Lettre du 16 mars 1902 | ||
Lettre du 16 mars 1902
N. B. Les lettres à folios multiples ont été reconstituées en tenant compte de leur position dans la liasse de papiers, de la couleur de l’encre, la dimension du papier et la suite dans le texte; l’ordre n’est pas toujours certain; aussi le début de chaque folio est clairement identifié, ainsi que sa place présumée dans la lettre: [Premier folio de deux pages 20 x 26 cm]
Montréal, 16 mars 1902
À Mademoiselle Attala MalletteJe vous découvre deux gros défauts dans une même lettr : voilà qui n’est pas mal pour ma toute petite que je croyais sans défaut; d’abord, vous êtes une superstitieuse, vous faites tirer votre horoscope & vous voilà toute joyeuse parce qu’on vous a affirmé que votre époux sera un grand homme: Heureux celui que vous choisirez pour époux, ma bien-aimée, puisqu’avec le trésor de votre coeur, vous lui apporterez l’assurance d’une brillante carrière. En second lieu, vous êtes d’une ambition terrifiante; vous ne rêvez rien moins que de vous asseoir au cénacle de ces demi-dieux qui constituent l’élite de la société. De sorte qu’à vos yeux, comme aux yeux de la plupart des femmes d’ailleurs, un mari n’est un meuble utile qu’en autant qu’il veut bien servir de piedestal à sa petite femme, pour lui permettre de se jucher bien haut, bien au pinacle des honneurs; et de ces hauteurs où vous voyez déjà rendue, vous êtes presque tentée de considérer avec dédain les petites gens comme un certain M. Beaulieu qui désire tout bêtement un petit coin de terre, bâti d’une petite maisonnette, blanche, tranquille & retirée, dont le seul ornement serait une petie femme, vive, enjouée & caressante. Qui eut jamais deviné tant d’ambition derrière ces jolis yeux bleus, calmes comme un lac de la Suisse. Oui! je me souviens avoir dit que mon idéal consistait dans un foyer paisible, loin des applaudissements & des vains bruits de la gloire. Cependant, vous connaitriez mal votre Émery, si vous ne le croyez pas capable de se complaire dans les bas-fonds de la société. Je n’ai pas oublié la parole de mon vieux professeur me disant que je devais, dès le début de mes études légales, prendre comme point de mire le banc de la magistrature & me répéter souvent qu’à tout prix je devais en gravir les degrés. Oui, j’ai au coeur la suprême ambition de me frayer une route dans les chemins de la vie; je veux arriver à faire quelque chose & je suis soutenu dans cette pensée, non pas tant par le désir d’une vaine gloriole, que par l’espoir que je pourrai me rendre d’autant plus utile à mon [Deuxième folio de deux pages 20 x 26 cm] pays, à ma religion, que je serai plus élevé parmi les hommes. Plus l’exemple part de haut, plus il est puissant. Mais ce que j’ai voulu dire, ce que je répète encore, ce que nul au monde ne pourra m’empêcher de penser, c’est qu’entre une vie illustre, sans paix intérieure, sans affection, sans amour, & une vie sans gloire, au milieu d’une famille aimante & caressante, je n’hésiterais pas un instant & je choisirais ce dernier genre de vie. Or, que voyons-nous hélas! o! mon Attala bien-aimée, ma chérie, au milieu de ces gens lustrés, dorés, pomponnés, la corruption, la débauche la plus raffinée, le mépris le plus effronté de la fidélité conjugale. Je n’ai encore levé qu’un coin du voile de soie qui couvre nos grandes familles & ce que j’ai vu est désespérant. Il semble que l’élite & la lie de la nation se rencontrent sur ce terrain commun du vice le plus abject, le plus révoltant. Ah! s’il nous était donné de lire au fonds des coeurs de nos hommes publics, que de ruines de bonheur, d’espérance déçues nous y trouverions; s’il nous était donné de mettre à jour l’âme des grandes dames ornées de soies & de dentelles, comme elles nous paraîtraient abjectes ces épouses déshonorées, ces mères sans coeur. Et l’on s’étonne que parfois, rompant le décorum qui cache toutes ces turpitudes, un malheureux époux fasse un jour un scandale, assaille l’homme qu’il rencontre avec sa femme, comme la chose s’est faite il y a quelques jours, en pleine rue Ste Catherine, à la sortie d’un théâtre de gens d’élite. Le nom de cette femme & de ce mari, je le pourrais écrire, il est connu d'un certain nombre du moins. Cette femme est la fille d'un de nos professeurs à l'université Laval; cette femme est mariée depuis dix mois & séparée depuis huit. Pourtant son père est un homme éminemment respectable, un des membres les plus distingués du barreau, syndic de la corporation des avocats de Montréal etc & l’on ne peut certainement dans le cas actuel, dire: «Tel père, telle fille»; mais peut-être, qu’en scrutant un peu, on se trouverait simplement justifié de dire: «Telle mère, telle fille!» Comprenez-vous maintenant pourquoi je rêve une vie paisible? Croyez-vous qu’avec un coeur affectueux, tendre & caressant comme le mien, si je ne me trouvais pas un foyer tout chaud d’affection, une femme aux bras caressants, aux lèvres avides & prodigues de baisers, au coeur toujours jeune, ardent, affectueux. Non! non! ce n’est pas le plaisir de m’entendre appeler «Votre Honneur ou votre Seigneurie» qui me vaudrait le bonheur d’un baiser de mon épouse adorée; ce n’est pas un titre de ministre qui me consolerait de la perte de ma tranquillité, de ma confiance, en mon épouse. «Mais, direz-vous, les deux peuvent aller ensemble!» Je l’ai cru jadis, à dix-huit ans, à l’âge où tout le monde vous apparaît bon & généreux ou les femmes surtout vous paraissent si pures, si nobles, si angéliques. Mais depuis lors, j’en ai tant vu de ces anges se couper de leurs propres mains, leurs ailes d’innocence, se vautrer dans la fange, que je suis [Troisième folio de deux pages 20 x 26 cm] devenu un peu sceptique. Et voilà pourquoi, o! mon Attala chérie, ma bien-aimée, votre Émery ne court pas, ne courra probablement pas après les honneurs. Si vous alliez m’aimer moins, si vous alliez laisser la froideur glacer peu-à-peu votre coeur, si pur maintenant, si bon, si généreux. O! mon ange adorée, si une pareille chose arrivait, plus jamais, jamais je ne pourrais goûter un instant de repos, un instant de bonheur. C’est auprès de vous, c’est dans vos bras, c’est sur votre coeur & là seulement que je puis être heureux; non! non! jamais je n’irai chercher ailleurs qu’au foyer mon bonheur, le repos à mes travaux à mes études. Oh! mon Attala, comme il me faudra d’amour, de caresses, de baisers en retour de l’amour immense, de la fidélité inviolable que je vous apporterai. Mon Attala, si je vous aime tant, si je prie avec autant d’ardeur Marie, notre Mère, de m’accorder la grâce insigne de vous posséder un jour, c’est que je suis intimement convaincu que vous êtes bonne, chaste, que vous serez épouse fidèle, aimante, oh! oui, bien aimante, bien affectueuse. Ah! mon Dieu, mon Dieu, que je brûle du désir de vous posséder enfin, à moi; quelle joie lorsque pour la première fois, je vous prendrai sur mes genoux, en vous appelant ma petite femme chérie, mon épouse adorée. Il ne se passe pas de jours sans que cette pensée ne vienne me consoler, m’encourager & me reposer, plus de cinquante fois. Encore quinze jours sans vous voir! hélas! que je m’ennuie; mon coeur est réellement malade, de tristesse, de dégoût. Hélas! hélas! mon amour me fait sentir chaque jour plus péniblement combien elle est triste, cette vie toujours loin de vous; chaque jour mon affection se fortifie, s’enflamme, & en même temps devient plus inquiète. Croiriez-vous que depuis samedi. mon esprit s’est tourmenté continuellement pour trouver la raison qui vous empêche de me recevoir, dans l’après-midi du jour de Pâques. Êtes-vous engagée, attendez-vous quelqu’un, deux visites vous suffisent-elles maintenant, tout comme deux feuilles vous suffisent pour m’exprimer tout votre amour? Ou bien dois-je conclure que votre père a moins confiance en moi que par le passé? Je souffre, je me tourmente, j’ai peur d’apprendre quelque mauvaise nouvelle & Pâques est devenu presqu’un épouvantail pour moi qui l’avait tant désiré; Ah! Attala, c’est bien insensé de vous aimer ainsi. De grâce, ne me ménagez pas une nouvelle douleur à Pâques, anniversaire de nos serments d’amour. Écrivez-moi, chérie de mon âme; rassurez votre pauvre petit Émery si déraisonnable à force de vous aimer, si effrayé à la seule pensée qu’il pourrait surgir une nouvelle difficulté entre nous. J’ai peur, ma bien-aimée, j’ai peur, de recevoir une blessure au coeur, je crois que j’ai des pressentiments : Tenez, ... la cloche qui tinte lugubrement au clocher de St. Jacques. Mon Dieu! mon Dieu, si mon Attala était malade, au moment où j’écris; si elle ... mais non! ... ellle de m’abandonnera pas. Ma bien-aimée, mon ange chérie, je ne puis pas vous dire tout mon amour, toute ma tendresse! Mon Dieu, si demain était le jour de notre union! quelle délire, quel bonheur! Mais bien des jours, doivent passer encore, jour de calamité, jour de désolation. M’écrirez-vous bientôt? Oui, n’est-ce pas; aidez-moi à supporter l’affreux ennui qui me torture: Ah! si vous éprouviez un peu de cet ennui, vous ne vous feriez pas prier pour m’écrire: ce serait un besoin de votre âme, & votre plume aurait le courage d’entamer une cinquième page; mais vous ne souffrez pas comme votre pauvre Émery, vous avez une bonne amie pour vous distraire & que sais-je encore; tandis que moi, je suis si seul, mon Dieu, si seul; sans même quelqu’un à qui je puisse parler de vous, qui puisse me réconforter, m’encourager. Attala, Attala, je vous en supplie, aimez-moi bien, aimez-moi de toute votre âme, de toutes vos forces; moi je vous aime plus que je puis dire, je vous aime de plus en plus, chaque jour; & chaque jour j’ai de plus en plus hâte, de vous posséder à moi seul; ma chère petite Attala, ma chère petite femme. Surtout, surtout, n’allez pas prendre comme un doute sur votre compte, ce que j’ai écrit au commencement de votre lettre; vous savez que je vous confie tout ce qui remplit mon coeur; ce n’est qu’un épanchement du coeur & non un avertissement. Vous savez que je vous aime trop, pour douter de vous,
Émery
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