Lettre du 18 février 1902 | ||
Correspondance d'Émery Beaulieu à Attala MalletteLettre du 18 février 1902
N. B. Les lettres à folios multiples ont été reconstituées en tenant compte de leur position dans la liasse de papiers, de la couleur de l’encre, la dimension du papier et la suite dans le texte; l’ordre n’est pas toujours certain; aussi le début de chaque folio est clairement identifié, ainsi que sa place présumée dans la lettre: [Premier folio de deux pages 20 x 26 cm]
Montréal, 18 février 1902
À Mademoiselle Attala MalletteOh! merci, mille fois merci de m’avoir écrit à temps; je ne sais vraiment pas ce que je serais devenu, si je n’avais reçu cette lettre samedi. Vous aviez dit: «Je n’aurai rien à faire le mercredi des cendres, je vous ferai une joyeuse surprise, je vous écrirai pour jeudi.» Et J’avais attendu cette messagère de bonheur jeudi, & je l’avais ardemment désirée vendredi, et samedi midi, à l’heure où je reçois d’habitude vos lettres, rien, rien! Mon Dieu, comment allais-je passer la journée du dimanche, cette pensée me donnait froid au coeur. Alors je pensai qu’il ne serait pas mauvais d’aller à confesse, que la prière me donnerait du courage; que si vous étiez malade, j’obtiendrais votre guérison, que si vous étiez tenté de m’abandonner, Marie pourrait peut-être ramener votre coeur inconsistant dans le sentier du devoir. J’allais à confesse & ma confession finie, je priai ardemment, avec larmes, pour votre santé, pour notre amour & tout bas j’ajoutai: «Mon Dieu, faites donc que je reçoive une lettre de mon Attala, lundi matin!» Vraiment j’étais plus courageux, je m’en retournai à ma chambre, sinon consolé, du moins résigné; mais lorsque sur ma table de travail, au milieu d’un monceau de paperasses couvertes de notes sur les droits civil, romain, commercial, maritime, criminel etc, j’aperçus cette enveloppe couverte de cette écriture féminine tant désirée; oh! ma joie devint délirante; l’ange du Seigneur m’apparaissant, ne m’aurait pas causé une plus grande joie. Oh! merci de toute l’affection répandue à profusion dans votre lettre; mon coeur en a tant besoin. Voyez, il y a plus d’une année que vous m’écrivez et la réception d’une lettre est encore un évènement, & jamais je ne brise le cachet de ces enveloppes, sans trembler de plaisir & aussi un peu d’appréhension. Dites, croyez-vous que mon coeur est de ceux qui se lassent d’être aimé, d’aimer, de se dévouer tout entier à ceux qu’il aime. Chère Attala, ma mignonne bien-aimée; vous me demandez si je suis content de mon Attala; eh! bien, laissez-moi vous l’avouer: je n’ai plus en vous cette entière confiance que j’avais en vous au retour de mon avant-dernier voyage; j’ai perdu cette tranquilité d’esprit qui me faisait envisager l’avenir avec assurance, comme si vous étiez déjà mon épouse; et ce coeur qui et tout plein de vous dont toutes les joies depuis plus d’une année sont venues de vous & dont toutes les angoisses vous ont [Deuxième folio de deux pages 20 x 26 cm] eu pour cause; ce coeur souffre affreusement parfois au souvenir des révélations que vous lui avez faites, à la pensée que vous allez peut-être le délaisser. C’est bien à Pâques, l’an passé que vous me juriez une fidélité inébranlable; c’est bien peu de temps après Pâques que je vous donnais cette bague, gage de l’union de nos deux coeurs, précurseur d’une alliance plus étroite encore. Et cependant, de votre propre bouche, je tiens l’aveu que durant tout l’été vous avez entretenu des relations suivies avec M. Mc. Gowan, que vous avez accepté sa cour, écouté ses propositions, hésité sur le parti à prendre entre lui & moi. Vous lui disiez que je ne venais que comme un ami; à moi, vous juriez que vous n’aimiez que moi; vous avez été sur le point de lui demander un gage d’affection: «J’allais, avez-vous dit, lui demander beaucoup.»; vous aviez donc pensé à ce que vous pourriez bien lui demander; la possiblité de lui donner votre coeur & votre amour vous était donc apparue. Quelles sont donc les raisons qui vous ont arrêté du moins apparemment, de vous livrer à lui? Je les tiens de votre bouche. C’est d’abord qu’il voulait tout de suite & avant de commencer sa cour régulière, faire renvoyer M. Beaulieu; or M. Beaulieu était un prétendant sérieux, & «on ne renvoie pas un prétendant sérieux, avant d’être sûr que son successeur ne sera pas moins sérieux»; c’est paraît-il, de bonne diplomatie féminine. Ensuite M. Mc. Gowan est parait-il trop prétentieux, & trop peu respectueux envers les dames. Enfin, M. Mc. Gowan ne plaisait pas à votre père. Mais dans l’énumération de ces motifs, vous n’avez même pas songé à celui qui selon moi, ne vous permettait même pas d’hésiter, à celui qui m’avait fait repousser sans hésitation les avances du même genre qui m’étaient faites dans le même temps, qui me sont renouvelées depuis mon retour: c’est que nous étions engagés l’un à l’autre. Vous portiez un gage de nos serments de fidélité & vous pesiez les avantages que vous pourriez retirer de votre infidélité. Et moi qui me fiait entièrement à vous. En supposant que vous ayez définitivement rompu avec M. Mc. Gowan; il n’en reste pas moins vrai qu’à chaque instant il peut survenir un jeune homme qui lui ne sera ni prétentieux ni irrespectueux & qui saura plaire à votre père, & dès lors, puisque vous considérez vos engagements, comme étant sans valeur, qui vous retiendra à moi? Personne; personne! Et je dois donc me tenir prêt à chaque jour, à dire adieu à mon bonheur, à toute ma joie. Ah! Attala, si vous saviez ce que je souffre en écrivant ces lignes, si vous voyiez les larmes qui s’échappent de mes yeux, vous comprendriez que c’est mal de tromper un pauvre jeune homme sans défiance, qui aime avec toute l’ardeur d’une âme qui n’a jamais été flétrie par des affections honteuses. Écoutez, ce n’est pas tout. J’en étais arrivé là de mes conclusions, par la seule interprétation de vos paroles, lorsque me survinrent des nouvelles de Ste Martine. Ces nouvelles portent que vous n’avez pas cessé d’avoir des relations avec M. Mc. Gowan; que l’amour de votre jeunesse subsiste toujours pour lui et que la seule raison [Troisième folio de deux pages 20 x 26 cm] qui vous empêchait de recevoir M. Mc. Gowan, c’était le déplaisir qu’en ressentirait votre père; mais qu’advenant votre majorité, rien ne pourra vous retenir dans votre inclination de vous donner à M. Mc. Gowan. Voilà ce qu’on dit couramment parmi les gens qui vous voient le plus souvent; et je ne puis m’empêcher de remarquer certaines corrélations entre ces dires et vos propres aveux. Mon Dieu! mon Dieu! qui croire? que faire? Ah! si je savais qu’il y eut quelque chose de vrai dans ces rapports, mon parti serait vite pris; oui; dussé-je en mourir, je n’irais pas vous imposer mon amour, appuyé sur l’autorité paternelle, je n’irais pas servir de jouet à toute une paroisse & de marche-pieds à M. Mc. Gowan pour lui permettre de chanter bien haut son triomphe & sa joie. Mais comment concilier ces nouvelles avec votre conduite à mon dernier voyage, avec votre dernière lettre si affectueuse, si tendre, si pleine de promesses séduisantes? Si du moins mon amour diminuait en proportion de ma confiance, je pourrais envisager froidement la perspective d’être abandonné de vous; mais il semble au contraire, qu’à mesure que je crains de vous perdre, mon coeur se cramponne plus désespérément au vôtre, se remplit davantage de votre amour, comprend mieux que sans votre tendresse, il n’est plus de joie possible pour lui. Attala, mon Attala, ma bien-aimée, à deux genoux, je vous conjure de mettre un terme à mes angoisses; je vous supplie, au nom de Dieu, au nom du profond attachement que je vous ai toujours témoigné et qui a dû mériter du moins votre estime, Attala chérie, je vous adjure au nom de votre mère à qui vous n’oseriez certainement pas mentir, de m'ouvrir votre coeur entièrement, de me dire la vérité tout entière, sans dissimulation, quelque dure qu’elle puisse être à entendre. Je veux tout savoir & c’est de vous seule que j’attends l’expression exacte de vos sentiments. Comprenez bien combien il serait indigne de me tromper perfidement, jusqu’au point où nous en sommes rendus; comprenez bien comment elle serait insensée la pitié qui vous empêcherait de me révéler vos sentiments, sous prétexte que vous craignez de briser mon coeur. Tôt ou tard, il en faudrait venir là; et chaque jour augmentant mon affection pour vous, n’en rendrait ma douleur que plus atroce. Qu’est-il besoin de vous assurer que vous n’auriez ni remontrances, ni reproches? Qu’ai-je besoin de vous dire que quelque soient les liens qui nous attachent l’un à l’autre, je vous en libérerais sans hésiter? Ah! je ne veux d’autres liens entre nos deux coeurs que l’amour le plus vif, le plus pur, le plus fidèle; et si je ne puis l’obtenir, je renonce au bonheur de vous posséder quoique ce bonheur soit ma vie. O! Attala, Attala, comme je vous aime, comme je suis malheureux à la pensée que je pourrais vous perdre. Mais qu’importe, soyez franche, je vous en conjure. Voulez-vous me permettre une dernière prière: écrivez-moi le plus tôt possible, je vous en prie; si ce n’est par amour, que ce soit par pitié, je souffre tant! Si j’osais, je vous prierais de m’écrire dès ce soir; mais du moins, écrivez-moi demain; ne dites pas non, il n’est pas de pire supplice que celui d’attendre ainsi sa condamnation ou sa joie suprême. Écrivez-moi, de grâce, écrivez-moi. Et maintenant quoiqu’il advienne, laissez-moi vous dire que je vous chéris de toute mon âme, que je vous aime comme nul ne saura jamais vous aimer; que mon coeur vous appartient toujours, que mon bonheur est entre vos mains. Hélas! me faudra-t-il donc renoncer au rêve tant caressé de vous posséder pour épouse chérie? Ah! Attala si vous saviez les soins que j’avais juré d’apporter à votre bonheur, avec quelle ardeur j’aurais travaillé à vous constituer un foyer selon votre coeur, à modeler mon caractère selon vos désirs. Attala, ma bien-aimée, je vous jure devant Dieu que je vous aime à la folie & que si vous voulez m’aimer, toute ma vie sera consacrée à votre félicité. Écrivez-moi. Écrivez-moi, vous savez ce que je souffre. Je ne puis garder l’argent que vous m’avez envoyé; je vous la rendrai au prochain voyage, si une nouvelle visite m’est accordé, sinon je vous l’enverrai par malle.
Votre Émery qui vous aime toujours
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