Lettre du 1er février 1902 | ||
Correspondance d'Émery Beaulieu à Attala MalletteLettre du 1er février 1902
N. B. Les lettres à folios multiples ont été reconstituées en tenant compte de leur position dans la liasse de papiers, de la couleur de l’encre, la dimension du papier et la suite dans le texte; l’ordre n’est pas toujours certain; aussi le début de chaque folio est clairement identifié, ainsi que sa place présumée dans la lettre: [Premier folio de deux pages 20 x 26 cm]
Montréal, 1er février 1902
À Mademoiselle Attala MalletteJe vous écris du fond de la bibliothèque de la faculté de droit: c’est vous dire que j’ai acquis une nouvelle dignité: celle de bibliothécaire; décidément je suis menacé de devenir un homme important; ce qui n’est pas synonyme d’homme heureux: car mon bonheur ne dépend pas des honneurs réels ou imaginaires que le Ciel et les hommes pourraient faire pleuvoir sur ma tête; mais uniquement de la plus ou moins grande somme d’amour que vous voudrez bien verser dans mon coeur. Vous devenez bien avare de tendres paroles sur votre correspondance ma chérie; est-il donc vrai que deux feuilles de papier suffisent pour décharger votre coeur de toute l’affection que vous dites y résider. Il n’est pourtant pas bien loin le temps où vos lettres avaient deux fois cette longueur. À votre avant-dernière lettre vous vous excusiez sur la fatigue de la journée; mais quant à la dernière, vous ne prenez même plus la peine de vous excuser; vous semblez bien convaincue d’avoir rempli parfaitement votre devoir envers votre Émery qui attend toujours avec tant d’impatience ces missives d’affection, qui les dévore avec tant d’avidité, qui en constate la brièveté toujours croissante, avec tant de tristesse. Était-ce votre veillée de dimanche qui vous avait causé une fatigue dont les effets se faisaient sentir encore mardi soir! Comme on s’amuse quand Émery n’est pas là pour nous supplier de ne pas trop nous fatiguer: quand son visage triste n’est pas là pour nous rappeler les promesses jurées! Ne dites pas, ne dites plus jamais que vous ne vous amusez pas sans moi; votre joie n’en est que plus exhubérante, votre danse que plus animée, votre sourire que plus séduisant! À quoi bon! À quoi bon! D’ailleurs, je sens que je n’ai plus le droit, ni la volonté de gronder. À travers les reproches que je serais tenté de vous adresser, mon affection se fraie un chemin. Ah! chérie, bien-aimée, je vous aime beaucoup, beaucoup. Je ne vous en veux pas; je ne crois pas que vous m’ayez oublié, même dans cette soirée de dimanche passé; je ne crois pas que vous ayez cédé à la tentation de faire de nouvelles conquêtes. Mais dites-moi, bien franchement, bien gentiment, n’avez-vous donc pas hâte d’être arrivé à samedi prochain, à 7 heures du soir, heure à laquelle je dois vous revoir enfin. «Oui» dites-vous, n’est-ce pas; et cependant rien [Deuxième folio de deux pages 20 x 26 cm] sur votre dernière lettre n’indique ce désir de votre coeur. Pas un seul «Venez me voir», pas d’expression de hâte, d’attente anxieuse: est-il donc vrai que vous trouvez mes visites trop rapprochées. Non! non! n’est-ce pas seulement vous n’aviez plus de place pour exprimer ces sentiments et vous ne vouliez pas entamé [sic] une autre feuille: vous vous êtes dit, «il faut bien que j’écrive; mais ce ne sera pas long». Et de fait ce n’était pas très long. N’empêche que je vais vous voir, samedi prochain le 8 courant à 7 heures du soir, plutôt à 7 heures moins le quart qu’à 7 heures cinq à moins que d’ici là vous ne m’écriviez que vous ne pouvez pas me recevoir: auquel cas je serai plus forcé de retarder ma visite. J’espère néanmoins que vous n’en ferez rien; car si vous ne vous ennuyez pas, petite sans coeur moi, je m’ennuie & je m’ennuie beaucoup et je m’ennuie sans cesse. Que j’ai hâte de revoir vos traits chéris; d’entendre votre voix bien-aimée me répéter de ces douces choses que vous savez si bien dire quand vous voulez être gentille, comme à la dernière veillée que nous avons passée ensemble. Serez-vous aussi aimable, aussi douce, aussi délicieuse samedi prochain; saurez-vous me faire oublier en un instant toutes les souffrances de l’ennui, toutes les angoisses de la séparation. Attala, Attala, savez-vous bien que je vous aime à la folie, que mon coeur ne peut plus se détacher de vous, que mon esprit ne peut que penser à vous. Comme je vous trouve supérieure à toutes les jeunes filles que je connais; quelles douceurs, quelles consolations j’attends de votre compagnie continuelle, de notre union, de notre vie commune. O! mon cher beau petit chérubin, je sens que vous êtes bien sincère quand vous me jurez de me rendre heureux à tout prix. Je vous crois, et je vous jure que vous aussi, bien-aimée, vous serez heureuse avec moi, si l’affection, la tendresse, les soins empressés de celui que vous voulez bien accepter pour compagnon de toute votre vie, suffisent pour vous rendre la vie agréable. O! les belles caresses dont je vous accablerai, o! les baisers ardents dont je vous dévorerai! Non! jamais femme n’a été plus choyée, plus adulée que vous ne le serez, ma charmante petite reine, par votre Émery, si prompt c’est vrai, mais en revanche si tendre, si aimant, si caressant, si sensible, o! si sensible qu’il pleure comme un pauvre fou, à la pensée d’avoir attrristée celle qu’il adore! Grand Dieu, c’est dimanche soir & ma lettre qui n’est pas encore partie; qu’allez-vous dire, qu’allez-vous penser? Que je ne vous aime pas? Non! ne proférez pas un tel blasphème! Que je veux me venger de votre retard? Vous me jugeriez bien mal, en entretenant une telle pensée. Vous savez bien & vous abusez de cette connaissance, que quelque soit ma colère, lorsque vous retardez à m’écrire, la seule vue de cette charmante petite écriture qui tant de fois a fait bondir mon coeur d’allégresse, suffit pour faire fondre mon mécontentement, pour transformer mes imprécations en tendres paroles, pour me faire croire que votre négligence n’est pas due à un refroidissement de votre amour, mais à des circonstances incontrôlables. Non, je n’ai pas voulu me venger; mais si vous voulez connaître la raison de mon retard, la voici: je me suis éveillé trop tard pour maller votre lettre samedi. Oui, samedi midi, je me suis jeté sur mon lit dans l’intention d’y rester quelques minutes; mais j’avais oublié que depuis plusieurs jours, je me couchais [Troisième folio de deux pages 20 x 26 cm] extrêmement tard; que dans l’avant-midi j’avais étudié; et écrit, pendant près de quatre heures; qu’enfin ma misérable tête me faisait souffrir depuis plusieurs jours; aussi, à peine couché, je me suis endormi, et j’ai dormi comme Alexandre, la veille d’une bataille; et je me suis réveillé, non pour remporter une victoire, mais juste pour voir le train qui part. Et maintenant, si vous m’aimiez, osez me gronder! Non! je sais que vous ne me gronderez pas; et cependant toute la journée, cette pensée que je n’avais pas écrit pour samedi, que vous aviez peut-être été désappointée, que vous m’accuseriez peut-être de négligence, d’oubli, m’a poursuivi comme un affreux cauchemar. C’est le propre de ma sotte sensibilité de sentir des remords, même pour mes fautes involontaires: je me reprochais comme un crime, le fait de n’avoir pu m’éveiller à temps. Que de fois, dans le cours de cette journée, n’ai-je pas essayé de me représenter ce que vous faisiez; tantôt je vous voyais à la messe; puis au retour de la messe, il me semblait vous entrevoir vaquant au diner, travaillant à ces mille petites choses que les femmes soigneuses trouvent toujours à faire dans la maison; puis vous vous êtes assise près de la fournaise, un livre à la main, dans une chaise berçante; puis au milieu de votre lecture, vous avez vu surgir l’image de l’ingrat qui ne vous avait pas écrit; vous l’avez accablé de reproches; mais bientôt, le mécontentement s’est changé en une vague inquiétude; «S’il était malade!... Mais non, c’est ridicule!» Et vous vous êtes de nouveau plongée dans la lecture... Mais où suis-je? Peut-être êtes-vous allée à quelque réunion joyeuse; peut-être avez-vous reçu quelqu’agréable visite; peut-être avez-vous dit; «Il ne veut pas m’écrire; qu’il s’arrange!» Ah! cruelle inquiétude! J’aimerais à croire que vous souffrez comme je souffre des retards mais quelle différence entre nos deux caractères; vous n’êtes pas prompte; moi je le suis hélas! vous êtes bien raisonnable, moi, je le suis si peu, chez vous la raison domine l’amour; chez moi l’amour règne sans contrôle; vous savez dissimuler vos sentiments, ma figure est un livre tout grand ouvert qu’on peut lire sans lunettes; vous aimez les bals, les réunions, les toilettes, l’éclat, le huit, la danse, la musique; moi j’aime ma chambre, mes livres, mon Attala; j’oublie volontiers qu’il faut faire un bout de toilette le diamnche; mon rêve serait un foyer tranquille, confortable & sans huit, où ma vie se dépenserait entre mes travaux & mes amours; entre mes livres & une compagne douce, joyeuse, affectueuse, affectueuse d’une affection infatigable, prévenante, caressante! C’est mon rêve, & les rêves sont bien rarement les précurseurs de la réalité. Ah! ma chère Bien-Aimée, je crains que l’austérité de ce tableau ne vous effraie! M’aimez-vous toujours; m’aimez-vous ainsi; êtes-vous toujours décidée à travailler à mon bonheur. Oh! dites, en un mot, voulez-vous être ma compagne, mon épouse adorée, chérie, caressée; voulez-vous que vous aime toujours d’un amour délirant; que je vous couvre de caresses dont vous ne [Quatrième folio de deux pages 20 x 26 cm] pouvez même pas vous représenter la douceur. Car mon coeur est riche en tendresse; au lieu de prodiguer son ardeur aux quatre vents du Ciel, au lieu de perdre sa force d’aimer dans des passions honteuses, il a thésaurisé, il s’est conservé pur; il s’est conservé digne d’aimer une jeune fille à l’âme blanche & pure, au coeur vierge, aux désirs innocents; digne d’être aimé d’une telle jeune fille, digne de prendre en main son bonheur, son avenir, tout son être. Aussi, lorsque je crus voir en vous cet idéal de mes rêves, je vous ai aimée, je vous aime passionnément, mais purement; je vous désire pour compagne; je vous supplie de me bien aimer, de m’être bien fidèle, bien sincère, bien dévouée; O! mon Attala chérie! où donc s’arrêtera mon amour pour vous! qui m’aidera à attendre patiemment, l’instant béni où vous serez à moi, pour la vie; qui hâtera ce jour si ardemment désiré! Ah! parfois, je crains que vous ne vous lassiez d’attendre et cette pensée m’accable. Que deviendrai-je, si après avoir un instant entrevu le bonheur, je le voyais s’éloigner de moi, sans retour; je le voyais passer entre les mains d’un autre! Ah! que Dieu me garde d’un tel malheur. O! ma Bien-Aimée; mon coeur est si profondément lié au vôtre; qu’il faudrait le déchirer pour l’en séparer & il en resterait toujours quelques lambeaux; mon âme est si intimement unie à la vôtre, que la désunir serait la tuer. «L’on n’aime qu’une seule fois dans la vie», avez-vous vous dit; je le répète après vous & je m’en convainc de plus en plus. Lorsque je plonge un regard investigateur dans mon passé, je vois surgir des figures que j’ai déjà aimées; mais à toutes je trouvais quelque chose à reprocher. Comment se fait-il donc qu’en vous je ne trouve que sujet d’amour & d’admiration. C’est que je crois fermement, mon Attala chérie, que Dieu nous a destinés l’un pour l’autre; qu’Il a fait votre âme soeur de la mienne, qu’Il a créé nos deux coeurs pour se compléter l’un l’autre. Puissé-je dire vrai : c’est mon plus grand désir. Ma Bien-Aimée Attala, pour me faire pardonner mon retard, je vous en ai écrit plus long que d’habitude; le pardon est donc accordé, je n’ose me flatter de recevoir un mot de vous d’ici à notre prochaine rencontre, le 8 courant, quoique la chose me serait bien agréable: cependant, si quelqu’empêchement surgissait à ma visite, veuillez m’en avertir; j’aime mieux attendre & vous voir tout à mon aise. Ainsi donc à samedi, hormis qu’il survienne quelqu’empêchement imprévu & que Dieu vous garde en bonne santé, O Mon Attala tant aimée, n’oubliez pas votre Émery; qui vous adore; mais aimez-le de plus en plus, toujours, sans jamais vous lasser. Quant à moi, je suis tout à vous,
Émery
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