos hôtes alors eurent la charmante idée de nous amener à Cambridge en automobile. - M. Pacaud était en verve: tout le long du trajet il a cité des vers que j'eus trouvés épatants s'ils ne m'avaient été adressés de façon aussi tangible, de la part d'un homme marié. À Cambridge, nous sommes descendus. - Ah! ce que j'adore respirer l'air qui circule en ces murs, air de science & d'intellectualisme. Moi, si jeune homme, l'avantage m'eut été donné de passer quelques années en cette université, avec quels regrets j'aurais quitté ma chambre d'étudiant & sa parure de lierre; ces vielles pierres grises propices à la réflexion; ces grand arbres séculaires & ces frais bosquets à l'ombre desquels il doit être si facile de se pénêtrer des idées les plus abstraites; et la Tamise [sic; il s'agit de la rivière Cam] si étrangement séduisante en ces lieux ou propice au repos & au rêve suivant les sentiments qui nous animent. De cette visite, il me reste l'impression de quelque chose de recueilli, de grave, de solennel, d'éternel qui me semble expliquer un peu le caractère anglais, dont il est en tout cas le fidèle portrait. «L'anglais ne se livre jamais entièrement - en sorte que les pires circonstances ne le trouvent jamais à court.» (Mme Hyde) -

Au retour, nous avons traversé maints petits villages datant de très loin, de vieilles chaumières, de vieux murs de pierre prêts à défier bien d'autres siècles encore. C'est étrange comme en Angleterre tout est solide: on a le sens de la tradition.

Souper délicieux à l'obscurité. - Se peut-il que l'anglais ne soit pas homme d'intérieur? Alors pourquoi tant embellir son «home»?



lundi, le 2 juillet 1923

Grand thé chez Mlle Larkins à l'occasion de la Confédération - plutôt embêtant. - Le soir, banquet où papa fut applaudi et longuement félicité des hauts dignitaires qui y prirent part.

C'est décidé: nous quittons Londres pour Paris dans quelques jours. - Notre voyage de quatre mois s'accomode mal de la lenteur de Messieurs les Lords qui ont visiblement l'année devant eux... et nous leur faussons compagnie... quittes à revenir. - Malgré cette attente & la température maussade, je ne puis dire que mon séjour en la capitale anglaise ne m'ait pas plu. -

J'ai été heureuse de revenir sur mes préjugés contre le peuple anglo-saxon, de constater sa courtoisie, son esprit de religion, son amour de la famille, son sens de l'ordre. Cet ordre, ce calme, cette sécurité qu'on respire partout, je les explique un peu par la présence du roi, par la monarchie constitutionnelle que je proclame hautement comme la forme la plus désirable de gouvernement. Aux États-Unis, chacun se pousse, se précipite à la course à l'argent; et je comprends cette hâte: ils n'ont que 5 ans pour édifier leur fortune: peut-être le président suivant établira-t-il un système absolument opposé à leurs intérêts: il importe donc qu'à ce terme, tout soit à bon port. Ici rien de cela - du moi pas autant. Les anglais sont des gens pratiques, sans doute. - Tout le jour, ils tâchent de tirer le plus de profit possible de leurs biens, mais quand arrivent 4 1/2 heures, il n'est plus question de travail. Chacun se dirige vers la campagne ou un parc public - le service des automobiles & des autobus est si peu lucratif & si régulier - l'on y joue le «cricket», le tennis, le golf, ou l'on s'étend tout simplement sur l'herbe. C'est tout-à-fait caractéristique. - De plus, un bon anglais n'omettra jamais sa tasse de thé même au milieu d'affaires très importantes: papa me disait même qu'au cours des plaidoyers, les juges s'absentaient à cette fin. -

Londres est la résidence d'un roi. Un certain décorum dans l'ordonnance de la ville le révèle. Cette cité la plus populeuse du monde devrait, il semble, contenir des édifices de plus grande élévation que ceux de New-York et très rapprochés les uns des autres. Mais le coup d'oeil n'en serait pas réjouissant pour un monarque et ne serait pas digne du maître de la moitié du monde. Aussi les édifices sont-ils imposants par leur vieillesse ou l'apparence de vétusté que leur donne très vite le climat - et par l'architecture en général gothique, ou grecque. - Point de tramsways sauf sur trois rues; des bicyclettes, des autobus, des taxis, des voitures: c'est plus pittoresque. Des monuments à tous les héros témoignant de las grandeur d'âme du peuple anglais pusique la reconnaisance est une dette du coeur. Des squares innombrables, des parcs magnifiques avec promenade pour amazones & cavaliers, et partout, partout, le lion britannique relevant ou augmentant de sa fierté ou de sa force, l'édifice minime ou important qu'il décore. -

Une des curiosités de Londres, c'est de voir les gens se promener même par un beau soleil, le parapluie sous le bras: it could always be a rainy day! - C'est de noter la grande quantité de pauvres, de malades ou d'infirmes qui ne mendient pas mais vendent de menus articles pour vivre ou se faire traiter dans les hôpitaux.. - C'est dans les hotels d'observer l'exquise courtoisie des waiters tout galonnés d'or, et dans les rues la politesse calme des officiers de police. - C'est de tenter la découverte d'une rue: rien de plus embarassant, car sur un parcours d'un mille, elle change deux fois de nom! - C'est d'entendre à tout moment le son de la trompette annonçant le passage d'un détachement, un avis du roi, un évènement social...


[écriture différente; stylo à bille bleu]
Note: - Suite de mon voyage avec papa: dans cahier à couverture rose dure - Cap Breton Lourdes avec M. Damees; papa retourne en Angleterre & gagne sa cause. - revient en France, voit Paris pendant que je magasine. -



21 juillet 1923

Papa s'embarque pour le Canada - après avoir décidé de me laisser à Paris pensionnaire des Descarries. -

Alors nous ne savions pas que les Cousineau s'embarquait pour l'Europe, le 29 septembre pour ne revenir que le 3 janvier 1924

p. 86 Voyage de 4 mois - ai-je écrit


Lettres et cartes postales de Jean Beaulieu:

Lettre de Jean Beaulieu à Jeanne à Londres:

St. Philippe de la Prairie

Chère Jeanne,

Je ne t'ai pas donné de nouvelles avant ce jour, parce que la chaleur était trop grande. Son intensité rendait toute correspondance impossible. Je ne doute pas qu'à la plage tu t'amuses bien. Profites-en. Il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir profiter des beaux jours qui s'offrent à la jeunesse. Je suis obligé d'être vieux avant le temps.

Je t'assures que par ici, la vie est chère sans bon sens. Par exemple les chaussures qu'Henri s'est achetés se vendent à Montréal $12.00 à $15.00 piastres. C'est affreux. Dis à maman qu'elle nous ahbille tous aux États-Unis. La différence est si grande que toute personne allant s'habiller aux États-Unis gagne son passage. Tout se vend à prix d'or maintenant.

Dis à maman que Louis ne lui répondra que dans quelques temps pour constater le changement qui s'opère en moi. De ton frère que tu ne comprends pas, mais qui t'aime. Un baiser,

Jean




Carte postale de Jean Beaulieu à son père à Londres:

_______________________ Écrits chacun sur une carte postale de Wells Beach, Me.:

Cher papa,

Depuis quelques jours nous avions une température maussade et pluvieuse par ici. Quelquefois à bonne heure le matin, le soleil apparaissait et semblait devoir régner en maître tout le jour, réchauffant de ses rayons puissants la terre refroidie par la fraîcheur d'une nuit ténébreuse; mais au contraire, l'avant-midi était à peine rendu à son déclin que le soleil, las d'une lutte acharnée, qui se livrait entre lui et le brouillard, abandonnait la partie et laissait la victoire au mauvais temps. Enfin le soleil, prenant à coeur la mission qu'il a de rendre la vie meilleurs aux humains vivant sur ce globe terrestre, a entrepris de nouveau la lutte décive [?] contre la brume et grâce à son courage et à sa ténacité, il a vaincu à jamais son ennemi l'humidité. Il ne tolèrera plus, à ce qu'il paraît, que le mauvais temps, hostile à la santé et au bien-être général des humains, nuise de nouveau au bon ordre des choses, en bouleversant tout par son influence funeste. - Quant à vous, tout va bien? La température est-elle agréable? Vous avez terminé vos plaidoyers à ce que l'on dit. Bon succès je l'espère. Nous prierons pour vous afin que vous fassiez le meilleur voyage possible. Nous sommes tous bien. Pas de difficulté. De l'agrément en masse. De votre fils Jean.



Carte postale de Jean Beaulieu à Jeanne à Londres:

Chère Jeanne, - Je ne puis certainement pas me faire le reproche de t'avoir écrit souvent. Juste un petit mot, voilà toutes les nouvelles que tu auras de moi. Je t'assure, ce n'est pas la mauvaise volonté qui me fait agir de la sorte. Au contraire ce m'est un très grand plaisir de t'écrire, seulement la fatigue m'empêche de me faire connaître souvent. Je t'envoie cette carte, jugeant mon retard un peu prolongé dans ma correspondance avec toi. Sois convaincue que je fais mon possible. J'ai assez lutté contre ma maladie, je ne puis pas aisément me soumettre à une obligation qui me pèserait trop sur les épaules. - Je suis passablement bien. Pas trop de force, beaucoup de faiblesse, je me rends comte de mon état, de ma triste situation, c'est pourquoi souvent j'ai le coeur gros et beaucoup plus encore lorsque je me vois obligé de contraindre cette peine en moi-même et de me faire passer pour un quelque peu stoïque. Ce n'est pas rose, et encore c'est plus lamentable quand je pense qu'il m'est impossible de remédier à mon mal. Je supporte tout m'obligeant à rire. - De Jean


Lettre de Jean Beaulieu à son père à Londres:

_____________ Old Orchard, Maine, Juillet 1923:

Cher papa,

J'espère que vos ennuis au sujet de vos causes devant les Lords sont passés. Paraît-il, Londres n'et pas très agréable au temps de pluie. Jeanne doit beaucoup aimer son voyage. Je lui souhaite d'en profiter autant qu'elle pourra. Quant à nous, nous sommes toujours au même cottage, nous y plaisant bien et ne désirant qu'une chose: Vous avoir au plus tôt, pour que vous puissiez participer également à nos bons passe-temps. Ses jours derniers de la visite nous en avons eu. Flore, Juliette, Roméo Mallette sont venus à Old Orchard. Monsieur Moran, l'ami de Flore vint également. Georges accompagné de son père et d'un de ses amis nous sont arrivés sur les entrefaites. Ajoutons Monsieur et Madame Messier, les gens que vous connaissez sans doute; car ils demeurent à Thunton. Vous comprenez qu'avec tout ce monde il nous fut facile d'avoir du plaisir et des faire des excursions de toutes sortes. Tout le temps qu'ils sont demeurés, promenade sur promenade sans cesse. La première journée nous nous sommes dirigés vers Cape Cottage. Trois machines seulement se suivaient cette journée-là. La Hudson Sedan de mon oncle, la Willy's-Knight de Monsieur Messier, puis la Ford. Tous les petits vinrent chaque fois que nous sommes sortis. Ce qu'il y a de notable dns cette excursion, ce fut le fait suivant: Arrivées à Portland, les automobiles s'écartèrent; la Ford fit le tour de Portland, tandis que les deux autres prirent le chemin direct. Par suite de nombreux détours, nous sommes parvenus à nous rencontrer à Cape Cottage. Au retour nous fûmes pris par la pluie et la brume, mais ce mauvais temps ne dura pas.

Le lendemain, à Poland Spring nous sommes allés. La Ford cette fois eût de la misère. Dans une côte, il fallut pousser par derrière, car elle ne voulait plus monter. C'est très joli, cet endroit, une villégiature là ne serait pas banale. L'auttre excursion eût pour objectif York Beach. Tous furent très satisfaits de ces promenades et promirent de revenir.

Dans le moment, Georges, Monsieur Beaulieu, Monsieur Dépré, l'ami de Georges, et Henri sont partis à Taunton. Monsieur et Madame Messier les ont précédés d'un jour. Flore est retournée à Montréal aujourd'hui même. Juliette est encore ici. Elle ne travaille plus pour Monsieur Leroux par suite d'un différent.

Monsieur Clermont est à l'hôtel New Linwood accompagné de sa dame et de son petit garçon. Madame Chapleau se trouve également à l'hôtel New Linwood en compagnie de Monsieur et Madame Leroux, du notaire Archambeau et sa dame et de quelques autres personnes. Le docteur Badeaux a été vu par mère au pier. On dirait qu'Old Orchard revêt des cachets nouveaux et très enchanteurs. Changé d'un bout à l'autre se trouve Old Orchard maintenant. Ne manquez pas d'y venir.

Pour ce qui regarde ma santé, tout va bien. De jour en jour je prends du mieux. Si je n'ai pas de malchance, dans quelques années personne ne pourra reconnaître le Jean qui fut rongé par la maladie si longtemps.

Je termine en faisant mes meilleurs souhaits de bonheur à Jeanne, et en espérant vous revoir bientôt.

Qui a souffert seul peut juger.

Jean



Lettre de Jean Beaulieu à Jeanne::

______________________________ Septembre 1923, Old Orchard, Maine:

Chère soeur,

Je suis profondément attristé de voir que jusqu'à ce jour nous ne nous sommes jamais compris. Sans cesse précédemment j'étais convaincu que notre différend sensiblement apparent était dû simplement à un malentendu de part et d'autre. Opiniâtre, je fus persuadé qu'un jour cet état de choses changerait.

En effet, je ne me suis pas trompé. Plus tôt que je ne le pensais, tout s'est remis dans l'ordre naturel. Combien de fois aussi me suis-je dirigé vers l'église, refuge des éprouvés, pour prier et offrir ce coeur, mien, percé de glaives multiples et presque sur le point d'étouffer! Souvent suffoquant sous le poids de mes épreuves je me retirais dans ma chambre pour verser plus à mon aise le trop-plein de mon coeur. À ma connaissance, il ne s'est pas passé une journée sans que je versai des flôts de larmes. Surtout dans ces temps-ci je ne faisais que gémir en mon être, ne pouvant trouver soulagement nulle part ailleurs. Comme moyen de reconnaître mon état d'âme, suis-moi à la maison. Si tu remarques que je passe la plus grande partie de ma journée dans ma chambre, tu peux être certaine que c'est pour pleurer et pour tâcher de trouver un calmant dans les pleurs. Quand je suis trop dans l'affliction, je me couche et là dans le sommeil, j'oublie pour un moment ma douleur.

Maintenant je me réjouis, il me semble qu'un paradis s'ouvre à mes yeux. Songer au passé et le comparer au futur fait un si grand contraste que je n'ose croire mon imagination. Je remercie la Divine Providence d'avoir exaucé celui qui mit toute sa confiance en elle.

Tu me demandes de te pardonner pour ce que tu appelles ta bêtise. Certes oui, et avec grand coeur. Oublions ce malentendu et ne regardons que l'avenir souriant. Comment pourrais-je hésiter quand il s'agit d'une soeur que j'adore, j'oserais dire. Le mot n'est pas trop fort, et sois assuré que ton frère ne l'emploie pas pour éblouir tes yeux et te tromper. Il n'est pas de mot assez grand pour exprimer le sentiment qui existe en moi à ton égard. Aimer étant trop non significatif, j'ai préféré le mot «adorer». Tu n'as jamais douté de ma franchise, par conséquent tu peux juger de toi-même combien grande fut notre erreur précédente.

Peut-être cette question se posera en ton esprit: «Oui certes, il a beau dire qu'il m'adore, mais il n'est pas si affectueux à mon égard.» J'avoue, je ne suis pas du nombre de ces gens expensifs, qui toujours embrasse, mais dans le fond ne sont que des femmelettes. Comment veux-tu, ce n'est pas en moi d'être femmelette et je n'aime pas les embrassages à brasse. Il me semble que le baiser n'est pas le signe certain et le plus expressif de l'amour. Je trouve que le baiser est trop souvent usé à tout pour l'employer. Ce n'est homme, c'est femmelette le baiser de nos jours. Trop souvent malheureusement cette marque sacrée de l'amitié est employé pour tromper l'esprit. De plus la Vierge Marie ne basa pas l'amour de St Joseph son époux, sur des baisers, mais sur son amour.

Souvent tu m'appelas mesquin. Je t'explique pourquoi j'amassais mon argent. Me voyant malade et sachant que ce mal durera longuement, je prévoyais l'avenir et je crus bon devoir m'assurer un fondement pour le cas de maladie. Moins heureux que toi en tout et partout, je supporte ce mépris de ta part pour m'assurer un sort meilleur dans l'avenir. Cette précaution ne doit pas être attribuée à de la mesquinerie de ma part. Je t'assure que ce fut avec peine que je me montrai retiré de toi. Je devais mettre un peu de côté pour le cas où je tomberais bien malade et qu'abandonné je serais obligé de subvenir à mon propre besoin.

Je sais d'avance que je suis menacé des pires maladies et que mon pronostic futur est des moins rassurants. À l'hôpital bien des choses se sont dites, ignorées de vous tous. Ne m'oblige de te les dire, mais sache que tu dois prier pour moi afin de demander au Maître d'éloigner ce fléau qui me menace. De plus quand je dis: «Je ne marierai pas, ou bien, on n'est trop bien vieux garçon»: c'est parce que je sais que je pourrai jamais me marier. Il m'est défendu. Ne te troubles pas pour savoir ce qu'il s'agit, et n'essaie pas de trouver l'énigme de ce secret. Ce que je te dis est pour toi. Comprends ton frère et apprends à lui faire oublier ce qui le menace. Maintenant ne m'appelle plus mesquin, sachant la raison qui me fait ainsi agir. Peut-être serais-je obligé de passer quelque temps en pays chauds pour ma santé, sinon aujourd'hui du moins demain. Les pays chauds, la mer voilà ce qui me prolongera. Je pourrai me permettre d'être un peu plus large dans mes dépenses, ayant atteint le montant qui me semblait obligatoire d'atteindre en cas de danger et de nécessité imprévus.

Ah! ma chère soeur, si tu savais ce que je suis tenu de garder secret, tu pleurerais à chaudes larmes. Que je suis mal partagé!!! Mais Dieu le veut, je m'y soumets. Moi-même je ne puis retenir mes larmes à cette pensée. Je te demande une seule chose, ne méprise plus ton frère, prends-le en pitié. Quelle triste destinée que la mienne!!! Plus tard quand je serai seul, où dirigerai-je mes pas? Tant que père et mère vivront, je en serai pas inquiet, mais après, seul dans ce vaste univers... Ah! cette pensée me fait peur. J'espère en la Providence.

Te voyant réussir pleinement, et te regardant si chic, si demoiselle, si belle, je n'osais sortir avec toi. Je croyais que tu avais honte de ton frère, lui, qui sans apparence, malade, chétif errait comme un vagabond. Ton air hautain me trompa. Le mépris, la fierté et même l'orgueil furent les seules choses que je croyais réfléter chez toi. Me regardant dans un mirroir, et me voyant si laid, je pleurais. Je me décourageais, coonstatant que de jour en jour la menace de calvétie était de plus en plus certaine. Si faible, si maigre, les jambes faibles et tortueuses, le tout formant un admirable épouvantail, il me semblait que tu me méprisais du plus profond de ton coeur. En effet certes chaque fois que je sors, les regards des gens me sont de vrais glaives qui me rendent la vie misérable. Aujourd'hui je prends le dessus. Arrive que pourra, je vais mon chemin. Je suis laid, je ne suis pas sans le savoir, mais j'offre tout cela à mon Sauveur pour mes nombreuses fautes. Je suis content de souffrir maintenant, je prie et je demande l'humilité.

En ce moment je vois clairement que je t'ai mal jugée. Je mets avec joie le passé de côté, pour ne regarder que l'avenir. Console-toi, chère soeur, de cette mauvaise période. Au lieu de pleurer le passé néfaste à nos yeux, mais salutaire aux yeux de Dieu, réjouissons-nous. Ce qui est passé, est passé, c'était pour mon bien. Dieu m'a éprouvé, a dompté ma nature et s'est servi de toi pour l'office. Soyons soumis, Dieu l'a voulu. Unissons nos deux âmes et d'une commune louange, rendons grâce au Maître qui a bien voulu nous éprouver en permettant ce malentendu. Tout est pour le mieux. Qui aurait dit que ce voyage en Europe devait être le commencement d'un ère nouvel pour nous deux. Je ne souhaite qu'une chose, Jeanne, ton prompt retour. Tout de même profite de ton voyage.

De ton frère, qui n'oubliera pas et qui t'aime de tout son être. Jean

P.S. Quand à la nouvelle comportant la venue de monsieur Cousineau avec sa femme et Jacques en Europe, c'est chose certaine.

Excuse le style, les fautes, l'écriture. Je fais de mon mieux. Tu peux en être certaine.




________________________________Outremont, le 8 novembre 1923:

Chère Jeanne,

Il n'y a pas lieu de me remercier ou même de me louanger pour le simple fait que je suis assidû plus que jamais à entretenir une correspondance avec une soeur bien-aimée. Il est tout naturel qu'un frère pense toujours à sa soeur, surtout lorsqu'elle est douée de qualités remarquables qui la font supérieure à ses compagnes. Seulement ce qui me porte davantage vers toi, Jeanne, ce ne sont pas les talents qui ornent ta renommée bien méritée, ni même le heureux hasard qui sème sur tes pas le succès, le bonheur sans doute, mais bien ton noble coeur qui renferme des trésors inépuisables de bonté, de tendresse, et de charité. Guidée par ton jugement, il est impossible que chez toi l'amour-propre sorte des limites du bon sens et de la raison au point d'oublier qu'ici-bas il ne faut pas vivre pour soi mais pour les autres en grande partie. En un mot l'esprit de sacrifice prédominera toujours de plus en plus dans un noble coeur cherchant toujours le chemin à suivre dans le sentier de la raison.

Soeur bien-aimée, tu ne peux t'imaginer combien grande est ma confusion devant une promesse renfermant des paroles aussi énergiques et aussi significatives que les suivantes - «À la vie, à la mort.» - Comment ne puis-je pas espérer maintenant, comment oserais-je me chagriner lorsque je sais que bien loin, au delà de l'océan se trouve une soeur adorée, qui m'aime et que j'aime et sur laquelle repose en majorité mon bonheur. Il n'existe pas dans le language humain un mot, une expression assez forte pour te remercier. Le coeur récèle des secrets particuliers qui ont leur source dans ce qu'il y a de Divin chez l'homme. Ce sont ces secrets qui lui enseignent le bien, qui l'aident dans les impasses ardues de la vie. Bref sans ces éléments qui sont la source de notre force, il est inutile de se lancer dans le tourbillon de la vie. Un désastre est le résultat certain d'une telle audace dans de telles conditions. Certes est-il possible d'arriver à quelque chose de bien sans un certain esprit de sacrifice. L'expérience a prouvé que l'esprit de sacrifice est la base du bonheur. Sans sacrifice, pas de bonheur.

La conviction que renferme tes paroles me force à croire que le bonheur sera inévitablement sur ma route à ton retour. Ce cri d'alarme sorti du fond du coeur me fait comprendre combien tu t'acharnes à ce que j'ouble ce passé obscur. Soit, il est oublié. Seulement, dire que je suis bon, c'en est trop. Moi, bon, jamais je n'y avais pensé. Si j'étais bon, comme tu le supposes, Jeanne chérie, comment la Providence aurait-elle permis que de telles épreuves m'accablent en ce jour. Non, chère Jeanne, je suis pas ce bon que tu imagines. Je suis châtié pour ce que j'ai mal fait, ou bien pour ce que j'aurais dû faire et que j'ai omis de faire. Seulement il est doux de souffrir, d'être éprouvé, lorsqu'on sait que là-haut se trouve la récompense de ceux qui ont eu le courage de persister. Si les roses sont l'emblême du bonheur, elles en sont aussi le signe précurseur du malheur par leur courte durée.

Plus que jamais mon unique souhait, celui qui hante le plus mon esprit, est de te voir de retour. Combien seul je me sens maintenant. Personne n'ose s'ennuyer d'un être secondaire comme l'est ton frère Jean. Pour les uns je ne suis pas assez chic, pour d'autres je ne leur conviens pas à ce qu'il paraît. Comme la vanité est passée au degré de la vertu, tout homme sans apparence est délaissé, méprisé. Je sais bien que si j'étais chic, élégant, je serais populaire. Tout le monde se ferait honneur de me parler. Seule tu t'échappes du groupe et tu n'as pas encore en honte de me considérer comme ton frère, tandis que mon frère Henri me montre parfois à ses amis comme voulant dire: «voici l'agrès [?] de frère que j'ai.» - Terribles sont ces paroles, mais excusables également je les reconnais. Il a raison. Je lui fais honte. Je ne conviens pas à personne. Voilà pourquoi seul comme un fauve traqué par des limiers, je me promène dans des milieux où les vivants ne se rencontrent pas. De tout temps la solitude fut le rempart des opprimés. Plus que cela, il me jalouse, lui mon frère, il me jalouse. S'il constate que mère fait plus pour moi que pour lui en considération de mes épreuves et de ma maladie surtout, il m'envie. Ah! malheureux que je suis. Tout le monde semble s'efforcer à me dépouiller de ce que j'ai de bon, et personne ne tente à m'enlever ma maladie et mes épreuves de toutes sortes. Mais toutes ces choses sont douces et agréables, quand on sait que la Providence saura rendre justice.

Je te remercie, aimable soeur, d'avoir pensé à moi par le trouble que cela a pu te causer dans la recherche d'un tonique capillaire. J'espère que l'effet sera merveilleux. Quoiqu'il arrive, je me résigne à mon sort. Cette conduite est la plus sage. Je me porte assez bien dans le présent. Je suis toujours faible et mes jambes me font souffrir par suite de leur défectuosité. J'ai le genou déplacé, et ma jambe portant avec peine le poids de mon corps tend à se courber. Si quelque merveille se trouve pour redresser la jambe difforme, fais-le moi savoir. Il n'est pas question d'orgueil, mais bien une question de nécessité; car si cette défectuosité augmente, je serai bientôt dans l'impossibilité de marcher. Je deviendrai infirme. Je sais qu'une opération remettrait ce désordre de ma jambe, mais il est certes d'autres moyens que celui-là.

Nous avons fêté le 80ième anniversaire de grand-père Beaulieu dimanche passé. Ce fut un succès. Ma tante Joséphine Mallette est venue nous rendre visite aujourd'hui même. Elle s'est habillé des pieds à la tête. Elle a un beau manteau de fourrure. Il y a plusieurs constructions nouvelles sur la côte. Purissima a la maladie du mariage. Maurice Désy s'est fait opérer pour l'appendicite ces jours derniers. Il est encore à l'hôpital. Lucien Rhodier a été gravement malade. Marguerite a un faible pour Jacques; elle a hâte qu'il revienne. Annette Mallette est venue en ville la semaine dernière. Elle a passé six jours. Lionel travaille toujours ferme.

Je constate qu'il est temps de clore cette lettre si je ne désire pas trop ennuyer une soeur, qui vit dans la réalisation de ses plus grands souhaits. Je comprends clairement, il ne faut pas que je devienne égoïste et que je nuise à ton bonheur. Sois heureuse, promène-toi à satiété et oublie qu'en Amérique vit un frère qui souvent regarde la mort comme la plus grande consolation à recevoir. Gonfle ton coeur de joie et sache profiter des beaux jours. Seul, résigné à tout, j'attends que la Providence vienne me chercher. Rien ne me sourit dans le moment. Parfois j'ai la faiblesse de me décourager et de mettre fin à ces jours néfastes par un poison violent. Seulement ce moyen me révolte et me fait horreur. Prie pour moi et beaucoup pour augmenter mon courage. La mesure est comble et ne cesse d'augmenter. Quelle dose d'énergie il faut à un homme pour avoir raison d'une lutte aussi opiniâtre! Mais il le faut, Dieu le veut, j'obéis. Sa volonté avant la mienne. Je sais qu'il ne m'abandonneras pas.

À ma soeur bien-aimée Jeanne,

Mille baisers.
Bonheur,
Santé.
D'un frère qui n'oublie pas,
Jean



Entrées dans son album:

Mademoiselle Beaulieu fascinée par l'attrait de Paris quittera Londres le 13 juillet, déclinant sans regret l'aimable invitation de leurs royales majestées...
Voilà qui n'est pas snob!!!

Document attaché:
Salle du Trocadéro; 18 novembre 1923
Programme: Palestrina; Da Vittoria; De Lasso; Marenzio: Motets, extraits de
messes; 4, 6 ou 6 voix

Document attaché:
Fiche d'abonnement
à la plus délicieuse revue qui soit: Conferencia Journal de l'Université des Annales

Document attaché:
Guide (carte du métro)
à travers Paris... gracieuseté de Monsieur le Docteur Desjardins...
Courtoisie de bons amis qui ont grandement contribué à me faire aimer Paris, comprendre son esprit... et envisager la vie sous un tout autre aspect,







Jacques Beaulieu
beajac@videotron
Révisé le 22 juillet 2019
Ce site a été visité 30684229 fois
depuis le 9 mai 2004