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Le texte qui suit est un commentaire par le père Jacques Cousineau, S.J., du texte Orientations nouvelles de la pensée sociale, par Maurice TREMBLAY, professeur, département de science politique, Université Laval (1953) qui a été publié dans Essais sur le Québec contemporain. Essays on Contemporary Quebec. Édités par Jean-Charles Falardeau. Symposium du Centenaire de l'Université Laval, chapitre IX, pp. 193-215. Québec: Les Presses de l'Université Laval.

Le texte complet, article et commentaires, est disponible en ligne en format pdf à l'adresse donnée plus haut. Le texte qui suit, lui, ne reproduit que les commentaires du père Cousineau sur l'article original et constitue les pages 24 à 31 de la version pdf en ligne.



COMMENTAIRES

Jacques COUSINEAU, s.j.

L'exposé de M. Maurice Tremblay mérite les plus vifs éloges. L'auteur a bien décrit la constante, que j'appellerais primordiale, de la pensée sociale du Canada français traditionnel: la vocation paysanne, dont il a magnifiquement établi les origines historiques et montré les aboutissants institutionnels. Après quoi il a analysé avec subtilité, en sociologue, la réaction de cette mentalité canadienne-française de type plutôt rural à l'invasion industrielle, telle qu'elle s'exprimait à un moment que j'établirais aux environs de 1939, avant la deuxième grande guerre. Enfin, pour expliquer cette réaction, il est remonté aux sources: caractère français, philosophie catholique de la vie, idéologie nationaliste. Et il nous laisse en pleine crise de la pensée sociale.

Je devine que l'auteur, ayant disposé tous les éléments d'un jugement, a voulu laisser à la discussion le soin de déterminer le sens de l'orientation nouvelle de la pensée sociale dans notre milieu. Pour ma part, j'aimerais soumettre immédiatement deux remarques qui me permettront de prolonger la synthèse de M. Tremblay, tout en suggérant deux légères corrections en vue d'un jugement définitif. Ces remarques portent sur les tendances sociales exprimées par notre clergé et sur notre syndicalisme depuis environ dix ans, comme des signes certains d'une orientation nouvelle, à la fois ferme et décisive, de la pensée sociale canadienne-française.

On ne peut nier le rôle important du clergé dans la pensée sociale de notre pays, surtout s'il s'agit de la hiérarchie, dont l'attitude est primordiale dans une société aussi autoritaire que la nôtre. Cette attitude a été exprimée dans un document publié en 1950 et que j'estime capital: la Lettre pastorale collective sur le problème ouvrier. Aucun document canadien-français n'a eu autant d'importance sociale, aucun n'aura la même influence. Son édition originale de 100,000 exemplaires a été vendue et il était déjà, il y a deux ans et demi, traduit en quatre langues. Il a été loué partout dans le monde comme un grand document social et la Sacrée Congrégation du Concile en a félicité les auteurs, geste rarissime dans les annales ecclésiastiques. Or, si l'on tient compte de la façon dont ce genre de document s'écrit, on peut dire que cette Lettre est un aboutissement, tout comme le fut l'encyclique Rerum Novarum. Tous savent que Rerum Novarum, paru en 1891, fut le résultat de recherche de pensée et de poursuite d'action de la part de divers groupements, comme l'Union de Fribourg, et de nombreuses personnalités qu'on a appelées les «Catholiques sociaux». Le génial Pape Léon XIII, à un moment donné, a codifié ces idées dans cette grande charte du Travail, pierre de base de la pensée sociale occidentale contemporaine. Le mouvement existait qui fut pour lors comme consacré et élevé à la dignité de norme universelle.

Il en fut ainsi au Canada français. Il existe dans le clergé canadien-français, surtout depuis les années 1940 et suivantes, un mouvement social puissant qui s'est d'abord exprimé dans ce qu'on appelle les «Journées sacerdotales d'études sociales» où, chaque année, tous les prêtres ayant des préoccupations sociales se réunissaient. En 1944, ils étaient au nombre de soixante. À Sherbrooke, en avril 1952, ils étaient déjà 130. Ces prêtres sont d'ordinaire envoyés par leur évêque ou viennent d'associations économico-sociales dont ils sont les conseillers, des mouvements d'action catholique dont ils sont les aumôniers, enfin des universités ou institutions d'enseignement secondaire où ils dispensent la lumière sociale. Ces «Journées sacerdotales d'études sociales», encouragées par la hiérarchie, ont éventuellement donné naissance à ce qu'on appelle la «Commission sacerdotale d'études sociales» qui a eu, vers les années 1948-49, un certain retentissement par ses interventions opportunes et efficaces. Tous ces prêtres travaillaient alors en milieu urbain; depuis quelques années, se sont joints à eux, heureusement, les prêtres travaillant dans le milieu rural. Le but fondamental de cette activité sacerdotale n'a cessé d'être la réalisation de l'unité de pensée pour une meilleure harmonie de l'apostolat. C'est de cette recherche d'une unité progressive de pensée dans l'adaptation au milieu, c'est de l'élaboration de cette pensée sacerdotale mise au point, ordonnée et codifiée par des évêques avertis, qu'est finalement sortie la Lettre sur le problème ouvrier.

Cette Lettre révèle une attitude nouvelle de la part de la hiérarchie catholique au Canada français. M. Tremblay résume ainsi l'attitude d'autrefois: «L'Église canadienne-française, toujours dans la perspective de son âge d'or d'après la conquête qui demeure sa grande nostalgie, ne se résignera pas davantage à l'urbanisation rapide du Québec depuis le début de ce siècle...» Or au paragraphe 84 de la Lettre, je vois que les évêques renversent leur politique de cent cinquante ans. C'est en ce sens que ce document est capital dans l'histoire sociale du Canada français. Voici ce paragraphe, qui se donne comme la conclusion de la deuxième partie, plus doctrinale: «Par le respect des valeurs religieuses et familiales, par une saine orientation des loisirs et une juste conception du travail, par une meilleure organisation du travail sur les plans de l'entreprise, de la profession et de l'économie nationale, s'établira au pays un régime économique et social conforme à la doctrine de l'Église, en somme une condition ouvrière chrétienne qui corresponde sur un autre plan à ce qui fut autrefois notre civilisation agricole. Comme c'est encore le cas pour la partie de nos fidèles qui vivent en milieu rural, l'ouvrier sentira qu'il a sa place dans la société. Il ne sera pas un homme sans attaches, un déraciné, un ignoré. Il sera fier de lui-même, parce qu'en réfléchissant sur lui-même et sur la noblesse de son travail, il aura découvert qu'il a une véritable vocation en ce monde; il fera alliance avec cette vocation, il aimera sa vie d'ouvrier ...(7)»

À mon humble avis, nos évêques, dans cette Lettre, appellent les Canadiens français à une vocation non plus seulement paysanne mais intégrale, urbaine et rurale. La preuve péremptoire en est fournie au paragraphe 37: «C'est notre devoir de regarder le problème ouvrier dans le plan de Dieu. Si la vie ouvrière des villes, dans les conditions où elle s'est développée dans le passé, s'est montrée moins saine et moins protectrice des valeurs humaines que la vie rurale, il ne faudrait pas croire qu'elle est nécessairement meurtrière des âmes... Le milieu ouvrier et industriel peut être sanctificateur.(8)» Ces paroles manifestent, dans l'évolution de la pensée sociale au Canada français, un tournant essentiel. L'Église, par ses pasteurs, veut que les chefs chrétiens laïques se mettent à l'oeuvre pour incarner dans des institutions nouvelles le message permanent du Christ, - ce qu'ils sont en train de faire.

Mais déjà, je touche à un second point, l'évolution du syndicalisme. L'on s'étonne que le syndicalisme catholique soit vigoureux depuis quelques années; il applique les directives de l'Église enseignante. Notre syndicalisme, - que l'on me permette ce raccourci d'histoire - a d'abord été aussi national que catholique: il a été une réaction « anti », non pas anti-anglaise, mais anti-domination extérieure et anti-mentalité d'affaires. Notre syndicalisme, en effet, dans plusieurs régions de la province de Québec, est né avec la protection des Anglo-canadiens ou des Américains industriels. Ceux qui s'intéressent à l'histoire des mouvements sociaux devraient analyser pourquoi les Canadiens français, à la fin du XIXe siècle, ont été beaucoup plus favorables aux Chevaliers du Travail qu'à la Fédération américaine du Travail, au point d'être les derniers à faire partie de ces Knights of Labour alors pratiquement disparus des États-Unis et du Canada anglais. Aussi les Canadiens français sont-ils restés fidèles à cette tradition où il y avait beaucoup plus de mystique et de doctrine que dans le syndicalisme purement d'affaires de l'A.F. of L. Comment s'étonner qu'au Lac-Saint-Jean, où a commencé le syndicalisme, et ailleurs, la réaction vigoureuse se soit faite contre une mainmise sur les hommes? Les Canadiens français se sont résignés à ce que les Anglo-Canadiens aient la mainmise sur les richesses; ils n'ont jamais accepté la mainmise sur eux-mêmes, sur leur vie sociale. Toute notre histoire depuis cent cinquante ans le révèle. Quoi qu'il en soit, plutôt que d'accepter une mainmise extérieure, ils ont d'abord accepté des «unions de compagnies», car il faut bien reconnaître que la majorité des premiers syndicats nationaux catholiques furent pratiquement des unions de compagnies, favorisées par les industriels qui ne voulaient pas du syndicalisme d'outre-frontière.

J'ai assisté à l'évolution de ce syndicalisme original, notamment dans un endroit caractéristique qui est sous plus d'un aspect intéressant parce que maintenant bien connu: à Asbestos. J'ai connu là un syndicat qui ressemblait fort à une union de compagnie. Avant de prendre une décision, l'on consultait le curé, ami des dirigeants de la compagnie. Le syndicat devait d'ailleurs son existence à une tractation clérico-patronale. Je l'ai connu alors que la cotisation mensuelle était de vingt-cinq sous. Mais voici que les chefs syndicalistes se sont peu à peu révélés et formés dans l'action. En fait, les unions de compagnies sont des «jeux dangereux» pour les compagnies, parce que le goût de l'union ou du syndicalisme s'y développe et que les ouvriers prennent, peu à peu de la compétence. S'ils ont de l'étoffe et le sens de l'honneur, ils prennent de l'indépendance et du prestige. Aussi dans la province de Québec, les unions de compagnie de ce genre, doctrinales et sincères, établies un peu partout, se sont graduellement transformées, puis associées aux fédérations authentiques et solides.

Il me reste, en vue de ma conclusion, à marquer deux principaux tournants de l'histoire de notre syndicalisme catholique. Le premier débuta en 1941-42 par une vaste attaque des unions internationales contre le syndicalisme national. Un certain Robert Haddow, reconnu depuis comme communiste, avait pris la tête de ce mouvement dangereux et puissant et voulait effacer dans notre province le syndicalisme catholique. La réaction fut alors profonde: on était au temps du plébiscite sur la conscription. Elle se manifesta surtout au Lac-Saint-Jean et à Sorel. L'enquête Prévost avait révélé que la compagnie Price Brothers n'accepterait pas les Syndicats catholiques à moins qu'ils changent leur nom ou leurs principes, en somme, à condition qu'ils acceptent les non-Catholiques comme les autres. Après consultation entre autorités religieuses et syndicales, la politique des syndicats de Montréal se généralisa dans la province: les non-Catholiques furent reçus sur un pied d'égalité, mais la confessionnalité de principe fut maintenue, c'est-à-dire l'adhésion collective aux principes de la doctrine sociale de l »Église. À partir de ce moment, qui coïncida avec la mise en vigueur de la «Loi des relations ouvrières» de 1944, autre conséquence de cette même enquête au Lac-Saint-Jean, le mouvement syndical connut une étonnante prospérité.

Le deuxième tournant se prit à l'apparition d'un projet de loi qui s'est appelé le «Bill numéro 5», qui voulait établir dans la province un Code du travail. Depuis quelques années, le clergé avait entrepris l'éducation des chefs syndicalistes qui enfin avaient l'occasion de se révéler. Ils se sont affirmés en instituant un «cartel» entre les confédérations syndicales de juridictions divergentes: Congrès des métiers du Canada, Congrès canadien du Travail et C.T.C.C.

J'explique ainsi l'importance de l'événement en me référant à l'histoire de notre pays. Au temps de Louis-Joseph Papineau, les Canadiens français se sont politiquement organisés seuls pour faire la réaction. Papineau, dont ce fut la vocation, au dire des historiens, de faire l'éducation politique des Canadiens français, laissa derrière lui une équipe d'hommes qui pouvaient mener la lutte avec vigueur et compétence, s'associer aux Anglo-Canadiens sans être absorbés. C'est ce qui permit à Lafontaine de prendre la tète du mouvement de réforme et de constituer un cartel qui fut le ministère Lafontaine-Baldwin. Enfin commençait en politique la collaboration avec les Anglo-Canadiens, mais une collaboration dans l'égalité, la dignité, la reconnaissance des droits mutuels et dans la revendication d'un progrès politique commun: ce fut bientôt la conquête de la responsabilité ministérielle. Or, ce qui s'est réalisé sur le plan politique de 1841-1848 s'est réalisé ici sur le plan social en 1949. Le monde ouvrier canadien-français n'ayant pas encore été éduqué sur le plan social et économique et n'ayant pas suffisamment de chefs, ne s'était pas risqué à collaborer avec les Anglo-Canadiens parce que dans cette collaboration son syndicalisme propre aurait été écrasé. Quand il eut des chefs en nombre et de taille et quand ses cadres furent solides, il a de lui-même offert sa collaboration aux autres organisations ouvrières de la province de Québec. Ce fut le fameux cartel qui a modifié les relations entre les organisations ouvrières du pays et la structure même des relations patronales-ouvrières, au point d'en inquiéter aujourd'hui plusieurs qui réfléchissent dans le passé. Depuis ce moment-là les conquêtes s'accumulent: le dynamisme de nos organisations ouvrières est aujourd'hui un fait dans la province de Québec.

Je conclus. Le phénomène remarquable est que nous avons actuellement dans la province de Québec un cartel de syndicats ouvriers, signe que les Canadiens français sur le plan social ne limitent pas leur horizon à leur nationalité et à leur province. Ce cartel correspond au cartel des patrons qui, depuis longtemps, s'associent par delà les barrières de province ou de nationalité. Considérons la grève qui s'est déroulée au printemps de 1952 à Montréal. Elle constitue une synthèse frappante de toutes les conséquences de l'évolution industrielle depuis 10 ans: un patron canadien-français, très nationaliste, se fait aider par des patrons non-canadiens-français, pour soutenir une grève d'un syndicat national catholique, qui a commencé comme «union de compagnie» et qui est maintenant épaulé par des organisations ouvrières non-catholiques. Cet événement est typique de l'évolution de notre pensée sociale.

Je veux terminer sur une note optimiste, contrairement à M. Tremblay, peut-être trop pessimiste. Je suis convaincu qu'un milieu qui a créé des institutions comme celle dont je viens de décrire l'évolution est bien vivant. Nous avons eu, dans le domaine politique, un homme qui nous a précisé une doctrine: ce fut Henri Bourassa. Cette doctrine s'est aujourd'hui imposée au Canada tout entier. Elle est celle de tous les nationalistes canadiens et de tous les hommes politiques contemporains de quelque valeur. C'est une doctrine, comme l'a très justement remarqué M. Mason Wade, à base d'indépendance nationale. Nous avons eu, dans le domaine culturel, une pensée qui s'est organisée avec de plus en plus de cohérence: ce fut l'oeuvre de MM. Groulx et Montpetit. Nous avons enfin, dans le domaine économico-social, un homme qui nous a donné une pensée riche dans ses sources, forte dans ses cadres et adaptée dans sa méthode, c'est M. Esdras Minville. Aussi, notre monde social, en particulier notre monde syndical ouvrier, s'avance-t-il vers l'avenir avec plus de confiance, parce que ses chefs, conscients de leur force et de leur responsabilité, possèdent une doctrine sûre et claire qu'ils savent incarner dans la réalité.

Jacques COUSINEAU, s.j.




Notes:

7 Le problème ouvrier en regard de la doctrine sociale de l'Église, Lettre pastorale collective de Leurs Excellences Nosseigneurs les archevêques et évêques de la province civile (le Québec; dans la collection «Les documents sociaux», série: Chrétienté d'aujourd'hui, publiée par le Service extérieur d'éducation sociale, Faculté des Sciences sociales, Université Laval, Québec; p. 32.

8 Op. cit., p. 13.





Jacques Beaulieu
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