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Lettre du 21 janvier 1901

Correspondance d'Émery Beaulieu à Attala Mallette

Lettre du 21 janvier 1901



N. B. Les lettres à folios multiples ont été reconstituées en tenant compte de leur position dans la liasse de papiers, de la couleur de l’encre, la dimension du papier et la suite dans le texte; l’ordre n’est pas toujours certain; aussi le début de chaque folio est clairement identifié, ainsi que sa place présumée dans la lettre:


[Premier folio de 4 pages 13 x 21 cm]
Montréal, 21 janvier, 1901

À Mademoiselle Attala Mallette

Ma toute Aimable,

Vous savez sans doute que je ne suis pas allé à Ste Martine, mercredi passé; mais ce que vous ne savez pas, c'est le désappointement, la douleur véritable et profonde que j'ai éprouvée de ne pouvoir me rendre à votre invitation, ainsi qu'à celle de mes cousines.

Songez que j'étais décidé d'y aller, j'étais toiletté, brossé, prêt en un mot; je n'attendais que le beau temps, la cessation de la pluie torrentielle qui tombait, tombait toujours, désespérante. Combien de fois ne suis-je pas allé à la fenêtre, guettant une éclaircie! Je vous avoue même que j'y serais certainement allé, si j'avais été sûr, que la pluie ne serait pas pour vous un empêchement; mais je me figurais le désappointement que j'aurais éprouvé de me trouver là, au milieu de ce banquet, sans vous à mes côtés, ou du moins à la même table.

J'aurais tant voulu vous donner cette preuve d'amitié que vous m'aviez demandée! Vers les quatre heures, comme je me rendais à la fenêtre, pour la centième fois, j'ai cru que le beau temps voulait revenir. Immédiatement, je téléphone pour demander l'heure exacte: «Quatre heures moins cinq!» Trop tard! Je m'assis et me mis à relire votre lettre! Si vous aviez seulement vu ma figure, à ce moment, vous auriez compris bien des choses qui vous auraient, je crois, fait plaisir. Puis à la veillée, maintes fois, au milieu de mes études, une image passait dans mon imagination, - la vôtre, chère Amie - et je me demandais «Que fait-elle? À qui pense-t-elle? Avec qui danse-t-elle? À qui prodigue-t-elle ses sourires, ses rergards chargés d'affection?»

Je l'ai su plus tard, je l'ai su avant-hier. Enfin!, aujourd'hui encore que tout est bien fini, je ne puis penser sans amertume, au bonheur dont j'ai été privé!

Cependant, sur un point, j'ai été rassuré. J'avais craint que mon absence ne gatât un peu, un tout petit peu, votre joie. Je me rappelais que vous m'aviez dit de vous-même, que si je n'étais pas là, vous ne danseriez pas du tout; et que j'avais dû employer mon éloquence, pour vous faire changer d'idée; et alors j'en concluais innocemment que vous seriez affectée de mon absence, que peut-être, vous verrait-on sérieuse par instants, pensant à celui qui n'avait pas pu venir. Illusions! chimères! présomptions!

Vous avez passé une délicieuse soirée, vous n'avez pas manqué une danse. Accompagnée de mon cousin, vous avez prodigué toutes les grâces de votre esprit à votre compagnie; nul n'a vu un nuage passé sur votre beau front, nul n'a entendu un soupir sortir de votre poitrine; nul n'a vu une... une... larme sortir de vos beaux yeux.

Entre la soirée chez mon oncle Joseph où j'étais, et celle chez mon oncle Pierre où je n'étais pas, il n'y a eu qu'une seule différence: c'est que chez mon oncle Pierre, vous avez été plus gaie, plus à l'aise, plus souriante, plus charmante.

Telles sont les nouvelles que j'ai reçues de Ste Martine, et ces nouvelles ne font que corroborer ce que j'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles.

Je me souviens de vos longs entretiens avec mon cousin; et de votre silence obstiné avec moi; je me souviens des dire de tous les assistants vous désignant comme «la blonde de Treffle»; et votre bonsoir à votre «beau-père», l'avez-vous oublié, ma bien-aimée?

Vous aviez des raisons pour être soucieuse, avez-vous dit? Je les trouve, moi, bien plus frivoles que vous le croyez.

Et maintenant un point, c'est tout.

J'ai trop ruminé ces choses dans mon esprit, depuis quelques jours, pour ne pas vous les dire; maintenant qu'elles sont dites, je me sens comme soulagé d'un grand poids.

Dimanche passé, je suis allé en soirée, chez Mademoiselle Labelle. [deuxième folio de 4 pages 13 x 21 cm] On s'est assez bien amusé, en général. Quant à moi, on a remarqué que je n'avais pas ma joyeuse humeur ordinaire: inutile de vous en énumérer les raisons. Je fais mention de cette soirée, parce que j'y ai rencontré deux de vos concitoyennes; les demoiselles Hébert. On y a dansé, mais je ne vous avais pas pour compagnie, et le résultat de cette absence n'a pas été un surcroît de plaisir comme chez vous, en avait produit la mienne, dans une circonstance analogue.

Trève aux discours de bal et de soirée. Je ne suis pas allé à Ste Martine, mercredi passé, donc je vous dois une visite. Quand la voulez-vous?

Décidez, gentille reine, vos désirs seront des ordres dès qu'ils ne se heurteront pas à une impossibilité réelle. Mais seulement, fixez un jour dont la plus grande partie ne me sera pas enlevée par vos «amis». Je voudrais y aller un samedi, prendre une veillée avec vous, ce samedi soir; et le lendemain dimanche, il y aurait peut-être moyen d'arranger un petit diner chez mon oncle Bergevin, ou n'importe quoi, qui me permettrait de vous voir le plus possible, de vous parler, de me mettre sous l'impression, pour un jour, que vous ne pensez qu'à moi, que les «autres» n'existent pas pour vous, quand je suis à vos côtés.

Si tout s'arrangeait ainsi, je serais à jamais consolé de mon souper perdu: car si les soupers ont du bon, ils ont aussi un mauvais côté, que vous ne sentez peut-être pas, vous, mais qui m'impressionne vivement, pour ma part.

N'est-ce pas qu'il vous est bien indifférent de me voir danser avec une autre? Eh! bien, croiriez-vous que cela ne m'est pas indifférent, croiriez que tout en reconnaissant combien ce sentiment est insensé, je ne puis vous voir ainsi; dans les bras d'un autre, sans éprouver un malaise, un serrement de coeur; quelque chose d'indéfinissable qui me fait souhaiter la fin de la danse.

Croyez-vous maintenant que je vous aime; vous croyez-vous délaissée, abandonnée, comme quelques-uns voudraient vous le faire croire. En ai-je assez dit? Que voulez-vous que j'ajoute? Parlez, parlez!

Nos examens sont remis à lundi prochain, pour l'oral: je me recommande à vos prières.

Pour ce qui est des examens oraux, j'ai eu le résultat, ces jours derniers, et j'ai lieu d'en être satisfait; pour une bonne part, j'attribue ces succès à vos prières.

Continuez de prier; et veuillez penser à moi, souvent, n'est-ce pas; et j'oserai ajouter une dernière supplication: «Aimez-moi!»

Votre ami bien sincère,
Émery








Jacques Beaulieu
beajac@videotron
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